CULTURE- PERSONNALITÉS-
AHMED CHENIKI- ENTRETIEN PRESSE
© Ahmed Cheniki/Abderrahmane Lounès, fb septembre 2020
Je reproduis
cet entretien que j'ai accordé à mon ami le poète, Abderrahmane Lounès, à
propos de l'humour, du rire et de la satire.
Le rire, ce
tombeur des puissants, c’est la vie
Abderrahmane Lounes : Qui est Ahmed CHENIKI ?
Ahmed Cheniki :Je suis quelqu’un qui aime par-dessus tout la littérature et
les jeux intellectuels, les arts et les sentiers escarpés du rire, d’un rire
salvateur, c’est-à-dire pas méchant, mais paradoxalement révélateur de
l’ignominie et des dérèglements maladifs des hommes qui pensent, alors qu’ils
manquent de virilité, d’être les lieux autour desquels s’articulent le monde.
Rire de ces gens là, c’est un métier, une vocation, une manière de les dénuder
et de les dénuer de pouvoir. Ils n’existent que par le pouvoir, une fois nus,
ils ne sont rien. J’ai été formé dans cette logique. Je suis enseignant dans
une université trop austère, peu intelligente et où on ne lit souvent pas. J’ai
toute ma vie pratiqué avec plaisir, tout en conjuguant la dérision à tous les
temps, le métier de journaliste qui t’apprend le risque et l’humilité. J’écris,
je n’arrête pas d’écrire. Comme si écrire correspondait à une sorte de désir de
mettre fin à une grande timidité.
Comment te définis-tu entre le chroniqueur, le
reporter, le journaliste et l’essayiste. N’est-ce pas trop pour un seul homme ?
A.C : C’est quelque chose d’extraordinaire de toucher à tout. J’aime
beaucoup le métier de journaliste. C’est pour cette raison que même si j’ai
arrêté le métier à titre de permanent, je continue d’écrire et de m’amuser en
touchant tous les genres et en m’essayant à tous les styles. J’aime beaucoup
écrire sur la sexualité des poules et les jeux trop pervers d’une actualité,
certes trop asexuée, mais qui est tragiquement comique. Oui, j’arrive à concilier
tous les métiers. J’aime beaucoup qu’on se rie de moi. C’est pourquoi que je
suis tenté par la mise en scène théâtrale. Finalement, il n’y a plus de
frontière entre les genres. Le reportage conduit inéluctablement à la chronique
et à l’essai. Quand on est journaliste, on est naturellement frustré. Tu
n’arrêtes pas de parler des autres et toi, qui va parler de toi ? C’est
pourquoi beaucoup de journalistes finissent par se lancer dans l’écriture
romanesque et dramatique. Kateb Yacine, Mohamed Dib, Djaout, Marquez, Camus et
bien d’autres sont passés de l’instance journalistique à l’univers littéraire.
Un reportage exige une certaine manière d’écrire qui n’est nullement étrangère
à la littérature. Dans les deux cas, la jouissance est au bout de la pénétration.
-La chronique, la satire, le reportage, le journalisme
et la recherche théâtrale, vous y êtes venu par vocation ?
A.C : Je crois que j’ai toujours aimé le journalisme. J’ai commencé ce
métier à l’âge de vingt ans. J’étais peut-être, à l’époque, le plus jeune
journaliste exerçant dans la presse algérienne. C’était extraordinaire, une
aventure formidable. Etre en contact permanent avec les grands intellectuels de
ce pays, ce n’était pas rien. J’étais très jeune et très timide, mais je crois
que j’étais, à cause peut-être de cela, très apprécié par mes ainés. Boudjedra
avait, dernièrement évoqué, dans une de ses conférences mes rencontres d’il y a
une quarantaine d’années avec lui et d’autres artistes et écrivains. Le
reportage donne l’illusion d’être en plein milieu de l’aventure littéraire.
C’est l’une des raisons qui m’incitaient à beaucoup voyager et à écrire des
reportages. La recherche théâtrale est le résultat de toutes mes expériences en
amateur du jeu théâtral. J’ai, il ne faut pas l’oublier, fait également des
études en art dramatique. Je compte d’ailleurs commencer à mettre en scène des
textes dramatiques.
-Peut-on savoir comment vous arrivez à produire ?
A.C : C’est simple. Je me mets devant mon micro ou avant, devant ma petite
Olivetti, et je me mets à écrire, comme si je refaisais le monde, surtout pour
les textes de fiction, mais un article, tu es obligé d’avoir un certain nombre
de notes et d’informations. Souvent, tu ne sais pas comment terminer. C’est la
première phrase, l’attaque ou l’incipit pour emprunter un mot barbare aux
littéraires, qui prend beaucoup de temps et qui oriente tout le travail. C’est
un peu comme la séduction, c’est le premier pas, les premiers mots, le premier
rire qui sont essentiels. Faire rire rend la chose facile. Si tu arrives à
faire rire un lecteur, tu as en partie gagné ton pari.
-Par vos écrits complètement « hors chemin » et votre « vocabhilare »
uppercutant , voire un tantinet vociféroce et provocateur, vous avez dérouté «
plus d’un (dé)lecteur ». Pour épater qui ?
A.C : Quand on écrit, on fait tout pour séduire le lecteur, le pousser à te
lire et à dire à la fin que c’est un bel article. Je cherche tous les artifices
possibles pour m’adresser à son intelligence. J’ai eu la chance de travailler
dans des hebdos d’excellente qualité avant que ces journaux ne soient dirigés
par des pieds nickelés venus tout droit pour les casser. C’est le cas
d’Algérie-Actualité, Révolution Africaine et Parcours Maghrébins. Les derniers
patrons de ces organes étaient tellement lourds et médiocres, des dizaines de
kilos de graisse, apparemment sans culture, débarquant dans un milieu qui leur
était étranger. Ils faisaient pitié à voir, ces hurluberlus, en traversant les
rédactions en bottes en plastique qui suintent une sorte de glu flasque.
Laissons de côté ces kilos de graisse pour dire qu’il fallait trouver un style
original pour toucher le lecteur. L’humour et la dérision constituaient des
éléments essentiels pouvant démystifier les pouvoirs. C’est pour cette raison
que pendant longtemps, on a cherché à censurer le rire parce qu’il est
réellement subversif. En écrivant, il faut être provocateur. Il faut chercher à
fouiner dans le trou du cul des choses impossibles. Mais il faut toujours
garder à l’esprit la nécessité de respecter le lecteur tout en cherchant à le
pousser à ses derniers retranchements, à des réactions imprévisibles. Tout ce
qui est prévisible s’accommode extraordinaire bien avec le discours totalitaire
et dictatorial. Le rire peut, à lui seul, démolir les barrières de la peur et
du conformisme qui est l’espace dominant dans toutes les sociétés humaines.
-N’avez-vous pas peur, parfois, de ne pas être compris
par votre public ?
A.C : C’est tout à fait normal. J’ai toujours essayé d’écrire le plus
simplement du monde tout en faisant appel à l’humour et à des tournures de
phrases où j’intègre des images métaphoriques marquées par la culture de
l’ordinaire. Il y a, bien sûr, cette peur de ne pas être compris. Parce
qu’écrire, c’est s’adresser à un lecteur collectif se caractérisant par la
diversité. D’où la nécessité d’une écriture dense. Cette peur te suit durant
tout le processus de rédaction d’un article. On ne sait jamais comment est
réellement reçu un texte.
-Chez vous, est-ce le chroniqueur ou est-ce plutôt l’iconoclaste ou le «
terroricien » du verbe qui domine ?
-Vous savez, comme moi, quand on écrit, on s’adresse à un lecteur virtuel
qui est en quelque sorte une construction imaginaire, née de conditions de
production particulières. Mais à chaque genre son style. Ecrire un essai ou un
reportage, ce n’est pas du tout la même chose. Certes, dans tous les cas, la
subjectivité traverse radicalement le langage, mais quand on écrit un reportage
qui est quelque peu proche de la nouvelle, le « je » est trop marqué, la
présence du journaliste est très prégnante alors que dans l’essai ou la
critique universitaire, il y aune volonté trop contraignante et peu élégante de
dissimuler une subjectivité qui est foncièrement présente malgré ce désir de
castrer l’écriture. De nombreux universitaires pensent, à tort, selon moi, que
la critique littéraire devrait utiliser un style lourd, médiocre. Ce qui rend
d’ailleurs de très nombreux travaux universitaires difficiles à lire. On peut
écrire sur la littérature, le cinéma ou les arts plastiques et produire un
texte merveilleux qui ne rompt nullement avec les flux de l’affectivité et de
la subjectivité. Voyez Bachelard, Barthes, Eco, Foucault ou Derrida par
exemple. Je crois que, même si chaque genre convoque un style particulier, le «
je » investit fatalement l’écrit.
-Pensez-vous être reçu de la même manière par tous les publics ? Votre
humour particulier, est-il en quelque sorte, universel ?
A.C : C’est tout à fait normal que le journal convoque plusieurs publics
qui lisent, chacun en fonction de son bagage et de sa formation, ton texte.
Même le recours à l’humour est une tentative de niveler cette lecture, mais
sans neutraliser sa pluralité. Ainsi, une blague n’est pas reçue de la même
manière par les uns et par les autres. Des surprises extraordinaires
apparaissent lors de rencontres avec les lecteurs. J’ai été souvent surpris par
la lecture de certains de mes articles par certains lecteurs. Mon expérience de
journaliste m’a permis d’appréhender la susceptibilité de très nombreux
responsables qui ont une lecture singulière de certains articles. Ils sont
marqués par un fort sentiment de persécution. Ce sont des sujets parfaits de la
caricature. Quand j’étais à Algérie-Actualité ou à Révolution Africaine, le
reproche qui m’était souvent fait, c’était le fait d’utiliser trop d’images
métaphoriques et des phrases courtes lues comme des attaques contre les
responsables du moment. J’utilisais beaucoup les images tauromachiques et les
allusions à la sexualité, ce qui provoquait de petits scandales.
Quand j’écrivais, je partais de situations particulières, mais cela ne veut
pas dire que l’écrit n’avait qu’un caractère tribal, clanique. Bien au
contraire, l’humour pouvait être compris ici et ailleurs. L’homme est un, mais
marqué par quelques singularités et particularités. Je ne crois pas beaucoup à
l’embastillement de la parole libre, même si dans notre pays, de très nombreux
prisonniers volontaires, sans orgueil ni dignité, tentent de justifier
l’injustifiable en se cachant derrière le discours dominant. Cela fait penser à
Faust.
-Mais si vous voulez vous rallier un plus large public, ne croyez vous
pas viser plus bas ?
-Je suis contre le misérabilisme. Le beau est apprécié, selon moi, par tout
le monde. Donc, il faudrait chercher à bien écrire, à ne pas prendre les
lecteurs pour des débiles et des idiots. Certes, nous avons tenté de séduire le
public en recourant à des sujets tabous comme la sexualité et en faisant appel
à un vocabulaire à connotation sexuelle. Ce qui, il faut le dire, a intéressé
un large public. Mais mon expérience m’a appris que le lecteur, s’il daigne te
lire, sait ce qu’il fait. J’insiste néanmoins sur une chose : il faudrait
éviter les mots barbares, être modeste, et éviter le jargon employé par
certains universitaires algériens à tel point qu’il serait bon pour la presse
de se débarrasser des universitaires, sauf quand ils font l’effort d’adapter
leur discours au jeu journalistique. Le journalisme est un métier qui a ses
propres techniques. A lire dans la presse algérienne certains écrits
d’universitaires truffés de termes dits techniques, on ne peut pas s’empêcher
de dégueuler. En plus, ce qui fait tragiquement rire, c’est que, souvent, on
affuble le mot « docteur » devant le nom comme une sorte d’argument-massue.
Même les hommes dits politiques aiment énormément ce type de substantifs.
-Certains de vos écrits ont fait scandale par leur insolence. Avez-vous
des regrets ?
A.C : Regretter quoi ? Mais je suis pour une écriture insolente, forte,
c’est-à-dire qui tente de dévoiler des vérités, sans méchanceté ni
complaisance. J’ai, quand j’étais à Algérie-Actualité, à Révolution Africaine
ou dernièrement au Quotidien d’Oran, été insulté par certaines personnes qui
n’acceptaient pas que je dévoile certaines choses. On m’a souvent demandé de changer
de lunettes. On me propose, je ne sais d’ailleurs pourquoi, de porter des
lunettes roses. En 1986, quand j’ai écrit un article sur les événements de
Constantine, j’étais, il faut le signaler, le seul journaliste depuis
l’indépendance, à voir couvert des émeutes, un responsable m’avait appelé et
avait commencé à me donner un cours de journalisme, je lui avais calmement
demandé de fermer sa braguette, il n’avait absolument rien compris. Quand on
avait des problèmes, les champions de l’insulte et de l’invective d’aujourd’hui
justifiaient notre mise à l’écart. Ce qui est extraordinaire, c’est que les
écrits restent. En 1980, lors des événements de Tizi Ouzou, j’ai fait publier,
au moment où on attaquait Mouloud Mammeri, une enquête dans Révolution africaine
considérant que cet écrivain était l’auteur le plus lu en Algérie. Ce qui avait
beaucoup surpris l’AFP, le Monde et Libération qui avaient repris
l’information. Non, il ne faut rien regretter, même les moments difficiles
comme mon licenciement ou mes affectations dans d’autres rubriques pour freiner
mon élan. Mais même en sports, il y a des possibilités de subvertir le discours
officiel, en traitant de sujets liés à l’actualité. C’est bien entendu, la
manière qui importe le plus. Quand on écrit, il faudrait toujours penser en
citoyen libre.
-Avec du recul, comment vous apparait votre parcours artistique,
littéraire et journalistique ?
A.C : Je crois que j’ai travaillé en fonction de mes désirs malgré
l’absence de liberté qui a toujours caractérisé ce pays. Il faudrait aussi
souligner le fait que nous évoluons dans un univers empreint d’hypocrisie et
d’opportunisme. L’environnement étant hostile, les petites choses que nous
avons faites me paraissent positives. J’ai soutenu des initiatives
intéressantes, j’ai défendu des causes justes et j’ai tenté de dévoiler des
vérités. J’aurais peut-être fait plus si les conditions m’étaient favorables.
Le journalisme est une aventure très risquée, mais très belle. D’ailleurs, je
n’ai jamais été aussi à l’étroit qu’en étant enseignant dans une université
algérienne, fermée et réfractaire à tout débat. Dans les rédactions
d’Algérie-Actualité et de Révolution Africaine, les discussions faisaient
partie de la culture de l’ordinaire.
Le fait de parler de villageois ou de familles pauvres qui n’ont pas le
droit à la parole est une expérience extraordinaire. Evoquer ces milliers de
personnes sans eau, cette multitude de bouches sans nourriture, cette foule de
jeunes sans emplois, les passe-droits, c’est contribuer quelque part à révéler
les problèmes de notre société. C’est vrai que souvent les dirigeants du pays
préfèrent tendre l’oreille ailleurs. Ce qui est désolant et tragique.
-On prétend que le journalisme d’aujourd’hui n’est plus ce qu’il était.
Qu’en pensez-vous ?
A.C : Je ne sais pas, mais j’ai comme l’impression que les choses ont
changé. Nous étions, certes, très peu nombreux à nous battre avant les
changements intervenus en 1990 qui étaient, selon moi, marqués par
d’extraordinaires calculs. Aujourd’hui, l’invective, la facilité, la
diffamation et l’insulte prennent de plus en plus le dessus. La diffamation
domine d’ailleurs tous les espaces, politiques, médiatiques et universitaires.
Les « patrons » des nouveaux journaux, s’acoquinant souvent avec des dirigeants
politiques et militaires perdent toute initiative, préférant le gain facile et
rompant avec tout principe d’équité et d’éthique. Nous avons donc affaire à des
journaux sans âme, se fabriquant souvent dans les bureaux, dominés par la
culture du trabendo et l’escroquerie à ciel ouvert. L’échelle des valeurs est
pervertie, les journalistes et les chroniqueurs sont mal payés, le travail au
noir est devenu légal. Il existe de belles plumes, certes rares, mais qui
arrivent encore à t’offrir quelques lueurs d’espoir. La médiocrité domine tous
les espaces publics. Je ne vois pas comment la presse pourrait-être un havre
exceptionnel de probité et de sérieux.
Avant, nous nous battions et nous prenions des risques. Nous étions très
peu nombreux à vouloir changer les choses. Ceux qui défendaient par exemple le
secteur public sont devenus aujourd’hui les grands chantres du néo-libéralisme.
Quelle hypocrisie ! Quelle indécence ! La culture du ventre a eu raison de
beaucoup de personnes qui se métamorphosent aujourd’hui en grands démocrates.
-On dirait que la « sagesse journalistique » a eu
raison de l’enfant terrible du journalisme algérien…
A.C : Pas du tout, si tu entends par sagesse une sorte de démission. Je ne
renie rien de ce que j’ai fait, même si j’estime que j’ai un peu muri et
approfondi davantage ma réflexion. Dans le journalisme, l’important, c’est de
réussir à révéler un certain nombre de choses, de dire une certaine réalité en
vérifiant et revérifiant les informations et en protégeant au maximum ses
sources. Je continue à travailler ainsi en évitant les copinages trop
intéressés qui font trop de mal à ce métier. Il y a une logique implacable qui
fait que les gouvernants se nourrissent bien, même en le critiquant, du
discours des journalistes qui, souvent, oublient qu’une société ne se réduit
pas à des appareils. Beaucoup d’amis pensent faire du journalisme en se
transformant en juges ou en champions de règlements de comptes ou de petites
scènes de ménage entre des dirigeants ou d’anciens dirigeants qui, passés de
l’autre côté de minuit, se muent en opposants. Je me suis toujours comporté en
citoyen et en penseur libre évitant ces amitiés intéressées avec des dirigeants
ou d’ex-dirigeants préférant le compagnonnage des artistes et des
intellectuels.
-Dans vos écrits, vous utilisez un humour à triple
tranchant comme exploration désespérée de la réalité. Quels sont vos rapports
avec la satire et l’humour ?
A.C : Le rire est humain, il révèle les instances substantifiques de
l’homme. Faire rire, c’est arriver en grande partie à susciter l’adhésion de
l’autre. C’est vrai que très souvent, j’emploie l’humour et la satire. La
satire permet de mettre en lumière les défauts et les fléaux investissant une
société ou des appareils. J’ai toujours cherché à créer une sorte de relation de
complicité avec le lecteur. Seul le rire est capable d’engendrer cette
relation. Bergson l’explique extrêmement bien dans son ouvrage consacré à ce
sujet, Le rire.
-L’humour doit-il transgresser les tabous ?
A.C : Par essence, le rire est réfractaire aux discours conformistes. Si on
rit de quelque chose, c’est parce qu’elle transgresse le discours quotidien.
C’est tout à fait normal que le rire soit un espace de transgression des tabous
et le lieu, par excellence, de la subversion du langage. Faire rire ne veut pas
dire être méchant. Bien au contraire. Dans nos journaux, on tombe souvent dans
ce travers. J’ai toujours essayé de faire rire en n’oubliant pas le sujet de
l’article et en provoquant un feed-back avec le lecteur que je devrais, quelles
que soient les conditions, respecter. Il est plus facile, en usant du rire, de
toucher les gens et de réussir à mieux transmettre un message.
-Est-il vrai qu’un regard humoristique sur le monde
est la seule façon de supporter la vie ?
A.C : Le rire est une sorte de thérapie. En Afrique noire, dans certaines
tribus, on fait appel au rire pour guérir certaines maladies. Des médecins
reconnaissent aujourd’hui l’importance du rire dans la guérison de certains
patients. Quand on essaye de faire rire dans un article, on commence déjà à
rire de ce qu’on écrit. Il faut savoir qu’il est plus facile de faire pleurer
que de faire rire. J’estime qu’il est très difficile d’écrire des comédies.
Molière n’est pas n’importe qui. Il faisait un travail extraordinaire pour
réussir à provoquer le rire chez les lecteurs et les spectateurs.
-Y a-t-il un bon et un mauvais humour ?
A.C : Ce que je sais, c’est que l’humour est souvent le produit de
l’inattendu, de l’imprévu et de l’aléatoire. On rit de quelque chose qui nous
parait étrange, inhabituel, extra-ordinaire, c’est-à-dire qui est étrangère à
la culture de l’ordinaire. Il existerait peut-être une manière de rire qui me
semble inacceptable, rire de certains handicaps, se moquer des faibles et des
pauvres en usant de méchanceté. Je n’ai jamais dans mes billets, par exemple,
recouru à ce type d’humour trop facile et trop peu correct. J’ai toujours
dénoncé cette manière de rire et de faire rire. L’humour, contrairement, à ce
qu’on pense, sert à démythifier les puissants, les dictateurs et à révéler les
tares de la société. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’il y a eu une
extraordinaire polémique sur la satire et le réalisme entre Brecht et Lukacs.
Faudrait rire les grands auteurs comique scomme Aristophane, Ménandre ou
Molière. Déjà, à Athènes, il y a plus de vingt-cinq siècles, l’humour était
l’espace le plus redouté par les juges de l’époque, c’est-à-dire les
responsables de la cité. Aristophane était craint.
-De quel humour vous réclamez-vous ? Est-ce que vous
vous situez dans une tradition quelconque ?
A.C : Tout ce qui touche le rire est inépuisable. Bien entendu, je ne
cherche pas à faire rire pour rire, en passant du coq à l’âne, la sotie. C’est
bien de reprendre des éléments de la farce ou la pastorale, comme Molière qui a
écrit des farces extraordinaires et qui a repris beaucoup d’éléments de la
farce en produisant des textes dramatiques extraordinaires. Le billet exige
justement une technique qui se fonde essentiellement sur la chute, la clôture.
Mais bien sûr, comme dans les textes de Kateb Yacine parus dans
Algérie-Actualité et même ses pièces, je préfère la satire qui, dense et
profonde, expose les problème de la société en associant parodie et dérision.
-Il parait que vous ne voulez plus animer de « page
satirique ». Pourtant, personne n’est aussi drôle et teigneux que vous.
A.C : Si, j’ai toujours envie d’écrire des papiers satiriques. J’ai
d’ailleurs en 2000-2001 animé dans un journal algérien, Le Quotidien d’Oran,
une page intitulée « ça me dit » qui reprenait avec humour les questions du
quotidien. J’ai, certes, avant dans les années 80, écrit régulièrement durant
une très longue période à Algérie –Actualité et Révolution Africaine deux
chroniques satiriques : « Autrement dit » et « Patchwork ». Maintenant, les
journaux me proposent surtout des articles traitant de questions politiques et
culturelles.
-Est-il vrai qu’il faut être une « langue de vipère » pour faire rire ?
-Je n’y crois pas. Le rire ne signifie pas forcément la méchanceté. Il faut
lire les textes de Delfeil de Ton ou Escarpit ou les dessins de Plantu, de
Reiser ou de Slim. C’est un stéréotype. Mais dans la presse, vous pourriez être
« langue de vipère », mais si vous ne maîtrisez pas l’écriture journalistique,
vous ne pourriez faire rire personne.
-Certains jugent que l’humour algérien se trouve dans
une impasse et que seul le dessin de presse tire très momentanément son épingle
du jeu. Partagez-vous ce point de vue ?
-A.C : Je crois que dans la presse algérienne et dans la littérature,
l’humour n’est, certes pas très répandu, mais il existe tout de même des plumes
très intéressantes, notamment dans le roman et quelques organes de presse.
C’est vrai que le dessin de presse se nourrit fort bien de cette situation de
crise perpétuelle que vivent le personnel politique et la société algérienne.
Il y eut toujours en Algérie des dessinateurs de renom. Aujourd’hui, s’ajoutent
aux anciens Slim, Haroun, Maz, Arab et bien d’autres, décédés ou toujours en
vie, de nouveaux nom comme Gyp’s, Dilem ou Ayoub.
-Quel regard portez-vous sur la création
humoristique-si création humoristique il y a- aujourd’hui ?
A.C : Dans une Algérie aussi maussade où domine la mine taciturne et
agressive qui a la moue d’un mouton mal égorgé, il est paradoxalement peu de
plumes qui ont réussi à donner au rire une dimension importante. Les sorties
satiriques de Kateb Yacine, solitaires et denses, semblent perdues dans un
univers marqué par un profond spleen. Voyez partout depuis 62, les discours
musclés et les manœuvres et contre-manœuvres peuplent terriblement la cité.
Comme si nous étions en guerre permanente. Le langage est abrupt, c’est un
univers de vrais va t’en guerre, où il est presque interdit de rire. Rire,
c’est engendrer une sorte de posture schizophrénique, provoquer un malentendu
fait de paranoïa et de colère trop intériorisée. L’Algérie n’a connu que la
guerre et un langage de guerre. Mais cette situation a permis à certains
romanciers, dessinateurs et hommes de théâtre de croquer une présentation
singulière de la réalité. Les travaux de Kateb Yacine, de Rouiched, de Fellag
et de bien d’autres ont réinterprété les espaces sociaux en recourant à
l’humour, la parodie et la satire. C’est vrai que dans ce moment où la
médiocrité investit tous les lieux, le rire semble absent, parce que faire rire
exige beaucoup de métier et de génie. Ce qui manque terriblement dans l’Algérie
d’aujourd’hui. Il y a une matière extraordinaire à faire rire, mais la
compétence manque encore. Normalement, les situations totalitaires facilitent
la communication par le rire.
La course vers le profit et le gain facile devient le territoire nodal de
la communication sociale et politique.
-Yassir Benmiloud, votre confrère, a dit un jour qu’ «
on peut rire de tout, sauf de l’humour ». C’est aussi votre avis ?
A.C : Rire de tout ? Je ne partage nullement cette position. Comme je l’ai
déjà dit, je ne me permettrais jamais de rire de la détresse des gens. C’est
quelque chose d’indécent. Rire du puissant, quel que soit son statut, oui, mais
se moquer d’un handicapé par exemple non, je ne peux souscrire à cette idée. Je
suis trop respectueux des autres pour franchir le cap de la méchanceté. Je ris
de ceux qui exploitent et volent les autres. Rire est un combat qui participe
de la dénonciation des injustices.