DÉFENSE – ENQUETES ET REPORTAGES- HAUTS GRADÉS ARMÉE-
ENRICHISSEMENT ILLICITE- EL WATAN, L 17/8/2020
Enrichissement illicite, haute trahison et
trafic d’influence
Ces hauts
gradés qui causent du tort à l’Armée
© SALIMA TLEMCANI/EL WATAN, LUNDI
, 17 AOÛT 2020
L’opinion
publique a découvert avec stupeur, au fil des dernières semaines, que des
officiers supérieurs de l’armée étaient directement ou indirectement mêlés à
des affaires de corruption ou carrément à des opérations visant la
déstabilisation du pays. La réaction salutaire de l’état-major de l’armée et
des plus hautes autorités du pays, décidés à assainir les rangs de l’institution,
suffira-t-elle à réparer les dommages causés à l’image de l’Anp ?
Trois
commandants de Régions militaires, trois chefs successifs de la Gendarmerie
nationale, trois autres du puissant service des renseignements, deux anciens
patrons de la sécurité de l’armée, de nombreux autres officiers supérieurs, des
directeurs centraux de lourds départements au niveau du ministère de la Défense
font l’objet de poursuites.
Certains
sont incarcérés ou en sursis et d’autres en fuite à l’étranger. Jamais
l’institution militaire n’a autant fait parler d’elle que durant ces deux
dernières années. Lutte de clans, opération mains propres, ou règlement de
comptes, le bilan démontre à quel point l’Armée, qui avait pour sacro-saint
principe de laver son linge sale en famille, a été malmenée, et ce,
publiquement.
Jamais l’institution militaire n’a autant fait parler d’elle que
durant ces deux dernières années. Les trois derniers chefs de la gendarmerie
nationale, un corps d’élite, se retrouvent au centre de graves affaires de «corruption»
et de «trahison», les services de renseignement militaire, centre névralgique
qui veille à la sécurité de l’Etat, subissent les coups et contrecoups des fins
tragiques de leurs trois derniers patrons, des commandants de Régions
militaires en prison ou en fuite à l’étranger et des directeurs centraux à la
tête d’importants services au ministère de la Défense incarcérés pour des
affaires d’enrichissement illicite.
Depuis
l’été 2018, le tribunal militaire n’a pas connu de répit. Le coup d’envoi a commencé
avec l’affaire des 701 kg de cocaïne saisis au large des eaux oranaises,
sur un navire transportant de la viande congelée importée du Brésil par le magnat de
l’immobilier Kamel Chikhi.
D’un coup,
cinq généraux-majors, dont trois ex-commandants de Régions militaires, Lahbib
Chentouf de la 1re RM, Abderrazak Cherif de la 4e RM
et Saïd Bey de la 2e RM, le patron de la Gendarmerie nationale,
Menad Nouba, ainsi que le directeur du département des finances, Boudjemaâ
Boudouaouer, sont limogés, déférés devant le tribunal militaire de Blida et
placés sous mandat de dépôt pour «enrichissement illicite».
Et c’est
le général Ghali Belksir, aux promotions fulgurantes et à l’ambition dévorante,
que Gaïd Salah va confier le commandement de la Gendarmerie nationale. Un
retour d’ascenseur pour le rôle qu’il avait joué pour débarquer le feu général
de corps d’armée Ahmed Bousteila du commandement.
Lieutenant-colonel
alors au groupement d’Alger, Belksir va offrir sur un plateau d’or le défunt
Bousteila à Gaïd Salah. Les conclusions d’une enquête menée sur les affaires de
l’un des enfants de l’ex-patron de la gendarmerie étaient l’erreur qu’attendait
le défunt vice-ministre de la Défense pour écarter définitivement de son chemin
le général de corps d’armée, natif de Aïn M’lila, à
l’est du pays, qui le connaissait parfaitement. Bousteila est remplacé en
septembre 2015 par le général Menad Nouba, originaire de l’Oranie.
Un pied à
la Présidence et un autre au ministère de la Défense, le général Ghali Belksir,
natif de Mostaganem, se retrouve à la tête du commandement de l’état-major de
la gendarmerie.
Moins de
trois semaines plus tard, les cinq officiers supérieurs sont libérés sur
décision du Président déchu ou de son frère conseiller. La décision n’est pas
du goût du défunt vice-ministre de la Défense et chef d’état-major de l’Anp, le
général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah.
Les coups et
contrecoups du général Bouazza
Le 22
février, et alors que tout semblait prêt pour ajouter un 5e mandat
à un Président malade, aphone et immobilisé sur une chaise roulante, les
Algériens sortent dans la rue par millions en ce vendredi 22 février 2019 pour
dire non au «mandat de la honte».
Jusque-là,
il y a unanimité au sein du pouvoir et de l’Armée pour maintenir Bouteflika à
son poste. Son état de santé permettait aux uns et aux autres de garder le
contrôle sur les affaires du pays. Mais la contestation populaire va finir par
avoir raison des partisans de cette voie.
La
résistance du clan présidentiel et les réunions de Dar El Affia, à Alger, entre
Saïd Bouteflika, Louisa Hanoune, secrétaire générale du Parti des travailleurs
(PT), et l’ex-patron des services de renseignement, le général Toufik,
provoquent la colère du défunt Gaïd Salah et sonnent le glas d’une guerre sans
merci contre tous ses détracteurs.
Il
présente ces réunions comme «un complot» contre son autorité et celle de l’Etat. Mais avant, il
limoge le coordinateur des services de renseignement militaire (sécurité
intérieure, extérieure et technique), le général-major Bachir Tartag, rattache
ses structures à l’état-major de l’Anp, puis nomme le jeune colonel Bob
(Boubekeur) à la tête de la DCSA (Direction centrale de la sécurité de
l’armée).
Il ramène
le général Wassini Bouazza, qui chapeautait depuis de longues années la
direction des infrastructures militaires, et l’installe à la tête de la
sécurité intérieure. Si la nomination du colonel Bob chargé des enquêtes sur
les oligarques liés au frère du Président déchu a été bien reçue, celle de
Bouazza a surpris beaucoup d’officiers, qui voyaient en lui un intrus dans le
monde du renseignement.
Les
investigations du tout nouveau chef de la DCSA vont lever de véritables
lièvres. Une grande partie des colossaux fonds destinés à la campagne
électorale pour le 5e mandat a été récupérée. Homme de
confiance de Gaïd Salah, le colonel commence à faire de l’ombre à Wassini.
Ses
enquêtes menacent aussi bien le tout nouveau patron de la sécurité intérieure,
mais aussi le général Belksir, dont l’enrichissement illicite n’est plus un
secret. L’incarcération du colonel Zaghdoudi, chef de la brigade de recherche
de Bab J’did, à Alger, bras droit de Belksir, par les éléments de la DCSA pour
une affaire de «trafic d’influence» liée à certains hommes d’affaires était la
menace de trop.
Le duo
Belksir-Bouazza s’allie pour mettre l’équipe du colonel Bob «hors d’état de
nuire». Il monte un dossier de prétendus «chantages» que le jeune officier
aurait exercés sur des hommes d’affaires en contrepartie d’argent, et le dépose
sur le bureau de Gaïd Salah.
Le chef de
la DCSA est débarqué de son poste, placé en détention avec plusieurs autres
officiers et remplacé par le colonel Nabil, l’adjoint du général Bouazza, sur
recommandation de ce dernier.
Quelques
mois auparavant, les cinq généraux-majors libérés par Bouteflika sont déférés devant le
tribunal militaire de Blida. Deux manquent à l’appel.
Lahbib
Chentouf et Abderrazak Cherif, qui ont pris la fuite vers l’Europe. Boudjemaâ
Boudouaouer, Saïd Bey et Menad Nouba sont placés sous mandat de dépôt. Les
événements s’accélèrent. Quelques mois après, Menad est rejoint par son fils,
incarcéré pour une affaire à Oran.
Puis,
c’est au tour du général-major Cherif Zerrad, patron du tout puissant
département emploi et préparation de l’état-major et proche collaborateur de
Gaïd Salah, qui est débarqué et incarcéré pour des affaires d’«enrichissement
illicite».
Aidé par
le général Belksir, Bouazza se charge de contrecarrer la révolution en marche
sur les réseaux sociaux par le recours aux «mouches électroniques» et par les
arrestations d’activistes du hirak, notamment les porteurs de drapeaux
amazighs.
Benouira
signe la fin tragique de Belksir et de Bouazza
Mais, les
affaires de Belksir, de son épouse présidente de la cour de Tipasa et ses
relations très particulières avec l’ex-ministre de la Justice, Tayeb Louh, font
couler beaucoup d’encre.
Moins de
quatre mois après l’incarcération de son bras droit, il est mis fin à ses
fonctions à la tête du commandant de la Gendarmerie nationale et obtient une
autorisation – ce qui est unique – de voyager à l’étranger.
Il
s’envole vers la France avec sa femme et ses enfants, où il détient des biens
immobiliers et de là, il voyage d’un pays à un autre. A la tête de l’état-major
de la gendarmerie, le général Abderrahmane Arrar est promu commandant de ce
corps de sécurité.
Avec
l’aide du directeur des transmissions au ministère de la Défense, conseiller
très écouté de Gaïd Salah, le général-major Abdelkader Lachkhem – originaire de
Laghouat, très proche de Mohamed Rougab (aussi enfant de Laghouat), secrétaire
particulier du Président déchu –, le général Bouazza recommande le tout jeune
adjudant Guermit Bounouira à Gaïd Salah pour gérer le service des écoutes, dépendant
directement du cabinet du vice-ministre.
Se sentant
au sommet de sa puissance, Bouazza met le pied dans le processus électoral
présidentiel, en soutenant le candidat Azzedine Mihoubi. Des directives sont
données à de nombreux walis et à des hommes d’affaires pour aider le secrétaire
général du RND (par intérim) de gêner l’avancée de son concurrent Abdelmadjid
Tebboune.
Après
l’installation du nouveau Président, le décès inattendu de Gaïd Salah et la
désignation du général Saïd Chengriha comme chef d’état-major de l’Anp par
intérim, tout portait à croire que l’Etat parallèle de Bouazza allait
s’effondrer.
Il prend
les devants en organisant, en mars dernier, la fuite de Benouira à l’étranger,
où le général Belksir est déjà installé et ne compte plus revenir.
Les
langues commencent à se délier. La nomination du général Abdelghani Rachedi
comme adjoint avec de «larges prérogatives» sonne sa fin.
Quelques
jours après, il est arrêté, déféré devant le tribunal militaire et placé sous
mandat de dépôt. L’enquête sur l’affaire du colonel Bob conclut que ce jeune
officier et son équipe ont fait l’objet d’un dossier «monté de toutes pièces»
par le général Bouazza, ses collaborateurs et l’ex-patron de la DCSA.
Le colonel
Bob est libéré puis réhabilité avec la dizaine d’officiers en détention avec
lui. Proche collaborateur de Wassini, le colonel Nabil (entre-temps devenu
général), chef de la DCSA, et le responsable du service judiciaire sont
également placés sous mandat de dépôt.
Arrêté par
les autorités turques et livré à l’Algérie, le jeune adjudant Bounouira lève le voile sur sa fuite
«organisée» et les réseaux qui l’ont aidé aussi bien en Algérie qu’à
l’étranger.
Des liens
avérés avec le réseau de Zitout, notamment son frère installé en Turquie, et
d’autres militaires établis en Europe et faisant l’objet de mandats d’arrêt
internationaux sont évoqués par l’ex-fugitif. De nombreux noms d’officiers de
la gendarmerie, de la sécurité intérieure et du ministère de la Défense y sont
mêlés.
Quelques
jours auparavant, et moins d’un mois après sa promotion au grade de
général-major, en juillet dernier, le successeur de Belksir, le général
Abderrahmane Arrar, est limogé.
Son nom
figure désormais sur la liste des personnes interdites de quitter le territoire
national, alors que le général Belksir, n’ayant pas répondu aux deux
convocations de la justice, fait désormais l’objet d’un mandat d’arrêt
international pour «haute trahison».
Mis à
l’écart depuis deux mois, le général-major Abdelkader Lachkhem est débarqué de
son poste de directeur des transmissions, et ce n’est que ces jours-ci que le
nom de son successeur, le général-major Farid Bendjerit, a été annoncé.
En deux
ans, trois commandants de la Gendarmerie nationale ont connu une fin peu
honorable. Il en est de même pour les services de renseignement.
Les
nouvelles équipes qui ont pris le relais auront du mal à rétablir ce qui a été
perverti durant cette courte période où des pouvoirs exceptionnels ont été
donnés à des officiers qui agissaient en électrons libres, sans aucun contrôle
ou contre-pouvoir. Les dommages collatéraux sont très lourds.
Faire
revenir chaque institution à sa véritable mission constitutionnelle est très
difficile et prendra certainement beaucoup de temps.