HISTOIRE- ETRANGER- ITALIE /REVOLUTION
ALGERIENNE
L'Italie et la Révolution
algérienne
©Par Ali Chérif Deroua/Le Soir d’Algérie, dimanche 25/10/2020
Cher lecteur,
Avant d'entamer l'écriture de cette contribution, j'aimerais vous donner un
conseil à retenir en politique : les relations entre les pays dépendent des
intérêts réciproques et ne sont jamais exempts de ce postulat.
Ce conseil ne diminue en rien la position de ce pays ou d'un quelconque pays
qui nous a aidés durant notre guerre de libération.
Il faut aussi reconstituer le contexte de l'époque.
Le 1er Novembre 1954, la France était du côté des vainqueurs de la Seconde
Guerre mondiale 1939-1945. Elle était aussi membre de l'Organisation des
Nations unies; elle était membre du Conseil de sécurité.
Ironie de l'histoire, l'Italie n'est devenue membre des Nations unies que le 14
décembre 1955, date à laquelle la demande de discussion de la question
algérienne a été retirée(1), donc une décennie après la France.
Entretemps, les deux pays étaient membres de l'Otan.
Le 25 mars 1957, les deux pays signent, avec d'autres pays européens, à Rome,
les deux plus importants traités de l'époque : le premier crée l'Euratom et le
second la Communauté économique européenne (CEE), ancêtre de l'Union
européenne.
Donc, à tort ou à raison, l'Italie considère qu'elle «joue dans la cour les
grands», ce que, à mon humble avis, la France ne peut tolérer.
D'autant plus que l'Italie, à défaut de soutenir l'agression tripartite de
l'Égypte en novembre 1956, était plutôt neutre pour ne pas dire contre.
C'est dans un tel contexte que la guerre d'Algérie place l'Italie devant un
dilemme ou du moins dans une situation délicate : avoir de bonnes relations
avec la France tout en étant sensible à la Révolution algérienne.
Avec l'arrivée de De Gaulle au pouvoir, en juin 1958, mal vue en Italie, les
relations se crispent malgré ou à cause de sa première rencontre, le 7 août
1958, avec Amintore Fanfani, chef du gouvernement italien en visite officielle
à Paris. Président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, secrétaire
général de la démocratie chrétienne, Fanfani est déjà considéré très proche de
la Révolution algérienne. Au lecteur de se faire sa propre idée de ce qui a dû
se dire ou se passer durant leur rencontre.
L'année 1958 a été de loin la plus mauvaise dans les relations entre les deux
en ce temps-là.
Les raisons en sont multiples. Pour ma part, j'en retiendrai trois.
1- Le rôle de Tayeb Boulahrouf, connu en Italie sous
le nom de Pablo
Qui est Tayeb Boulahrouf ?
Ce natif de Oued Zenati (Guelma) le 9 avril 1923, est un militant du PPA/MTLD
avec un parcours de militant nationaliste remarquable .Taïeb Boulahrouf est issu d’une famille originaire de Constantine. À l’âge de 15 ans, il commence à vendre le
journal « El Ouma » du PPA, ce qui lui a valu d’être renvoyé de l’école. Et lorsque la guerre d'Algérie éclate, il réorganise avec Ahmed Djelloul les
cellules du parti à Annaba et Guelma. Il organise les
manifestations du 1er mai 1945 à Bône/Annaba. Arrêté, il
bénéficie de l’amnistie de mars 1946. Il devient alors un responsable
important dans l’organisation du PPA-MTLD sous les ordres de Mohamed Belouizad.
À
l’occasion des élections d’avril 1948 à l’Assemblée algérienne, il est de
nouveau arrêté. À sa libération, il est affecté en Oranie. Appréhendé une fois
de plus en avril 1950 lors de la découverte de l’Organisation Spéciale (OS), il est
libéré un an après. En août 1951, il entre au comité central avant de
devenir en 1952 membre du comité directeur de la délégation permanente du MTLD en France. Il
milite ensuite au sein du Front de libération nationale (FLN) en France
avant d’être représentant du GPRA à Rome en 1958.
Parlant parfaitement l'italien depuis son plus jeune âge (à Annaba du temps de
la France, les pieds noirs parlaient plus italien que français), il s'est
intégré très facilement à la société italienne. Avec des qualités indéniables
telles que sa modestie, son côté affable, sa discrétion, son engagement, son
savoir-faire, il ne pouvait que réussir sa mission de représentant de la
Révolution algérienne à Rome. Bénéficiant de l'hospitalité officielle de
l'ambassade de Tunisie à Rome, il a pu se faire un carnet d'adresses, et quel
carnet ! Il a aussi bénéficié de l'amitié et de la complicité de l'ambassadeur
de Tunisie qui était ni plus ni moins que Habib Bourguiba junior, le propre et
unique fils du président Bourguiba. Membre du comité central du PPA/MTLD, il
était politiquement «outillé» pour promouvoir la lutte de libération du
pays.
Avec de pareils atouts, il était devenu l'ennemi public de la France, de son
ambassadeur Gaston Palewski (Compagnon de la libération de De Gaulle) et des
services français. Pablo a conquis la confiance et le cœur de milliers
d'Italiens dont les plus illustres furent le président Giovanni Gronchi, le
chef du gouvernement Amitore Fanfani, le patron de l'ENI, Enrico Mattei,
plusieurs ministres et responsables de partis italiens, entre autres. Son aura,
son talent et le danger qu'il représentait pour la France étaient tels que les
services français avaient décidé de le liquider. Ils ont déposé une bombe
devant son domicile à Montesacro, le 5 juillet 1959.
Au lieu que ce soit lui qui en soit la victime, le destin en a décidé
autrement.
Deux enfants italiens de moins de dix ans, qui jouaient dans les parages, en
seront les victimes : Rolando Rovai mort sur-le-champ et Paolo Paladino fut
gravement blessé.
Tayeb Boulahrouf a été aussi la personne
qui a permis d'organiser les premiers contacts en Suisse entre la France et le
FLN. Il a organisé, avec Charles Henri Favrod, la rencontre entre Claude Chayet
et Saad Dahleb, prélude aux négociations d'Évian dont il a été l'un des
principaux négociateurs. En 1960, il joue un rôle important dans la mise sur pied du relais
suisse entre le GPRA et la France. Il participe également avec Ahmed Boumendjel aux rencontres de Lucerne et de Neuchâtel en février 1961, puis aux négociations
d’Évian I-Lugrin et Évian II.
Avant lui et surtout avec lui, Rome était devenu le carrefour et
un passage apprécié et appréciable de la majorité des responsables de la
Révolution en mission soit en Europe, soit entre Le Caire, Tunis ou Rabat.
Après l’Indépendance, il sera ambassadeur dans
plusieurs pays (Rome, Lima, Bucarest, Buenos Aires, La Paz, Lisbonne) .
« Durant sa mission à Buenos Aires, la
façade de la représentation diplomatique algérienne sera la cible de rafales de
mitraillettes «tirées par des inconnus», selon les autorités argentines de
l’époque. La raison de cet attentat, qui sonnait comme un avertissement à la
veille de la Coupe du monde de 1978, est à chercher dans les contacts et les
prises de position de Tayeb Boulahrouf avec l’opposition à la dictature
de Videla. Une
opposition qui bénéficiait des largesses du diplomate algérien qui distribuait
des passeports algériens aux opposants argentins pour quitter l’enfer de la
junte militaire. Le vent de la démocratie latino-américaine de la fin des années
1980 lui donna raison.
Tayeb Boulahrouf décèdera le 26 juin 2005 à Alger.
2- La Conférence de Florence
A cette Conférence ont assisté le président Gronchi, Fanfani, chef du
gouvernement, le prince héritier du Maroc, futur roi du Maroc, Hassan II,
plusieurs personnalités étrangères et surtout françaises telles que Jacques
Berque, Charles-0ndré Julien, Louis Massignon et Pierre Dreyfus-Schmidt, député
maire de Belfort.
Il y avait aussi la présence de Me Ahmed Boumendjel qui avait quitté la France
dès que le scandale de l'aéroport d'Orly a éclaté(2) après l'arrestation et
l'expulsion de Me Abdelmadjid Chaker, avocat des 5 leaders algériens
emprisonnés à la Santé, membre et directeur du bureau politique du Néo-Destour.
Durant ce colloque, Fanfani fait un discours dont voici une partie du contenu :
«Je prie chacun des participants de rapporter dans sa patrie, à ses propres
chefs et concitoyens, l'écho vivace de la volonté de paix qui anime le
gouvernement et le peuple italien, et le témoignage de la constante recherche
que nous faisons des occasions et des moyens d'étendre l'ère de la prospérité
et de la liberté dans le monde entier, en premier lieu sur les terres qui,
comme les nôtres, sont baignées par la Méditerranée.»
Quoi de plus explicite que cette déclaration qui fait mal à la France.
C'est au tour de La Pira, maire de Florence, organisateur de ce colloque, de
critiquer la répression menée par la France en Algérie, finissant son
intervention par : «Eh bien, la situation en Algérie peut-elle durer encore
ainsi ? Les solutions militaires n'ont aucun sens. Il faudrait des solutions
politiques claires.»
Me Boumendjel fit un discours remarquable sur l'évolution de la Revolution
algérienne en concluant : «Pour l'Algérie et les Algériens, l'indépendance de
notre patrie s'inscrit dans un processus historique inéluctable ; nous sommes
étonnés et surpris que d'aucuns trouvent étrange cette si naturelle
revendication.»
La messe est dite. La France vient de perdre sa première bataille diplomatique.
Cette conférence ou plutôt son succès a poussé les autorités françaises via
l'AFP, relayée par certains journaux, à pondre un événement, intox ou
manipulation pour le moins saugrenu. Il donne une idée exacte du désarroi des
dirigeants français qui voulaient par tous les moyens cacher cette cuisante
défaite politique par une dépêche fallacieuse de l'AFP.
L'AFP invente une dépêche relatant l'interdiction d'entrée à Rome de Ferhat
Abbas et son refoulement vers Le Caire après avoir passé la nuit à l'aéoroport.
Cette dépêche a été relayée par le Monde du 13 octobre 1958(3) qui écrit :
«Rome 10 octobre 1958. Ferhat Abbas s'est vu refuser, dimanche soir,
l'autorisation de se rendre à Rome pour la nuit. Venant de Tunis et se
dirigeant vers Le Caire, le leader nationaliste était arrivé à l'aérodrome de
Rome Ciampino, où Habib Bourguiba Junior, ambassadeur de Tunisie en Italie, et
des représentants des ambassades du Maroc et de la République arabe unie
étaient venus l'acceuillir. Mais la police italienne lui a refusé l'entrée et
l'a prié de demeurer dans la salle d'attente réservée aux personnalités
jusqu'au moment où il pourrait prendre l'avion pour Le Caire.
Selon certaines informations, la police de l'aéroport a déclaré au président du
GPRA que son passeport n'était pas en règle. Un visa de transit lui a été
refusé.»
Ferhat Abbas, nouvellement désigné président du GPRA le 18 septembre 1958, se
trouvait au Caire à cette date.
Voici son programme de sortie d'Égypte sur les 6 mois qui ont suivi sa
désignation, soit jusqu'à la fin mars 1959.
23 au 29 novembre 1958, visite au Maroc où il est reçu par le roi Mohamed
V le 25 novembre.
30 novembre au 15 janvier, il séjourne à Montreux, Suisse. Pour ce
voyage, il a transité directement à l'aller et au retour par la Suisse.
Retour au Caire 15 janvier 1959.
Recu par Nasser les 2 et 11 février 1959.
Le 12 février, il est reçu par le roi Idriss de Libye à Benghazi et y séjourne
jusqu'au 18 février.
Le 6 mars, il est en Arabie saoudite; il est reçu par le roi Saoud le 8 mars
1959.
Le 21 mars, il est à Tunis où il sera reçu par le président Bourguiba le 22
mars ; il sera retour au Caire le 31 mars.
Donc ce passage, ce blocage et ce refoulement ne sont qu'une invention de
l'esprit (fake news), le moins que l'on puisse dire.
Malheureusement, ce mensonge a été repris et répercuté jusqu'à ce jour par
plusieurs auteurs, historiens, analystes... sans s'assurer de l'authenticité de
l'information véhiculée. Bonjour les dégâts !
3- Le rôle et le soutien d'Enrico Mattei
Qui est Enrico Mattei ?
Ayant marqué l'histoire de son pays comme l'une des personnalités les plus
influentes de son époque, il me paraît mieux indiqué de citer deux témoignages
de journalistes et de journaux de renom. Le premier est la une du Times
Magazine le lendemain de son accident d'avion : «Enrico Mattei est l'homme le
plus puissant qu'ait connu l'Italie depuis César Auguste.»
Le second est le portrait dressé par l'un des plus grands journalistes
italiens, Giorgio Valentino Bocca, rédacteur en chef de la Repubblica : «Qui
est Enrico Mattei ? Un aventurier, un grand patriote, un homme imprévisible,
indéfini, capable de charme chaleureux ou de grande fureur, généreux mais avec
une mémoire d'éléphant pour les offenses subies, qui sait pénétrer et se faire
admettre dans tous les milieux, capable d'utiliser l'argent, mais sans se
servir et sans en profiter lui-même. Tel est Mattei.»
Mattei, en tant que président§directeur général de l'ENI, en tant qu'ancien
opposant au fascisme de Mussolini, l’ancien maquisard progressiste était déjà
acquis à la Révolution algérienne avant sa rencontre fortuite, le 17 décembre
1958, avec Saad Dahleb, lors d'un voyage Pékin-Moscou et surtout leur transit
forcé à Omsk, en Russie, où leur avion a été bloqué durant 3 nuits à cause des
conditions météorologiques difficiles.
Cette escale leur a permis de sympathiser et de devenir amis et complices. Saad
Dahleb faisait partie de la première délégation algérienne en visite officielle
du GPRA en Chine composée de Benyoucef Benkhedda, Mahmoud Cherif et Saad Dahleb.
Décrire Dahleb demanderait des pages entières. Mais une de ses réponses
boutades suffirait à le jauger. De retour au Caire, il rencontre son ami et
compagnon de lutte Abdelhakim Hussein Bencheikh, membre du comité central du
PPA/MTLD qui lui demande des nouvelles sur cette mission. La réponse de Saad
m'avait estomaqué : «Cette délégation était composée de trois responsables. Il
y avait deux chefs et un soldat.»
Le 5 mars 1959, Mattei, accompagné de César Gavotti, responsable département
étranger à l'ENI, et Egidio Egidi, conseiller, de passage au Caire, rencontre
son ami Dahleb auquel il a téléphoné la veille, accompagné par un certain Ali
Chérif Deroua.
Mattei, qui avait introduit avec l'Iran un nouveau concept de partenariat dans
le domaine pétrolier en 1952 (75% Iran, 25% ENI), devenait un danger pour les
sept sœurs qui monopolisaient l'exploitation et la commercialisation du pétrole
(Anglo Persian Oil Company, Gulf Oil, Royal Dustch Shell, Standard Oil of
California, Standard Oil of New Jersey, Standard Oil of New York et Texaco). Il
était devenu un ennemi des intérêts français en Algérie et sa société ENI un
futur et potentiel concurrent de ces mêmes intérêts. Il était incontestablement
l'un des inconditionnels militants italiens de la Révolution algérienne. Repose
en paix Enrico, l'Algérie ne t'oubliera jamais.
Malgré sa mort dans un accident d'avion, sujet à différentes interprétations,
Mattei a été le précurseur et l'architecte des excellentes relations entre
l'Algérie et l'Italie. Le seul fait que le gazoduc reliant les deux pays porte
le nom d'Enrico Mattei en est la preuve la plus éclatante.
A. C. D.
(1) Contribution parue dans le Soir
d'Algérie
(2) Contribution parue dans le Soir d'Algérie du 11 octobre 2020
(3) Le Monde du 13 octobre 1958
Le prochain article portera sur le déclenchement du 1er Novembre 1954.