HISTOIRE- ENQUÊTES ET REPORTAGES- ÎLE SAINTE MARGUERIRE (FRANCE)- PRIONNIERS DE
GUERRE/CIMETIÈRE
DE CHOUHADA
Un cimetière de chouhadas oubliés sur l’île Sainte
Marguerite en France
© Par Khidr Ali/ Algérie1.com, jeudi 20 Aout 2020
Entre 800 et 1000 combattants algériens ont été déportés sur l'île
Sainte Marguerite (France), avec leurs familles, entre 1840 et 1880, en
majorité des membres de la Smala de l'Emir Abd el-Kader. Beaucoup sont morts et
enterrés sur l'île, la plus grande des quatre îles de Lérins, située en face de
la ville de Cannes.
L'île Sainte Marguerite est séparée du continent par un détroit
de 1.100 m. Elle est couverte par une forêt et s'étend d'Ouest en Est sur une
longueur de 3 km, et sa largeur est de 900 m environ.
Dans ce cimetière sont enterrés environ 600 corps de prisonniers
algériens décédés au fil du temps. Les tombes sont reconnaissables encore
aujourd'hui aux cercles de pierres qui les entourent.
"Seront
traités comme prisonniers de guerre et transférés dans un des châteaux ou
forteresses de l’intérieur pour y être détenus, les arabes appartenant aux
tribus insoumises de l’Algérie qui seraient saisis en état d’hostilité contre
la France."
Cet arrêté du Maréchal Soult, ministre de la Guerre français, en
1841, allait créer les conditions de l'internement d'Algériens sur le sol
français, jusqu'au début du XXe siècle indique Sylvie Thénault dans
son étude intitulée « Une circulation transméditerranéenne forcée
: l'internement d'Algériens en France au XIXe siècle. »
Désignés par l'arrêté de "prisonniers de guerre", ces
Algériens transférés en France sont ceux pris "En flagrant délit d'insurrection, les
conspirateurs armés, les chefs devenus suspects à cause de leurs relations avec
l'ennemi ou de leur résistance persévérante à la domination française."
A partir
de 1843, date de la prise de la Smala de l'Emir Abd el-Kader, plus de 500
hommes, femmes et enfants arrivèrent dans l'île. La tenue des registres
laissant à désirer, différentes sources avancent carrément le double soit un
millier de prisonniers qui ont été détenus dans cette île.
Selon
l'historien Xavier Yacono, entre juin et juillet 1843, 49 hommes, 113 femmes,
89 enfants et 39 domestiques ont été débarqués sur l'île, escortés d'un
contingent de soldats. Ils constituent la smala de l'émir Abd El-Kader. Un chef
de guerre qui a résisté longtemps à l'armée coloniale française. Ses trois
épouses, ses deux fils, sa famille, ses proches et ses subordonnés ont vécu
plusieurs années dans la prison du fort.
" Vingt par cellule dans le fort "
Selon
Jacques Murisasco, président de l'Association de défense du patrimoine
historique de l'île, beaucoup de ces prisonniers sont morts sur l'île,
notamment les enfants car les conditions de vie étaient particulièrement
difficiles : « Au début, ils étaient à l'intérieur du fort, à vingt par
cellule. Ils ne sortaient pas et dormaient sur des paillasses. Il y avait
beaucoup de maladies à cause de l'eau qui venait des gouttières et était
stockée dans des citernes. »
En 1842,
alertées par un médecin, les autorités ont amélioré leur sort. « Un mur de 5,60
m de haut a été construit autour de la cour pour les laisser sortir. Et ils
pouvaient prendre l'eau du puits » raconte encore Jacques Murisasco.
Le
cimetière musulman de l'île témoigne encore aujourd'hui de cette partie
méconnue de l'histoire de l'île.
Ce carré de sous-bois cacherait environ 600 corps de prisonniers
musulmans décédés au fil du temps. Les tombes sont reconnaissables encore
aujourd'hui au cercle de pierres qui les entoure. C'est la tradition chez les
Algériens. Ils protégeaient ainsi les corps de l'appétit des charognards ».
Autre curiosité, la stèle patriotique à la mémoire des soldats
morts pour la France qui trône dans le cimetière musulman : « Il n'y a
aucun soldat ayant combattu pour la France ici. Et pourtant, les anciens combattants
viennent tous les ans déposer deux gerbes » ironise jacques Murisasco.
Ouverture d'autres centres de détention
La surpopulation de l'île, consécutive à l'arrivée massive de
"prisonniers de guerre" en 1843, allait entraîner l'ouverture
d'autres centres de détention : le fort Brescou, au large du cap d'Agde,
puis, en 1844-1845, les forts Saint-Pierre et Saint-Louis à Sète. À Toulon, où
débarquaient les prisonniers d'Algérie, le fort Lamalgue, lieu de transit,
tendait à devenir permanent. Chacun de ces forts avait une capacité d'une
centaine de places, de 83 à Saint-Pierre jusqu'à 180 à Lamalgue. En 1847, tous
étaient saturés. Les fonctionnaires du ministère de la Guerre pensèrent alors à
l'île de Ré puis à l'île d'Aix, prévoyant la réfection de bâtiments sur
place.
Les envois, par ailleurs, débordèrent ponctuellement des lieux
prévus. En 1857, par exemple, un homme, « auteur de troubles et de désordres »,
fut envoyé pour trois ans à l'île de Ré36. En 1872, de même, celle de
Porquerolles figurait dans la liste des destinations à donner, en sus de celles
habituelles, à plus d'un millier d'« otages » de la province de Constantine,
pris dans la répression de l'insurrection déclenchée par El-Mokrani.
L'appropriation du château d'If fut aussi mise à l'étude. C'est dans ce
contexte que des Algériens arrivèrent en Corse. En mars 1859, lors de la
première désaffection de Sainte Marguerite, trente-sept hommes repérés comme «
dangereux pour l'ordre public » furent en effet transférés à la caserne
Saint-François d'Ajaccio. Puis, en 1864, alors que l'insurrection des Ouled
Sidi Cheikh venait de débuter, la citadelle de Corte s'y ajouta. Elle compta
jusqu'à 320 internés, avant d'être abandonné en 1868 ; la caserne d'Ajaccio
avait de même cessé d'être utilisée. Puis l'insurrection d'el-Mokrani en 1871
entraîna le réemploi momentané de la citadelle de Corte, ainsi que l'usage de
la citadelle de Calvi. En 1883, enfin, le « dépôt des internés arabes » de
Calvi déménagea de la citadelle au fort Toretta. Ce fort devint le dépôt
exclusif des internés d'Algérie l'année suivante, en 1884, au moment où Sainte
Marguerite fut définitivement abandonnée. Les effectifs diminuèrent fortement
avec la fin des insurrections. Alors que 500 hommes environ étaient présents au
fort Toretta fin 1871, ils n'y furent jamais plus de 70 à 80 à la fois par la
suite.
Le lieu d'inhumation des 24 internés morts à Calvi,
identifiables dans les registres d'état civil de la commune, reste toujours
inconnu.
Mohamed Belkhir et Cheikh Douina
En dehors des archives publiques, un seul témoignage nous est
parvenu : celui de Mohamed Belkheir. Âgé d’une soixantaine d’années au moment
de son internement, en 1884, Mohamed Belkheir fut interné à Calvi pour son
incitation et sa participation à la révolte dans ce Sud-Oranais que les
Français peinaient à soumettre. Si la durée de son internement reste discutée,
il est sûr qu’il en revint avant de mourir vers 1905
« À Calvi exilé, avec Cheikh Ben Douina, nous voilà
otages ! Quand agiras-Tu, Créateur, sauveur des naufragés entre deux océans ?
J’étouffe et veux fuir du pays des roumi chez les musulmans.»
« Je suis en exil à Calvi, banni de mon pays en compagnie de
Cheikh Douina, comme gages. Dieu qui m’a créé, quand pourrai-je me préparer (à
partir d’ici) ? Ô Toi qui délivres ceux qui sont dans une impasse, délivre-nous
des deux mers. Je me sens oppressé et voudrais décamper d’une terre
d’infidélité et me rendre en terre d’Islam », lit-on aussi pour son
incantation calvaise.
D'autres transferts d'Algériens ont eu lieu au XIXe siècle, en
particulier vers les prisons. Celles de Nîmes, d'Aniane et de Montpellier
recevaient ainsi, dans les années 1840, les condamnés d'Algérie à des peines
supérieures à un an, en raison des insuffisances des structures pénitentiaires
dans la nouvelle colonie en cours de conquête. Le procès des insurgés de
Marguerite, au tout début du XXe siècle, s'est également tenu dans la région, à
Montpellier. Ces flux contraints d'Algériens vers le sud de la France, pendant
plus d'un demi-siècle, renvoient à une histoire plus large, dont Jocelyne
Dakhlia a déploré l'absence et qu'elle appelle de ses voeux : celle de la
présence « musulmane » en France. Les traces laissées par ces internements
d'Algériens en France au XIXe siècle sont ténues – ainsi il reste des tombes à
Sainte Marguerite.
3.300 prisonniers
On sait que les prisonniers les plus importants, comme les plus
proches parents d’Abd El Kader, ont été emprisonnés sur l’île
Sainte-Marguerite, au large de Cannes. A Sète, il semble que la plupart des
prisonniers aient été capturés au cours des combats postérieurs à la prise de
la Smala d’Abd El Kader, qui a eu pour conséquence immédiate la mise en
détention de plus de 3.300 personnes réparties dans toutes les prisons
disponibles sur le littoral méditerranéen. Certaines ont été dirigées vers le
fort Ratonneau, près de Marseille, où 520 prisonniers étaient déjà incarcérés.
D’autres ont été conduites au fort de Brescou, au large d’Agde.
200 martyrs enterrés à Marseille
Les
registres municipaux d’état civil mentionnent un premier décès dès le 23 août
1845, soit cinq mois après l’emprisonnement de ces hommes à Sète. Ce premier
décès enregistré est celui de Ahmed ben Sebah, âgé de 40 ans, originaire de
Mascara. Entre 1845 et 1856 suivent 192 autres décès. Les causes de toutes ces
morts sont inconnues. Tous ces prisonniers ont toutefois reçu des soins et
leurs fins de vie ont été déclarées à l’ Hôpital Saint-Charles. Leurs
dépouilles ont été ensevelies dans le cimetière communal, voisin des forts,
dont la célébrité est devenue retentissante, à partir de 1945, après
l’inhumation du poète et académicien local Paul Valéry en souvenir duquel ce
cimetière est devenu le «Cimetière Marin».
Dans les
années qui suivirent la prise de la Smala d’Abd El Kader par le duc d’Aumale,
entre 1846 et 1855, à Sète, de ces proscrits, il en est mort 192. Le plus jeune
avait 20 ans ; il s’appelait Salem Ben Meftah, fils de Meftah et de Aïcha ; il
était né à Médéa et était journalier. Le plus vieux avait 89 ans ; il
s’appelait Ben Youssef ben Saïd ; les archives ne disent rien d’autre que son
numéro matricule : 189. Premières victimes de la première guerre de la France
en Algérie, premiers martyrs des premiers combats des Algériens pour
l’indépendance, tous ces laissés-pour-compte de l’histoire ont fini «à la fosse
commune du temps» qu’évoquait dans ses chansons le poète sétois Georges
Brassens, sans penser à leur tragique destin. La «Rampe des Arabes» est
désormais leur mémorial.
Ni anciens combattants ni tirailleurs sénégalais
L'un
milite, convaincu qu'il abrite des tirailleurs sénégalais. D'autres y honorent
la mémoire d'anciens combattants... qui n'en sont pas. Quelle est la vérité?
Il a
frappé à toutes les portes. Convaincu du bien fondé de sa démarche. Depuis sept
ans qu'il a découvert son existence, Boubou Sow, président de l'association
France-Sénégal de Cannes multiplie les démarches en faveur du cimetière
musulman de Sainte-Marguerite. Une nécropole occupant environ 1 000 m2, au nord
de l'île. Son objectif ? « Réhabiliter ce cimetière qui abrite des tirailleurs
sénégalais. »
La réponse du ministère français de la Défense
Pour ce faire, le président Sow a écrit au député-maire, au
sous-préfet, à madame l'ambassadeur du Sénégal en France et jusqu'au ministère
de la Défense et des anciens combattants qui lui a répondu : « Il ne
s'agit pas d'un cimetière sénégalais, mais d'un cimetière musulman. Ce site
accueille les corps des fidèles de l'émir Abd el-Kader faits prisonniers à la
prise de la Smala en 1843 et décédés sur place. Ce cimetière n'abrite donc pas
des militaires morts pour la France, seul critère qui fonde la compétence du
ministère de la Défense et des anciens combattants. » Et de regretter
« de ne pouvoir réserver une suite favorable » à cette
demande. Donc pas de tirailleurs sénégalais dans ce cimetière.
« Une violence à la vérité historique »
Mais qui sont en fait les musulmans enterrés au petit cimetière
qui jouxte celui de Crimée se demande Nice matin qui a fait sa propre enquête « Ce
sont des prisonniers algériens que l'autorité coloniale a fait déporter entre
1840 et 1884, pour des motifs essentiellement politiques », affirme Michel
Renard, historien, qui a consacré un ouvrage au site sous le titre
"Enquête ethnographique sur une nécropole musulmane oubliée". Pour
Jacques Murisasco, « ce sont essentiellement des membres de la Smala d'Abd
el-Kader. »
Reste un mystère : pourquoi la stèle érigée au centre du
cimetière porte-t-elle l'inscription « A nos frères musulmans morts
pour la France » ? « C'est une violence à la vérité historique, déplore
Michel Renard, les musulmans enterrés ici sont morts " par "
la France et non " pour " la France. » Et pourtant chaque 1er
novembre, la ville de Cannes, le Souvenir français et l'association « les Amis
des îles », viennent, chacun, déposer une gerbe au pied de la stèle. «
Et ça dure depuis 1965 ! », souligne Jacques Murisasco.
« Certains n'en démordent pas ! »
Alors
qui a fait graver cette stèle et pourquoi se demande Nice Matin. En fait, et
bizarrement, personne ne le sait. Ni le service des cimetières, ni les
archives, ni plusieurs historiens consultés. Pas même le Souvenir français,
ainsi que confirment son président le général Morel, son vice-président René
Battistini, et sa présidente honoraire, Geneviève de Bustos.
Pourquoi déposer une gerbe sur un site qui n'abrite pas
d'anciens combattants ? « Par habitude », évacue l'un. «
J'ai essayé de dire que ce n'était pas logique, invoque un autre, mais certains
n'en démordent pas ! »
« Simplement, peut-être, par méconnaissance",
relative Michel Renard. "Quoi qu'il en soit, c'est un endroit émouvant,
alors pourquoi ne pas imaginer faire de Sainte-Marguerite, un lieu de
réconciliation ? » espère l'historien.
(Cet article a déjà été publié le 29 août 2016 et le 18 août
2019)