CULTURE- MUSIQUE- MOHAMED BAHAZ
© Abdelkrim
Mekfouldji /El Moudjahid, lundi 26 octobre 2020
Il est l’auteur des percussions musicales pour le film « la Bataille
d’Alger ». Il a l’art de réanimer le fond africain qui meuble les
profondeurs de notre Moi collectif.
Mohamed Bahaz, c’est la magie d’une musique qui vient des fonds des âges.
Né en 1942 à Blida, en pleine seconde
guerre mondiale, Mohamed Bahaz n’oublie point ses origines africaines de par
une grand-mère sénégalaise et un grand-père venu du Mali, tout comme ammi
Belkheir s’amenant du Mali avec khalti Mebrouka et installant la zaouia des
Bambara. Ce sont eux qui marieront le père à Bahaz, lequel était né présumé en
1929. C’est un richard de la région de Ghardaïa où le père avait travaillé qui
leur donnera le patronyme de Bahaz. La maman viendra travailler dans l’usine de
tabac des Bencherchali à Blida, pas trop loin de Douirette où l’enfant Bahaz
verra le jour il y a près de 80 printemps. Ces hommes de la tribu des Bambara
migreront vers Alger où ils auront à travailler dans les services de
nettoiement de la ville.
La musique gnawa, genre et instruments —kerkabou et guembri— fut répandue dans
la région du Sahara algérien, notamment à Adrar, Béchar et Ghardaïa, venant du
Mali, du Maroc, du lointain Soudan. Ces sons et ces percussions berceront
l’enfance puis la jeunesse de Mohamed qui saura ensuite devenir un excellent
percussionniste. Il jouera au fil du temps en compagnie d’un orchestre où les
qraqeb (castagnettes en métal) et un gros tambour,
le guembri dont il en joue comme maâlem (le maître) pour guider
lors des fêtes propres à la communauté wesfane (noirs d’Afrique)
la transe des adeptes, lors de rituels établis dans le temps en
nocturne et appelés lila mêlant la fête (danse koyyou) et l'action
thérapeutique (mlouk). Celle-ci est supposée permettre d'évacuer les divers
maux dont souffre l'adepte concerné. Des archives montrent le maâlem Mohamed
Bahaz entrant en transe en présence du public. «J’aime le rythme des gnawa, la
percussion, et mon père l’aimait et en jouait ! C’est un système de frappe
original et qui vous prend dans les minutes, quand ce ne sont pas les secondes
qui suivent le début de l’écoute», avance fièrement Bahaz. Il soulignera qu’il
avait acheté une fois expressément des chaînes auxquelles il s’était attaché
pour jouer comme les esclaves enchaînés, ses ascendants de la lointaine Guinée.
«Mettre son cerveau en ébullition et son corps en déséquilibre» comme il a été
rapporté dans le documentaire de 45 mn de Dominique Devigne, réalisé en 2019.
Denis Martinez, compagnon de Mohamed Bahaz depuis la fin des années soixante, s’interroge
sur la non-prise en charge de cet artiste authentique par la société, par les
autorités, par le mouvement associatif. L’ancrage du patrimoine gnawa dans la
société algérienne, véhiculé par Bahaz, semble ignoré dans la société de Blida,
tournée désormais vers des intérêts plus lucratifs ! Le réveil sera violent,
dur, emportant les âmes comme un tsunami culturel vidé. Pourtant, cet homme et
sa famille sont nés dans la cité populaire du quartier Douirette, un lieu dont
se revendiquent les familles autochtones. Ces familles ont cependant tendance à
ignorer l’apport des Bahaz au soutien spirituel durant la guerre d’Algérie,
durant les veilles difficiles de la décennie noire. «h’ram, la yadjouz,
chayatine» sont des expressions qui reviennent à l’évocation du gnawi, des
processions vers Sidi El Kebir, ancêtre protecteur de la ville, les archives
des années quarante et cinquante faisant foi, pour la «wa’ada» et le sacrifice
d’un taureau.
Les personnes âgées vous évoqueront les Bambara, khalti Mebrouka et ammi
Belkheir, venus du lointain Mali et qui sont à l’origine de l’installation de
la zaouia, mariant nombre de «ouesfane». Mohamed Bahaz se mariera en 1957, eut
son premier enfant en 1958 à l’âge de 16 ans et des triplés à 17 ans le 28
avril 1959, à Blida. «Je fus à la Une du journal ‘’Le Tell’’, un journal de
Blida», a-t-il déclaré. Il aime à dire qu’il fut circoncis également à Blida, à
Douirette, revendiquant sa part de «blidéen». Il avait été scolarisé à l’école
Beauprêtre, aujourd’hui Larbi-Tebessi, puis travaillera comme garçon boulanger
chez madame Thomas, à la rue du Bey, puis chez Azzedine Dekkiche, toujours dans
la même rue, qui l’emmenait travailler des fois dans sa boulangerie de Miliana
et une autre à Montpensier, cité Ben Boulaïd actuellement.
Bahaz sera repéré par Gilles Pontecorvo et ses associés pour l’enregistrement
de la musique de «La Bataille d’Alger», puis recruté dans la troupe du TNA et
il fit partie de l’orchestre de Haddad Djillali, avec Fadila Dziria, Fatiha
Berber, Boualem Titichi, Mohamed Battiti et Rabha et Ghalia, Djida, Mohamed
Lamari, Mohamed Oujdi, Mustapha Hafsaoui; un groupe formidable. Mohamed Boudia,
en 1966, organisa un train culturel à destination de Chlef, puis chaque groupe
sera monté dans un bus «touristique» pour cheminer à travers le vaste
territoire de l’Algérie. L’artiste signalera que l’école de Chorégraphie de
Bordj el Kiffan» fit appel à lui par le biais d’un chorégraphe bulgare :
«je fus appelé avec Younès Lakehal, ammi Belhadj et Ahmed Tergui. On a aidé le
Bulgare à préparer la danse des Touareg et celle de Baba Salem; une danse
rituelle qui ne pouvait être jouée au ralenti comme il le voulait. Il ne
connaissait rien au rythme algérien et voulait nous imposer sa vision des
choses, alors que nous avions nos propres chorégraphes.»
Au fil des années, et notamment grâce à l’apport du plasticien Denis Martinez,
Mohamed Bahaz participera avec sa troupe à nombre de festivals populaires, et
en France lors de l’année de l’Algérie, à Paris en 2003, en compagnie de Djamel
Djerfaoui puis à Amiens et ensuite à La Friche de la Belle de mai avec
l’association «Jonctions» et à Marseille : «Nous étions de tous les
regroupements, de toutes les musiques, et la population locale et des régions
nous suivait, nous posait des questions, était emballée par le rythme.» La
procession organisée vers Sidi El Kebir avec des étudiants des Beaux-arts
d’Alger et d’Aix-en-Provence en 2005, en présence de Noureddine Saâdi, Emile
Temine, Dalila Morsly et tant d’autres artistes : Le thème «Enracinement
et résistance», choisi par Denis Martinez, s’adaptait et s’adapterait toujours
à la jeunesse locale, dépourvue de repères. «J’étais sorti des taureaux et des
b’khor, je suis allé vers les percussions jusqu’à arriver à enregistrer les
sons des abeilles dans des fermes en France, sur incitation de Denis». Avec ce
dernier, nous avons été à Mostaganem où un bulldozer sera décoré par six
étudiants. L’art impulsif de Martinez fera que nous fûmes montés dans la benne,
moi avec mon guembri et nous sillonnâmes les artères de la ville. Ça ne
s’oublie pas !
Aujourd’hui, en 2020, l’artiste, le maâlem gnawi Bahaz Mohamed est atteint par
la cécité mais ses oreilles refusent d’abdiquer. Il habite avec sa petite
famille sur les hauteurs de Blida, à Mimèche, et rares sont les personnes qui
viennent lui rendre visite. À petit feu, le maâlem se retire de la scène
artistique…
Depuis le confinement au mois de mars, aucun centime n’est parvenu à cet homme
digne. Il possède sa carte ONDA, on lui avait organisé un hommage à Alger en
2019 puis plus rien !