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CRITIQUES
En finir avec l'indice «Doing Business»
©par Jayati Ghosh*, Le Quotidien
d’Oran, samedi 17/10/2020
NEW DELHI - L'indice Doing Business de la Banque
mondiale prête à suspicion depuis sa création, en 2003, tant pour ce qui
concerne sa conception que sa mise en œuvre ; mais les économistes
traditionnels n'en font que depuis peu la critique. Si l'on doit se réjouir que
la Banque ait récemment reconnu certains problèmes, l'indice a d'ores et déjà
causé d'immenses dommages dans les pays en développement, et il devrait être
abandonné.
La Banque a déjà été contrainte de suspendre sa publication, en raison
d'«irrégularités» dans ses données. Le dernier tollé suscité concerne une
manipulation pure et simple des chiffres. Il semble que les données de quatre
pays - Azerbaïdjan, Chine, Arabie saoudite et Émirats arabes unis - aient été
modifiées de façon inappropriée, au moins pour 2017 et 2019 (affectant par
conséquent les rapports Doing Business de 2018 et de 2020). D'autres
irrégularités pourraient être survenues. La Banque a entamé une «revue
systématique» des cinq dernières années de données, lancé un audit indépendant
sur la méthode et s'est engagée à corriger les données des pays les plus
affectés.
Mais c'est une question mineure comparée aux autres inquiétudes que soulève
l'indice. En 2018, Paul Romer, alors économiste en chef de la Banque s'est fait
l'écho de quelques-unes d'entre elles dans une critique cinglante de l'outil.
Selon Romer, la plupart des changements intervenus au cours des quatre années
précédentes résultaient de modifications méthodologiques accordant un poids
plus important à l'orientation politique des gouvernements nationaux.
Romer avait notamment déclaré que les données du Chili semblaient avoir été
manipulées afin de montrer que l'environnement des entreprises s'était dégradé
dans le pays lorsqu'il avait été gouverné à gauche. Au classement général, le
Chili a oscillé de la 25e à la 57e place, entre 2006 et 2017, sous les
présidences alternées de la socialiste Michelle Bachelet [2006-2010 et
2014-2018] et du conservateur Sebastián Piñera [2010-2014 - puis, depuis,
2018].
Pendant les mandats de Bachelet, le Chili ne cessait de chuter au classement,
tandis qu'il ne cessait d'y grimper sous celui de Piñera. Romer a même présenté
ses «excuses personnelles au Chili et à tout autre pays dont nous avons donné
une image faussée». Il a laissé entendre que la Banque avait manipulé les
classements du pays pour des raisons politiques, mais a été ensuite contraint
de se rétracter, pour démissionner de ses fonctions deux semaines plus tard.
Justin Sandefur et Divyanshi Wadhwa, du Centre pour le développement mondial
(Center for Global Development), ont comparé les classements officiels de Doing
Business avec leurs propres évaluations pour les années allant de 2006 à 2018,
fondées sur un échantillon constant de pays et sur une méthodologie solide. Ils
ont montré que la dégringolade du Chili dans le classement au cours des
présidences Bachelet et sa remontée lorsque Piñera était en fonctions résultait
entièrement d'un bricolage méthodologique. La législation et les pratiques
n'avaient guère changé.
Comme toujours lorsqu'il est question de comparer les pays, les lecteurs de
Doing Business s'intéressent au classement, bien plus qu'à la valeur de
l'indice, et la position des uns et des autres génère chaque année un flux
médiatique considérable. Certains chercheurs estiment (à tort) que les
classements fournissent un indicateur du soutien public à l'investissement
privé. En conséquence de quoi les gouvernements rivalisent pour les meilleures
places, dans l'espoir d'attirer plus d'investissements privés et de renforcer
chez eux leur crédibilité.
Les décideurs politiques ont parfois recouru à des stratagèmes désespérés (mais
efficaces) pour déjouer le système. Ceux qui ont reçu le plus de publicité sont
les remaniements à la marge de la réglementation par le gouvernement indien
afin d'améliorer le rang du pays dans l'indice, et qui ont permis à l'Inde de
passer du 142e rang en 2015 au 63e en 2020.
Mais là encore, La remontée de l'Inde au classement repose largement sur des
ajustements méthodologiques, et sur des changements déterminés par de légères
différences dans les notes obtenues par des pays aux performances similaires.
Paradoxalement, la position de l'Inde s'est améliorée, alors même que son taux
d'investissement (en proportion de son PIB) n'a cessé de décroître, passant de
40 % en 2010 aux environs de 30 % en 2019.
Comment, dans ces deux cas, l'indice Doing Business a-t-il pu se tromper à ce
point ? Certes, de violents conflits d'intérêts peuvent potentiellement surgir
lorsque la Banque calcule l'indice, que ce soit en raison des penchants
idéologiques de l'équipe de direction ou de la volonté d'amadouer de grands
pays, importants sur le plan financier. Mais le problème majeur de l'indice est
sa conception, qui est fondamentalement biaisée.
L'indice est censé mesurer la qualité globale de l'environnement des
entreprises dans chaque pays, mais il ne prend en compte que la régulation par
la puissance publique (à l'exception de l'indicateur d'imposition, qui calcule
l'impôt en proportion du bénéfice brut). Il laisse de côté certaines
réglementations affectant les entreprises, notamment ce qui concerne les règles
financières et environnementales ou la propriété intellectuelle. De manière
plus significative, il ne mesure pas tous les aspects de l'écosystème des
entreprises, qui comptent pourtant aux yeux des sociétés et des investisseurs,
qu'il s'agisse de la situation et de la politique macroéconomiques, de
l'emploi, de la criminalité, de la corruption, de la stabilité politique, de la
consommation, des inégalités ou de la pauvreté.
En outre, il s'intéresse exclusivement à la «facilité» d'entreprendre et aux
coûts de la régulation pour les sociétés. Il ne prend pas en considération les
avantages de cette régulation ni ne se préoccupe de savoir si elles créent un
meilleur environnement global pour les entreprises. De même, Doing Business ne
voit dans les impôts qu'un coût, et non la source de recettes qui peuvent
contribuer à offrir d'importants avantages économiques, notamment une
infrastructure moderne et une main-d'œuvre bien formée.
L'orientation globale de Doing Business est donc antiréglementaire : moins un
pays est régulé, mieux il est classé dans l'indice. L'importance prise par le
taux d'imposition dans les indicateurs structurels est si choquante que deux
évaluations indépendantes commandées par la Banque mondiale ont recommandé de
l'exclure.
Comme le font remarquer Isabel Ortiz et Leo Baunach, l'indice «fragilise le
progrès social et favorise les inégalités». Pourquoi ? Parce qu'il «encourage
les pays à s'inscrire dans «l'expérience de dérégulation», qui s'appuie sur la
réduction des protections de l'emploi, la baisse des contributions sociales
(recevant le nom de «charges») et la diminution de l'impôt sur les
entreprises».
Ortiz et Baunach ont raison lorsqu'ils affirment qu'il est grand temps
d'interrompre la publication de Doing Business. Et la Banque mondiale doit des
excuses au monde en développement pour tout le mal que cet outil trompeur et
ambigu a déjà causé.
Traduit de l'anglais par François Boisivon
*Professeure d'économie à l'université Jawaharlal Nehru à New Delhi -
Secrétaire exécutive d'International Development Economics Associates et membre
de la Commission indépendante pour la réforme de l'impôt international sur les
sociétés (ICRICT).