CULTURE- BIBLIOTHEQUE D’ALMANACH
-MEMOIRES /ESSAI SYLVIE ARKOUN- « LES VIES DE MOHAMMED ARKOUN »
Les vies de Mohammed Arkoun.
Mémoires-Essai
de Sylvie Arkoun.
Préface de Joseph Maïla. Editions Barzakh,
Alger 2015 (Presse universitaires de France, 2014), 364 pages, 800 dinars
Comme le dit le préfacier, l’ouvrage de
Sylvie Arkoun n’est pas une biographie
intellectuelle. C’est l’histoire d’une vie ou plutôt un livre autour de ce
qu’elle appelle « les vies » de son père.
Une vie relatée, recomposée et restituée
comme un album de famille par collage des temps, juxtaposition des espaces et
adjonction des témoignages. Un livre émouvant par le rappel des absences, mais
aussi et surtout par l’évocation des courts et derniers instants des
retrouvailles.
L’ouvrage fourmille de détails sur la vie
d’un homme qui bien que célèbre – par sa pensée, par ses interventions……et par
son comportement - restait un grand inconnu, même pour ses fidèles et ses proches.De ce fait, on en apprend des choses qui
démythifient un peu notre homme mais qui aident à le mettre à notre portée
alors que l’on croyait inaccessible.Il travaillait
énormément, il ne faisait que penser, il était fidèle à ses racines, il aimait
les femmes (« moteur essentiel dans sa vie » : mère, tantes,
amies, amantes, étudiantes, militantes ..) , il était , ce me semble,
assez susceptible , tombant facilement dans le « piège » des
provocations…islamo-conservatrices comme la fameuse (sic !) attaque menaçante
du cheikh El Ghazali lors d’un séminaire sur la Pensée islamique à Bejaia en
juillet 1985 (et c’est, peut-être , ce côté narcissique qui l’a poussé à se
« fâcher », dans de « grandes souffrances morales », avec
l’Algérie - globalement dès 62 – pays qu’il portait pourtant au plus profond de
son cœur), déjà malheureux (au départ…en 54, année de son arrivée à Paris) de
ne pouvoir « donner » ce qu’il avait à donner en raison d’une langue
(l’arabe) qu’il ne maîtrisait pas encore parfaitement, discret pour ne pas dire
timide, pas engagé politiquement (il a discrètement milité au sein du Fln lors
de ses études en France) mais aux
positions décidées (il a soutenu, un certain moment le Ffs
en donnant , en Algérie, incognito, durant cinq jours, des cours sur la notion
de laïcité aux militants ) contre un Etat (algérien) qualifié de
« voyou » et rejettant l’arabisation à
outrance, « l’allégeance ostentatoire à l’arabisme » et l’intégrisme
qui ont poussé à l’abandon du peuple aux idées rétrogrades ….Des qualités , des
faiblesses…un homme complexe …un homme tout simplement trop lumineux pour
son temps, pour son pays d’origine (et
aussi pour celui d’adoption), pour son entourage, pour les religions.Mal-aimé ?
non. Mal compris (le seul lieu d’écoute et de recherche
convenant à son exigence scientifique a été l’Institut ismaélien de Londres à
partir de 1997) . En Algérie. En France (bien que fait
Commandeur de la Légion d’honneur, en septembre 2004) .Mais ,
le philosophe humaniste a lutté (donc espéré) jusqu’au bout, avec de brefs moments de lassitude et de
découragement contre le « système d’ignorance institutionnalisée »,
le poids du triptyque
« vérité-sacré-violence », « le bricolage
idéologique », « l’islam refuge-tremplin-repaire », le
« manque chronique d’analyse historico-scientifique vis-à vis de la
religion » …. dans nos pays
L’Auteure :Née en 1963 à Paris,
c’est la fille (du premier lit) du grand philosophe. Après un parcours marketing ,elle travaille dans la joaillerie. Elle a
commencé à écrire ce livre , juste après la
disparition de son père en 2010.Trois ans de recherche, car elle ne fit vraiment connaissance avec son
géniteur qu’aux derniers temps de la vie de ce dernier. Une œuvre difficile car
Arkoun avait « cloisonné sa vie en de multiples
compartiments étanches ». Heureusement, il avait de nombreux amis et
admirateurs fidèles , en France et en Algérie. Elle
est même venue en Algérie (et à Taourirt-Mimoun , le pays et la famille jamais oubliés , toujours remémorés) , avec
sa mère,Michèle Arkoun (la
première épouse) , en juin 2011.
Avis : Un livre
d’amour filial et de regrets.Présentation très
originale, la description et le commentaire entrecoupés de plusieurs lettres
adressées par M. Arkoun au Père Maurice Borrmans , sorte de parrain de substitution, de 1954 à
2010.Style très vivant. Presque un grand reportage. Pour mieux connaître un
(vrai) génie mal-aimé par son pays d’origine. Pour mieux comprendre son talent
et ses idées.Pour mieux « culpabiliser » , en Algérie, tous ceux qui n’ont pas été à sa hauteur. Il
est vrai que son ego (-centrisme), pour ne pas dire son égoïsme, n’a pas
facilité les choses. Le génie
fait ce qu’il peut. A nous de le comprendre !
Citations : « Si
notre vie est soumise aux circonstances extérieures, notre mort nous appartient.
Savoir comment d’autres ont entrepris ce dernier voyage est le seul secours
dont nous disposons à l’instant où nous devons nous-même
le commencer » (p 38), « La liberté intellectuelle offre une
certaine forme de liberté personnelle, et cette liberté (le ) grise, donne un
sens à (sa) vie » (p 60), « La mort
a ce curieux effet de parer le pire des salopards de toutes les
qualités » (p 96), « Le pays (la France) des droits de l’homme est
gêné depuis cinquante ans par tout ce qui vient de son ancienne colonie
(l’Algérie). La culpabilité empoisonne tout, et l’histoire baillonnée
n’a pu faire son travail de reconstruction » (p 119) ,
« L’amour est un trophée qui mérite récompense , et la mort se monnaye,
pour les héritiers, de bien étrange façon. Ceux qui se sentaient le plus aimés
se considèrent comme les dépositaires exclusifs de l’héritage matériel et
immatériel, mais ceux qui ne l’ont pas été assez se sentent crédités d’une
dette d’amour, qui se convertirait en dédommagement sur ce même héritage «
(p 131), « Le printemps ne dure pas ;celui
de femmes kabyles non plus, qui se marient à peine sortis de l’enfance »
(p 139 ), « On n’offre pas que des idées abstraites à une femme.
L’amour , lui, se nourrit d’attentions concrètes, de marques, de preuves, d’or
et de diamant» (p 306), « La pensée islamique actuelle reste hiératique,
redondante et fermée aux apports non islamiques ; son emprise et ses
succès sont dus à l’utilisation idéologique de la religion, bien plus qu’à
l’approfondissement des valeurs spirituelles de la religion » (p 324.
Extrait d’une intervention de Mohamed Arkoun ),
« Choisir, c’est sacrifier et nier une partie de soi-même » (p 348) ,
« L’Algérie est un joyau brut, un pays oublié depuis 1962, enfermé en
lui-même, cadenassé par un pouvoir jaloux de son autorité, et craignant toute
influence extérieure » (p 349)