VIE POLITIQUE- OPINIONS ET POINTS DE VUE- CONTRIBUTION
PRESSE MOULOUD HAMROUCHE, J 24/9/2020
Contribution
Hiatus, méprises et augures
Elwatan, El Khabar, jeudi 24
SEPTEMBRE 2020
Je
souhaite partager avec mes concitoyens quelques observations, espoirs et
certaines craintes que m’inspire ce énième moment de difficultés et de
blocages. En de telles situations, il faut saisir l’opportunité d’observer et
de comprendre pourquoi notre pays continue à patauger dans les mêmes méprises
et dans les mêmes hiatus, quoique les conjonctures, les volontés, les énoncés,
les procédés et les moments sont autres.
Indéniablement, le peuple et l’espace sont les deux
constitutifs de la conscience nationale et de la souveraineté ; les deux
fondements de l’Etat et de la Constitution. Ces constitutifs, ces fondements et
l’école, par les valeurs qu’elle enseigne et les élites qu’elle forge, sont des
facteurs clés de la vie et de l’existence d’un pays. Ils déterminent la
capacité du peuple à coexister, à contribuer, à compétitionner, à rivaliser et
à affronter les autres nations.
Peuple et espace sont deux dimensions essentielles qui
fondent des nations à identités affirmées, établissent des Etats forts et des
institutions judicieuses, enfantent des élites attentives et innovatrices,
enrôlent des populations pour encenser le collectif national et l’intérêt
commun, la solidarité sociale, la création culturelle et la discipline
politique. Ce sont ces peuples et leurs élites qui ont impacté et impactent le
mouvement de l’histoire des civilisations, du savoir et de la puissance.
L’espace est transcendant. Il est le bien commun de tous et
de chacun. Pour nourrir son lien charnel avec l’espace, le peuple affirme son
droit inaliénable et assume son propre récit national, sa propre mémoire et sa
propre identité. Il se donne des moyens institutionnels, politiques et
sécuritaires pour ordonnancer la vie de la communauté nationale, organiser et
sécuriser le territoire. Pour cela, il proclame sa souveraineté, clame sa
détermination à choisir librement l’idéal qui le guide, la loi qui le gouverne,
à élire ses dirigeants et à les contrôler.
En effet, c’est l’espace qui façonne le peuple et lui
permet de s’identifier, de se définir, de se penser, de se construire, de se
projeter, de prospérer, de se défendre et d’élaborer des stratégies pour sa
survie et sa sécurité. Tout se rapporte à l’espace et se définit par lui. Le
territoire est un vocable administratif moins chargé et commode pour un usage
courant. Le pays est un terme usuel pour un usage diplomatique et médiatique,
qui indique ou pas une identité, une forme de volonté et de probable
souveraineté.
Pour se préserver et défendre son espace, le peuple et ses
élites sont les édificateurs de l’Etat national et les concepteurs de la
Constitution. L’Etat, la Constitution et les institutions sont des quêtes de
liberté, de sécurité et de justice. Ils ont, surtout, pour finalité de délivrer
le peuple de la peur, de le prémunir contre toute intimidation, toute agression
et toute subordination. L’Etat, la Constitution et les institutions traduisent
également la volonté de vivre ensemble libres et égaux en paix, en sécurité, en
confiance, en toute égalité, légalité et droit sur tout le territoire national.
L’Etat est une souveraineté absolue dedans et dehors, qui ne s’accommode guère
d’autre souveraineté ou immixtion.
L’Etat est toujours en lutte existentielle. Pour établir de
possibles rapports d’intérêts conjoncturels entre Etats souverains et atténuer
les frictions, résoudre les différends et rendre les chocs moins violents, il
fallait signer des accords, des traités, des conventions et des chartes, y
compris celle des Nations unies. L’Etat, la Constitution, les institutions et les
élites sont des pré-conditions consubstantielles pour l’existence de la
souveraineté, de l’indépendance du territoire et de l’institutionnalisation du
gouvernement.
Il est connu, par ailleurs, quand il y a de l’Etat, il y a
institutionnalisation de la gouvernance et des pouvoirs. Là où il y a un
exercice non institutionnalisé de l’autorité, qu’elle soit proclamée
historique, légitime ou pas, justifiée ou pas, acceptée ou pas, il n’y a pas
forcément de souveraineté et d’Etat.
Une Constitution est un document qui régit la vie de la
société, des individus et des groupes, organise et protège les pouvoirs et le
territoire, mais nullement un bail de pouvoir. Un pouvoir s’énonce et
s’organise par la Constitution et s’exerce par mandat validé par scrutin inscrit
dans un ordre institutionnel et électoral souverain pour tout dirigeant et tout
élu. Si la Constitution représente la souveraineté constituante du peuple, la
gouvernance, elle, est une volonté souveraine conjoncturelle des électeurs.
Notre peuple et son espace nécessitent une Constitution qui
atteste de leur indéfectible lien, de leur souveraineté, de leurs attachements
et de leurs aspirations. Une Constitution qui les libère et les protège de
toute crainte, toute incertitude, de toute hypocrisie, de toute violence et de
toute soumission. Une Constitution qui leur permet de défendre leurs libertés,
de garantir leur souveraineté, d’assurer leur sécurité et leur droit à exister.
Une Constitution dans laquelle le peuple se reconnaîtra et finira par l’adopter
et la défendre. Une Constitution qui façonnera son vécu et balisera son futur.
Le profil des institutions, la posture des élites et leur
détermination fabriquent la situation du pays et déterminent la condition de sa
gouvernance. Ces facteurs jouent un rôle primordial dans les processus de
cohésions, de concordes et de développements, comme dans la stabilité et la
sécurité, le degré de confiance et d’apaisement dans les rapports sociaux, la
permanence du progrès et la durabilité du développement. Ces facteurs et ces
conditions sont plus que de nécessaires exigences pour notre peuple en mutation
profonde, une nation en devenir. C’est un moment de devenir ?
Il incombe donc, aux élites d’inventer des règles et
d’engager des processus politiques pour pouvoir gouverner le peuple et son
espace, édifier une société de droit et de libertés. C’est à elles aussi
qu’échoit l’obligation d’inciter à la cohésion nationale et à sa préservation
en garantissant le droit et les libertés de chacun, en rendant le modèle de
gouvernement et de loi compatible avec ses exigences.
Pour maintenir vivace la cohésion de la société et avoir un rapport incessant
et réactif avec elle, le gouvernement doit incarner en permanence sa volonté et
l’intérêt commun. Il doit préserver sa stabilité et respecter ses choix en
maintenant son évolution et son développement par de constants progrès
socioculturels.
C’est pourquoi, un moment de crise, d’échec, de difficulté
économique, de contestation ou de rupture teste et questionne l’essence même de
la forme de la gouvernance, ses articulations et ses méthodes, son rôle et son
efficacité, ses mollesses, ses rigidités et ses proximités sociales et
territoriales. La crise sanitaire actuelle est le test de plus. Dire que
celle-ci est mondiale n’est pas la réponse. Toute crise, quelles que soient sa
nature et son ampleur, est une faille, une panne ou une imprévoyance de
gouvernance, par-delà les personnes.
Ce moment de questionnement, pour L’Algérie, est
maintenant. Même si derrière l’exploitation de certains principes, notions,
affirmations, revendications, slogans et autres antagonismes hasardeux se
cachent parfois de périlleuses méprises, de fatales erreurs, de dangereux
mensonges ou de vraies/fausses impressions. Les libertés collectives, la
démocratie politique et syndicale, les contre-pouvoirs et les contrôles sont
frappés de terribles incompréhensions et malentendus.
Ils souffrent de sous-développements et de
sous-utilisations dans la pratique politique et sociale. Alors qu’ils sont
indispensables pour les individus, les groupes et les intérêts. Ils sont
essentiels pour la pérennité de la sécurité de l’Etat, la réactivité de la
société, le bon exercice du pouvoir et la protection des gouvernants. Ils sont
nécessaires pour maintenir la stabilité du gouvernement et pour nourrir
l’adhésion et l’harmonie sociales. Bannir ces mécanismes et pratiques, c’est
mettre l’immunité de l’Etat en danger, les gouvernants à la merci des
conjonctures et offrir le libre accès à des officines étrangères.
On pourra toujours arguer que ces notions et pratiques
relèvent de l’éveil social, de l’engagement politique, voire d’une autre
culture. Mais, on ne pourra jamais les qualifier de périls contre la conscience
algérienne, de conjurations contre l’Etat, de menaces ou de nuisances contre
une gouvernance de loi et de droit.
Ces notions et ces pratiques, la presse et les réseaux
sociaux se sont mus en outils de l’exercice de la souveraineté nationale, de la
protection de l’Etat et de gouvernement. Ils sont devenus des remparts contre
des immixtions et interventions étrangères, des digues contre des pressions et
chantages économiques et sécuritaires. Ils ont été intégrés dans le système de
sécurité et de défense dans des pays des plus souverains, des plus vigilants et
des plus puissants. Des pays où l’exercice de tout pouvoir ou autorité n’est
plus fondé sur une promesse de sincérité, un serment d’éthique ou une posture,
mais une fonction soumise à des vérifications, des confirmations et des
contrôles obligatoires.
L’apport de ces outils au développement de la conscience
citoyenne, à la sécurité, à l’économie, au social, à la culture et au savoir
sont des preuves tangibles administrées dans des sociétés avancées. Il va sans
dire que ces outils sont aussi de meilleures armes contre les formes
d’extrémismes, de corruptions, d’abus, de gaspillages, d’inefficacités et de
conflits sectaires. Le jeune Etat algérien a été privé de ces mécanismes
nécessaires à son immunité, à sa souveraineté et à la protection de ses
gouvernants et responsables.
Le contrôle sociétal, institutionnel, politique ou légal,
l’autre malentendu, n’est jamais une notion de défiance ou de prédominance,
mais un mécanisme qui préserve les gouvernants des périls d’inattentions, des
comportements factieux, des malversations et autres déloyautés, intrigues et
manque de sincérité. Le contrôle permet un meilleur exercice du pouvoir, une
bonne observation des lois, des directives et des orientations, une garantie
pour la réalisation des objectifs et l’accomplissement des missions.
Le contrôle est, également, le meilleur rempart et allié
des gouvernants et des responsables.
Une gouvernance nationale, au-delà des dogmes, est
l’ensemble de ces mécanismes et pratiques de pouvoirs et de responsabilités, de
contre-pouvoirs, d’habilitations, de vérifications et de contrôles. La
démocratie, par-delà la définition la plus usitée ou la plus admise, n’est pas
une idéologie ni un état statique ni une situation chancelante, mais un
processus dynamique de gouvernement, d’action, de protection et de contrôle.
Que pouvons-nous faire, nous Algériens, devant de tels
retards, déficits et hiatus ; face à de tels défis et de telles exigences ? Une
situation de vide politique et organisationnel outrageant qui risque de nous
engloutir. Aucune structure politique ou institutionnelle n’est réactive et
crédible, hormis les forces de sécurité et les administrations pérennes et
territoriales (instruments de la loi). Aucune force partisane ou organisation
syndicale ne jouit de légitimité organique avérée ni de représentation sociale
évaluée, y compris celles qui s’auréolent de mythes révolutionnaires ou se
flattent de leurs rôles et apports passés.
Aucune structure économique et financière non plus n’est
capable d’impulser ou de peser de manière décisive sur le devenir économique du
pays. Notre pays a ardemment besoin de mobilisations et de solidarités. Il a
besoin d’un Etat fort et d’un Exécutif résilient. L’armée nationale, à l’instar
des armées qui comptent, a besoin de cohésion et d’harmonie dans ses seuls
invincibles boucliers, le peuple et son espace. Peuple et espace l’avaient
prouvé durant les mois du hirak.
Le moment nécessite ces exigences vitales pour une
gouvernance nationale agissante. D’autant que notre crise de légitimité et
d’inefficacité s’est nourrie de crises successives de déception et d’échec
répété. Ces gâchis, ces échecs recommencés et ces perversions révélées devant
des tribunaux n’autorisent plus aucun redressement ni aucune réforme.
La gouvernance est la mère de tous les succès ou de toutes
les défaillances. De brillants ou de sombres résultats sociaux, économiques,
culturels et sécuritaires ne sont et ne seront que le reflet de
l’intelligibilité et la vivacité ou de la forfaiture et la léthargie de notre
gouvernance. Nos maux, failles et faiblesses sont amplifiés par des
insuffisances des administrations pérennes et territoriales désarticulées et
dévitalisées par des intrusions intempestives des responsables «politiques».
Ces administrations ne sont plus à même de produire de
notes, d’analyses et d’informations fiables et pertinentes. Ces manques et ces
lacunes sont perçus et dénoncés comme des maux de la bureaucratie. Alors que
notre société n’est pas suffisamment gouvernée et nos territoires ne sont pas
correctement organisés et administrés.
C’est pourquoi, toute solution partielle, sectorielle ou ponctuelle non insérée
dans un processus et une matrice globale de réformes ne sera pas opérante
quelles que soient les ingénuités et les générosités de l’effort et du
sacrifice. Pire, elle engendrera d’autres distorsions et accentuera notre
impuissance, notre déception et notre aliénation.
Il est triste que cette conjoncture de questionnement n’ait
pas provoqué de réponse forte ni déclenché de processus sociopolitique
mobilisateur ni n’a donné de l’ambition aux élites nationales. Pourtant, en
matière de processus et d’audace, l’Algérie les a connus et pratiqués à travers
le Mouvement national, pendant la création de l’OS (l’Organisation Spéciale) le
déclenchement de la Guerre de Libération, la Soummam, la constitution du GPRA,
l’unification des bataillons de l’ALN. Toutes ces étapes étaient des fruits de
processus et d’ajustements courageux conduits sous l’égide et le contrôle d’une
instance délibérante, le Conseil national de la révolution algérienne (CNRA) et
un Exécutif responsable, le GPRA. La victoire était au rendez-vous.
Malheureusement, à un moment de notre histoire
post-libération, des hommes ont voulu se substituer aux volontés des Algériens,
des diktats ont succédé aux processus et des statu quo ont phagocyté les
nouveaux horizons. Faute de projet politique et de consensus, une majorité de
nos élites s’est engagée dans des solutions personnelles. Tous ces choix ont
brouillé l’orientation, amoindri l’autorité du pays, affaibli sa gouvernance,
fragilisé ses positions et dégradé sa signature.
Des émotionnels, des instinctifs et autres régionalistes,
tribalistes ou des antigouvernance nationale voudront toujours faire croire que
«l’Etat» n’a pas besoin de démocratie ou que le gouvernement peut se passer du
respect du droit, de la liberté, de la loi et de forces politiques et sociales
gouvernantes.
Un Exécutif omnipotent au nom de «l’Etat» sans efficacité,
sans contrôle et sans contre-pouvoir est un court chemin pour des abus, des
tensions, des radicalités, des antagonismes, des frustrations, des haines, des
règlements de comptes et des successions de procès dans et hors arcanes du
pouvoir. C’est aussi une brèche béante pour des pressions, immixtions et
chantages étrangers.
De même, une «démocratie» non structurée, sans ancrage, sans l’autorité de
l’Etat national et ses remparts de contre-pouvoirs et sans forces politiques
organisées et responsables est une voie garantie pour des exclusions, des
désordres et des violences.
Continuer à vouloir agir en dehors de la conscience
nationale algérienne, sans un engagement politique, hors tout processus et tout
contrôle, hors toute implication et structuration de l’opinion publique c’est
nourrir le statu quo et ses désastreux résultats, maintenir les fragilités, aggraver
les fractures et retarder la réflexion sur les grandes questions nationales,
leurs solutions et leurs résolutions.
Chacun a le droit d’espérer, de proposer, d’ambitionner ou d’augurer, mais en
matière de souveraineté, d’Etat et de gouvernement, seuls, la clarté d’un
énoncé, le réel et le possible comptent. D’où l’indissociable exigence d’un
exercice intelligible de la politique et de son art du possible. Les processus
d’élaboration de consensus et de réalisation de compromis sont des legs de cet
art, combinés avec l’audace de la conviction et le courage de la lucidité.
Un processus politique est une volonté, un choix et une
finalité. Une fois engagé, il vit de sa propre dynamique pour atteindre son but
sans créer de vide d’autorité. Il permet de restaurer la confiance, de
bénéficier d’apports et de soutiens nouveaux, de rendre les liens et rapports
sociopolitiques plus évidents sans nier les divergences. Un processus de
consensus ou de compromis, une fois engagé, peut être suspendu, mais ne peut
être inversé, même submergé par des déviations, des surenchères et des
prétentions. Toute issue passe inéluctablement par ce processus.
Par Mouloud
Hamrouche, Ancien chef de gouvernement (6 septembre 1989/3 juin 1991)