HISTOIRE
–BIBLIOTHEQUE D’ALMANACH- ESSAI JACQUES ATTALI- – « L’ANNEE DES DUPES. ALGER 1943 »
©EXTRAIT. FAYARD PARIS 2019)
« ……Des
Juifs s’installent en Algérie bien avant la conquête romaine, donc bien avant
le christianisme, et évidemment bien avant l’islam.
Au
milieu du VIII siècle avant notre ère, à l’époque de la fondation de Carthage,
les premiers Juifs quittent la Judée avec des Phéniciens et s’établissent en
Afrique du Nord. Et, comme ils le feront tout au long de
leur
histoire, jusqu’au XVIII siècle, ils ne vivent jamais isolés, mais toujours en
communautés, plus ou moins ouvertes, selon la façon dont ils sont accueillis ;
en tout cas, en lien avec les autres communautés de la diaspora et de la Judée.
En se protégeant ; parfois en convertissant leurs voisins, jamais par la force
; rarement en se convertissant eux-mêmes aux religions de leurs voisins, sauf
sous la contrainte.
En
587 avant notre ère, après la destruction du premier Temple de Jérusalem par
Nabuchodonosor II, de nombreuses communautés juives se réfugient d’abord en
Égypte, dans la région du Delta, puis en Cyrénaïque, puis en Algérie et
peut-être au Maroc ; comme ils s’installent en Asie Mineure, en Grèce et en
Arabie. En 320 avant notre ère, après la fondation d’Alexandrie où viennent vivre
des dizaines de milliers de Juifs, des liens commerciaux et intellectuels
s’établissent entre les communautés juives d’Égypte et celles d’Afrique du
Nord, qui se déploient jusque dans le désert et sur la péninsule Ibérique. Même
s’ils vivent en général dans la langue de leur pays d’accueil, tous, ou
presque, réussissent à conserver leur identité religieuse et la langue de leur
culte. À la différence de tous les peuples environnants, tous les enfants, de
chacune de ces communautés, apprennent à lire, à écrire, et à commenter leurs
textes sacrés.
En
70, quand, en Judée, Titus et ses légions détruisent le second Temple, bien des
Juifs de Judée quittent la terre de leurs ancêtres pour trouver refuge en
Afrique du Nord. Un peu plus tard, d’autres en font autant pour échapper aux
persécutions de Trajan, allant jusqu’à l’actuelle Mauritanie. Ils sont
alors
environ 30 000 sur le territoire de l’Algérie d’aujourd’hui.
Au
II siècle de notre ère, entre Fès et Meknès, dans la Volubilis romaine, des
inscriptions funéraires en hébreu et en grec attestent, pour la première fois
avec certitude, une présence juive au Maroc. On a aussi trace de synagogues du
III siècle de notre ère à Sétif (nom inchangé aujourd’hui) et à Aumale
(aujourd’hui Sour El-Ghozlane). Une autre synagogue est fondée à Tipaza au IV
siècle. Une de celles de Ghardaïa, fondée peu après, est si audacieuse qu’elle
servira bien plus tard d’inspiration à Le Corbusier pour son abbaye de
Ronchamp.
Au
début du V siècle, les Vandales, comme d’autres peuples germains du centre de
l’Europe (Francs, Burgondes, Goths ou Saxons), fuient vers l’ouest pour
échapper aux Huns venus d’Asie. Ils traversent la Gaule et l’Espagne, et
s’installent en Afrique du Nord. Une période de paix et de prospérité s’ouvre
dans cette région pour les Hébreux ; des historiens arabes mentionneront la
présence de communautés juives, au V siècle, dans le Sud- Ouest algérien, non
loin de l’actuel Maroc.
Puis,
vient la période, brève, d’une première domination chrétienne sur l’Afrique du
Nord. En 533, des Byzantins, venus de la nouvelle capitale de l’Empire romain
d’Orient, arrivent en Algérie et y imposent un
christianisme
rigoureux ; les édits de Justinien privent ceux qui refusent de se convertir,
les Juifs, comme les autres, de tout droit civil et ils reviennent sur la
tolérance de Constantin ; les réunions communautaires sont
interdites
; plusieurs synagogues, dont celle de Tipaza, sont transformées en églises.
Au
début du VII siècle, les occupants chrétiens se font plus tolérants ; l’Algérie
accueille une nouvelle immigration juive, venant cette fois de la péninsule
Ibérique, fuyant les persécutions du roi wisigoth Sisebut.
À
partir de 670, une nouvelle religion, l’islam, arrive en Algérie. Les armées du
général omeyyade Oqba Ibn Nafaa convertissent au fil de l’épée les Berbères et
les autres peuples de la région, en partie christianisés. En
678
est construite une première mosquée en Algérie (la mosquée Sidi Ghanem de Mila,
dans le nord-est de l’Algérie). Fait très rare, une femme, une reine berbère,
dite la Kahina, à la tête de ses troupes, affronte les armées omeyyades et
meurt au combat dans les Aurès en 703. Certains historiens, à partir d’Ibn
Khaldoun, laissent entendre qu’elle serait juive et qu’elle viendrait d’une des
tribus berbères judaïsées ; la question passionne encore beaucoup les
historiens, sans être tranchée. Après elle, les Berbères se convertissent à l’islam
d’autant plus facilement que se réclamer d’une autre religion est lourdement
taxé. En particulier,
beaucoup
de Juifs se convertissent. D’autres résistent, partent ou se cachent.
En
776 s’installe une première dynastie musulmane d’Algérie, les Rostémides,
d’origine berbère ; en 960, Bologhine ibn Ziri’, fondateur de la dynastie
berbère suivante, les Zirides, établit une ville sur les ruines de
l’ancienne
cité romaine Icosium (« île aux mouettes ») et la nomme Djaza’ir Beni Mezghenna
(qui pourrait vouloir dire « île des Berbères ») ; cela deviendra en français
Alger et donnera son nom à l’Algérie.
C’est
à ce moment, et à ce moment seulement, que, d’abord dans l’islam,, puis dans la
chrétienté, on exige des communautés juives qu’elles servent de prêteurs aux
non-Juifs, à qui ce métier est interdit.
Aux
siècles suivants, de très nombreuses communautés juives prospèrent en Afrique
du Nord et dans l’Espagne musulmane. Elles y sont tolérées, toujours soumises,
et paient un impôt particulier. Les Juifs sont toujours tenus d’être prêteurs,
en plus des autres métiers qu’ils exercent. Chacun assiste aux fêtes de
l’autre. On étudie, on redécouvre les textes des savants grecs, notamment ceux
d’Aristote. Au XI siècle, avant que l’Europe chrétienne ne s’éveille au commerce,
Cordoue, sous domination musulmane, devient une des plus grandes villes
d’Europe ; un grand poète juif qui y vit à l’époque écrit : « Ici, on parle en
arabe, on prie en hébreu, et on pense en grec . »
Alger
est alors une place forte convoitée. Elle passe, comme le Maroc, d’une
domination almoravide au XI siècle, bienveillante, à une domination almohade,
sectaire, au XII siècle ; l’une et l’autre venues du Sud marocain. Jusqu’à ce
que, en 1142, année noire, le chef almohade Abd al-Mu ‘min contraigne les Juifs
à se convertir à l’islam ; les communautés du Sud disparaissent en 1142, celle
d’Oran en 1145, celle de Tlemcen en 1146 et celle de Bougie (Béjaïa) en 1147.
En 1162, c’est aussi le cas de celles de Grenade et de Cordoue. Ceux des Juifs
qui refusent l’exil et décident de se convertir sont très surveillés . Il leur
est interdit d’épouser des musulmanes d’origine et de porter le turban ; on
leur impose une coiffure distinctive et
un
vêtement à manches très longues, bleu foncé, puis jaune. C’est de là que
viendrait la couleur jaune qu’on retrouvera bien plus tard, jusqu’en Allemagne
nazie, pour stigmatiser les Juifs.
En
1391, alors que l’antijudaïsme s’est calmé en Afrique du Nord, des persécutions
chrétiennes d’une grande violence dans la péninsule Ibérique suscitent une
importante vague de migrations juives vers l’Algérie et le Maroc. On trouve
alors des communautés jusqu’à Ghardaïa, aux frontières du Sahara, avec des
orfèvres de grande réputation dans tout le Maghreb.
En
août 1492, les rois catholiques chassent les derniers Maures d’Europe, réfugiés
à Grenade, et les 800 000 derniers Juifs d’Espagne et du Portugal connus sous
le nom de « Séfarades » . Ces derniers s’exilent en Afrique du Nord, à Naples,
à Salonique, en Égypte. Leurs rabbins prennent la tête des communautés
algériennes ; Alger redevient un grand centre théologique.
En
terre musulmane, et en particulier en Algérie, les Juifs restent soumis au
statut de dhimmi : souvent humiliés, persécutés, à peine tolérés ; en cas de
litige avec un musulman, ils sont jugés par un tribunal musulman et leur
témoignage vaut moins que celui d’un musulman. Lorsqu’ils sont condamnés à
mort, des Juifs d’Alger sont brûlés vifs à la porte de Bab El Oued.
Parfois,
des princes chrétiens venus de la péninsule Ibérique s’emparent, pour un temps,
de quelques ports du littoral algérien : Mers el-Kébir en 1505, Oran en 1509,
Bougie (Béjaïa) en 1510. Ils obligent les populations de Cherchell, de
Mostaganem et de Ténès à leur payer tribut ou à se convertir. Mais ils sont vite repoussés ; et
l’islam conserve la mainmise sur l’Afrique du Nord. En 1514 est construit à
Alger un magnifique palais pour le bey, qu’on retrouvera bien plus tard sous le
nom d’« hôtel Saint- George », comme le lieu clé de la vie politique en
Algérie.
En
1516, appelé au secours par les habitants d’Alger, en particulier par les
communautés soufies, qui craignent une invasion ibérique, un Turc né sur l’île
grecque de Lesbos, d’un père potier, Arudj Barberousse, prend Alger avec une
armée de 1 300 Turcs et 5 000 Kabyles. Repoussant une expédition espagnole, il
conquiert l’arrière-pays et l’Ouest algérien : le Chélif, le Titteri, le Dahra,
la Mitidja, l’Ouarsenis et le royaume de Tlemcen. Ainsi commence la domination
ottomane en Algérie. Elle va durer trois siècles. Au printemps 1541, Charles
Quint tente de déloger les Ottomans d’Alger,au grand dam des Juifs, qui
craignent beaucoup moins leurs maîtres musulmans que leurs tortionnaires
chrétiens. Quand, le 23 octobre 1541, une tempête emporte une partie de la flotte
de Charles Quint, les Juifs d’Algérie crient au « miracle », encore commémoré
aujourd’hui par les communautés venues d’Afrique du Nord comme le « Pourim
d’Alger ». L’Empire ottoman s’installe alors durablement en Algérie, en Tunisie
et dans l’Europe orientale. Les communautés juives y jouissent d’une certaine
autonomie et, en principe, d’une protection, en contrepartie d’impôts
spécifiques et de lois très rigoureuses. Elles commercent entre elles et avec
les principautés italiennes. Et aussi avec la France, qui établit à Alger, à
partir de 1561, un comptoir commercial ; puis un consulat depuis au moins 1642.
Au
milieu du XVII siècle, des communautés juives venues d’Espagne installées
notamment à Livourne ouvrent des comptoirs à Alger, Oran et Bône ; en
particulier pour y acheter du blé pour le revendre en France, qui manque alors
cruellement de grains. Certaines familles juives livournaises (les Bouchara,
les Bacri, les Busnach) deviennent très influentes en Algérie et importent des
céréales de l’Afrique du Nord vers la France. Et, comme cela arrive souvent
dans l’histoire, c’est par une affaire d’alimentation qu’un système politique
va s’effondrer : le blé algérien servira de prétexte à l’annexion de l’Algérie
par la France.
Une
terre d’abord en partie juive, puis chrétienne, puis musulmane, bascule de
nouveau, avec les musulmans et les Juifs qui s’y trouvent, sous contrôle
chrétien. Ainsi commence l’Algérie française….. »