COMMUNICATION-
ENQUETES ET REPORTAGES- AUDIOVISUEL- DERIVES (AVRIL 2020)
© Karim Kébir/Liberté, jeudi 30 avriL
2020
DÉRIVES ÉTHIQUES, INDIGENCE DES
PROGRAMMES ET DÉFAUT DE RÉGLEMENTATION
La jungle audiovisuelle
L’audiovisuel, un secteur à assainir. © D.R
Les dérapages sont devenus une marque de fabrique des chaînes
de télévision qui évoluent, de l’avis de tous les spécialistes, dans une espèce
de marécage de “non-droit”.
Alors
que le programme de la “caméra cachée” de la chaîne Numidia
TV n’a pas fini de faire jaser dans les chaumières, voilà qu’une autre chaîne
de télévision, Echourouk en l’occurrence, vient
d’arrêter la diffusion du sitcom “Dar Lâadjab” et de supprimer ses trois premiers épisodes sur
les réseaux sociaux. Raison de la suppression : les réactions indignées autant
sur la Toile que chez les autorités dont le contenu de la sitcom n’était pas
visiblement à leur goût. Il semble même avoir agacé. Conçu comme divertissement
avec en arrière fond une teneur de critique politique, le troisième épisode en
question évoquait implicitement le dépôt par l’Algérie de 150 millions de
dollars comme garantie à la Banque centrale tunisienne, un geste qui avait,
faut-il sans doute le rappeler, suscité quelques commentaires ironiques sur les
réseaux sociaux en raison de la situation économique peu reluisante du pays.
Mais
pas seulement : la sitcom s’est également moqué des candidats à la dernière
élection présidentielle de décembre dernier. Ayant sans doute pris la mesure de
“l’incartade”, le groupe médiatique s’est empressé mardi soir d’annoncer, par
le biais d’un communiqué, “l’ouverture d’une enquête”, “la suspension de toute
l’équipe chargée du premier visionnage des programmes” et “la traduction de ses
membres devant un conseil de discipline”. Mais le mal était déjà fait puisque
le lendemain, l’Autorité de régulation de l’audiovisuel n’a pas manqué
d’adresser un avertissement aux responsables de la chaîne.
Dans
un communiqué rendu public hier, le gendarme de l’audiovisuel, dont le rôle est
controversé, relève “un écart par rapport aux objectifs réels du programme à
travers des expressions d’abus et de mépris pour la dignité humaine et le
manque de respect pour les intérêts économiques et diplomatiques du pays ainsi
que le manque de respect pour les valeurs nationales et les symboles d’État
spécifiés dans la Constitution”.
Loin
d’être exhaustifs, ces dérapages sont devenus une marque de fabrique des
chaînes de télévision qui évoluent, de l’avis de tous les spécialistes, dans
une espèce de marécage de “non-droit”. Faut-il rappeler, dans ce contexte, la
manière peu cavalière avec laquelle a été malmené, il y a quelques années, lors
d’une “caméra cachée” l’écrivain Rachid Boudjedra par
la chaîne Ennahar ? Passons sur les scènes de
violence, de discrimination, de haine, d’atteinte à la dignité des personnes,
de racisme et d’antisémitisme qui marquent certains programmes diffusés.
Conçues
à l’origine, dans la foulée des révoltes arabes en 2011, pour contrecarrer la
redoutable chaîne Al Djazeera, les chaînes de
télévision, particulièrement privées, ont fini au fil des ans par constituer un
champ audiovisuel considéré par nombre de spécialistes, mais également par le
mouvement populaire qui n’a pas cessé de le dénoncer, comme un “véritable
danger” pour la cohésion sociale. À leur financement opaque, s’ajoute la
médiocrité professionnelle et l’indigence de leurs contenus. “Il y a une
absence de régulation dans le sens juridique, professionnel et civil.
Car
dans les sociétés démocratiques, la société civile a le droit de fonder des
observatoires pour observer les chaînes de télévision. Depuis leur création en
2011 avec l’aval du système, dans la foulée des événements en Tunisie, en
Égypte et au Yemen, ces chaînes, avec un financement
opaque, transfèrent des devises et produisent des sitcoms qui versent dans la
haine, particulièrement à l’égard des migrants, leur première victime. Elles
font aussi de la discrimination envers les femmes”, relève, Redouane
Boudjemâa enseignant à l’université d’Alger et grand
spécialiste des médias.
Il
rappelle comment en 2014, la plupart de ces chaînes se sont attaquées avec une
rare virulence à tous ceux qui contestaient la perspective d’un cinquième
mandat de Bouteflika. “On est face à un phénomène télévisuel opaque dans son
financement et médiocre dans son travail journalistique, un espace télévisuel
qui évolue en dehors de la loi. Ces chaînes sont un danger malgré l’existence
d’une loi. Soumis au diktat d’anciens ministres et d’autres cercles de
l’Exécutif, l’Arav n’existe que sur le papier et
brille par son absence.
Elle
ne produit que des communiqués pendant le Ramadhan”, dit-il. Selon lui, “il est
urgent de définir ses prérogatives et d’en finir avec un champ audiovisuel qui
menace l’État, la cohésion sociale et les valeurs de la société”.