CULTURE- OPINIONS ET POINTS DE VUE -
POLEMIQUE KAMEL BELKACEM/MOULOUD MAMMERI (1980)- TEMOIGNAGE A.CHENIKI
Article
de Kamel Belkacem et réponse de Mouloud Mammeri
(1980) :Témoignage du journaliste Ahmed Cheniki
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psychologuons.over-blog.com, 10 Mars 2018
1980.
Une conférence de Mouloud Mammeri est interdite à l’université de Tizi Ouzou. Les étudiants
commencent à manifester. Kamel Belkacem, rédacteur en
chef d’El Moudjahid, à l’époque, écrit un article (Les donneurs de leçons)
s’attaquant à l’écrivain qui s’était toujours illustré par une exemplaire
correction et une grande prestance. J’avais rencontré pour la première fois cet
homme, ce grand écrivain au CRAPE (centre de recherches anthropologiques,
préhistoriques et ethnographiques), au Bardo, puis avec Mahfoud Kaddache, un extraordinaire historien. Un de mes
enseignants de cinéma, Daniel Pelligra travaillait
comme ethnologue au CRAPE. Quand l’article de Kamel Belkacem
sortit, j’étais journaliste à Révolution africaine. Comme je ne pouvais pas
accepter cette tragique et insultante atteinte à la liberté d’un écrivain de
s’exprimer, j’avais fait insidieusement passer une enquête sur la lecture où on
concluait que Mouloud Mammeri était l’écrivain le plus lui. Comme la «
culturelle » était moins contrôlée, je réussis à faire passer l’article. L’AFP,
Le Monde et Libération réagirent vite disant que quelque chose de paradoxal
s’était passé en Algérie : au moment où le pouvoir algérien s’attaquait à
Mammeri, un journal algérien sortait une enquête le considérant comme
l’écrivain le plus populaire en Algérie.
Je
vous propose l’article de Kamel Belkacem, paru dans «
El Moudjahid » et la réponse de Mouloud Mammeri.
1-Article de Kamel Belkacem
dans El Moudjahid intitulé les donneurs de leçons
Des
étudiants du Centre Universitaire de Tizi-Ouzou ont exprimé leur mécontentement
il y a quelques jours à la suite d’une conférence annulée d’un homme qui, pour
prétendre être le chantier d’une culture berbère, n’a rien fait de tel comme
contribution a son pays que rédiger un travail de "création intellectuelle
sur la culture aztèque..." (1) avant d’accorder une interview à un
quotidien Parisien où il confond inquisition chrétienne, monarchie marocaine et
l’Islam et la Révolution algérienne.
On
peut facilement comprendre pourquoi notre jeune génération a tout à gagner en
se défiant de tels intellectuels (2). Les vérités d’un Kateb Yacine ou a un
Malek Haddad, même si elles ne font pas l’unanimité, sont les actes de foi
patriotiques, un désir profond de communier
L’incident
que certains milieux ont tenté de récupérer n’a, il faut dire, aucune commune
mesure avec la tournure qu’il a prise.
Les
valeurs arabo-islamiques fondamentales de notre société et, principalement
l’Islam qui a trouvé le meilleur accueil en Kabylie, n’ont jamais été édifiées
sur l’intolérance et le repli sur soi-même. La Nation algérienne a trouvé son
unité dans sa diversité et si, à un moment donné, nous avions jugé avec une
grande sévérité les passions non retenues de jeunes, enthousiastes certes, au
nom de l’arabisation, il convient par ailleurs, en pareil cas de dire à ceux
qui se réfugient derrière d’autres slogans, d’observer la plus grande vigilance
à l’égard de ces slogans.
Au
moment où la Direction politique, à l’écoute des masses prend en charge tous
les problèmes des citoyens, afin de les résoudre de manière globale et juste,
notre peuple n’a que faire des donneurs de leçons et particulièrement de gens
qui n’ont rien donné ni à leur peuple ni à la révolution , à des moments ou la
contribution de chaque algérien à la cause nationale était symbole de sacrifice
et d’ amour de la patrie.
La
langue arabe - revendication de notre peuple - est notre langue nationale et il
est tant qu’elle reprenne la place qui lui revient dans tous les secteurs
d’activités du pays.
Nous
ne pouvons en effet continuer à lier le destin des générations futures et notre
indépendance à une langue étrangère qui fût la langue de nos oppresseurs, de
notre dépersonnalisation.
L’arabisation,
contrairement à ce qu’en pensent certains passéiste bornés
et "Mac Cartyses" de la culture se traduira
dans notre vie de tous les jours de façon réfléchie et révolutionnaire et avec
l’adhésion de l’ensemble des Algériens. L’expérience nous a appris que toute
tentative d’imposer quelque chose à notre peuple est vaine et relève d
l’irresponsabilité.
La
culture algérienne sortie, de ses ghettos, de ses inhibitions et de ses
interdits - dus le plus souvent à quelques bureaucrates trop zélés qu’à autre
chose- doit renaître grâce à l’apport des Algériens qui n’ont pas été engendrés
quoiqu’en disent certains dans le berceau de la Rome antique ni dans ce du
royaume du Macherek. Elle est l’expression d’une
civilisation arabo-islamique qui s’est tondue harmonieusement dans les
traditions et spécificités des peuples d’Afrique du Nord. Les plus grands
acquis de notre peuple ne se sont pas réalisés à coups de slogans
, ni contre volonté des masses populaires.
K.
B
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2- Réponse de Mouloud
Mammeri
Dans
la page culturelle du N° 4579 de votre journal, en date du 20 mars 1980, vous
avez fait un article me mettant directement en cause, sous le titre les
donneurs de leçons. Le texte contenant un certain nombre de contre-vérités, je
vous prierai de faire paraître ce rectificatif dans la même page de votre
prochain numéro.
Sur
les allégations me concernant personnellement je fais l’hypothèse charitable
que votre bonne foi a été surprise et que ce qui d’ailleurs s’appellerait
mensonge et diffamation (et serait à ce titre passible des tribunaux) n’a été
chez vous qu’erreur d’information. Il va de soi que je n’ai jamais écrit dans «
l’Echo d’Alger » l’article mentionné dans votre texte. Il va sans dire que je
n’ai jamais eu à refuser de signer le mystérieux manifeste de 1956 que vous
évoquez en termes sibyllins.
Je
serais heureux néanmoins que cet incident soit pour vous l’occasion de prendre
une dernière leçon sur la façon même dont vous concevez votre métier. Le
journalisme est un métier noble mais difficile. La première fonction et à vrai
dire le premier devoir d’un journal d’information comme le vôtre est
naturellement d’informer. Objectivement s’il se peut, en tout cas en toute
conscience. Votre premier devoir était donc, quand vous avez appris ces
événements (et ne pas dix jours plus tard) d’envoyer un de vos collaborateurs
se renseigner sur place sur ce qui s’est passé exactement afin de le relater
ensuite dans vos colonnes.
Vous
avez ainsi oublié de rapporter à vos lecteurs l’objet de mécontentement des
étudiants. Cela les aurait pourtant beaucoup intéressés. Cela leur aurait
permis en même temps de se faire une opinion personnelle. Ils n’ont eu hélas
droit qu’à la vôtre. Vous auriez pu pourtant leur apprendre qu’il est des
Algériens pour penser qu’on ne peut pas parler de la poésie kabyle ancienne à
des universitaires algériens.
Nous
sommes cependant quelques-uns à penser que la poésie kabyle est tout simplement
une poésie algérienne, dont les kabyles n’ont pas la propriété exclusive,
qu’elle appartient au contraire à tous les algériens, tout comme la poésie
d’autres poètes algériens anciens comme Ben Mseyyab,
Ben Triki, Ben Sahla, Lakhdar Ben Khelouf, fait partie
de notre commun patrimoine.
En
second lieu un journaliste digne (et il en est beaucoup, je vous assure)
considère que l’honnêteté intellectuelle, cela existe, et que c’est un des
beaux attributs. Attributs de la fonction_ même et surtout quand on écrit dans
un organe national : là moins qu’ailleurs on ne peut se permettre de batifoler
avec la vérité.
Je
parle de la vérité des faits, car pour cela des idées il faut une dose solide
d’outrecuidance pour prétendre qu’on la détient. Mais visiblement pareil
scrupule ne vous étouffe pas. Avec une superbe assurance et dans une confusion
extrême vous légiférez, mieux : vous donnez des leçons. Vous dites la volonté,
que vous-même appelez unanime, du peuple algérien, comme si ce peuple vous
avait par délégation expresse communiqué ses pensées profondes et chargé de les
exprimer. Entreprise risquée ou prétention candide ? Quelques affirmations
aussi péremptoires dans la forme qu’approximatives dans le font peuvent être
l’expression de vos idées (si l’on peut dire) personnelles. Pourquoi en
accabler le peuple ?
Il
n’est naturellement pas possible de traiter en quelques lignes la masse des
problèmes auxquels vous avez, vous, la chance d’avoir déjà trouvé les solutions.
Je vais donc tenter de ramener quelque cohérence la confusion des points que
vous évoquez.
Vous
me faites le chantre de la culture berbère et c’est vrai. Cette culture est la
miennes, elle est aussi la vôtre. Elle est une des composantes de la culture
algérienne, elle contribue à l’enrichir, à la diversifier, et à ce titre je
tiens (comme vous devriez le faire avec moi) non seulement à la maintenir mais
à la développée.
Mais,
si du moins j’ai bien compris votre propos, vous concéderez comme incompatibles
le fait de vouloir le développement de cette culture avec ce qu’en vrac et au
hasard de votre plume vous appelez : les valeurs arabo-islamiques,
l’indépendance culturelle etc…
Vous
êtes naturellement libre d’avoir une pareille opinion. Ce n’est pas la mienne.
Je considère personnellement qu’au fonds la culture berbère, qui nous est
commun à tous, l’Islam et les valeurs islamiques sont venus apporter un élément
essentiel à la définition de notre identité. Je considère que l’Islam des
premiers siècles a été un instrument de libération et d’émancipation de l’homme
maghrébin. Je pense que par la suite le ciment idéologique de la résistance
nationale aux menées espagnoles et portugaises sur nos côtes. Naturellement
entre les différents visages qu’il peut prendre dans la réalité j’opte quant à
moi pour le plus humain, celui qui est le plus progressiste, le plus libérateur
et non pour le visage différent qu’il a pu présenter aux heures sombres de
notre histoire.
La
contradiction visiblement ne vous gêne pas. « La nation algérienne,
écrivez-vous, a trouvé son unité dans sa diversité ». Voilà un sain principe,
mais comment le conciliez-vous avec l’article que vous venez de commettre ?
Cette diversité que vous êtes fier d’affirmer dans les mots, cela ne vous gêne-t-il
pas de la refuser aussitôt dans les faits ? Si je comprends bien, vous
voulez-vous donner en même temps le beau rôle d’un libéralisme de principe avec
les avantages de la tyrannie idéologique, en un mot être en même temps
progressiste dans les termes et totalitaire dans les faits. Ne vous y trempez
pas : je genre d’agissement n’a pas la vie longue. On peut tromper tout le
monde quelque temps, on peut tromper tout le temps quelques hommes, on ne peut
pas tromper tout le monde tout le temps. C’est un autre que moi qui l’a dit au
XIXe siècle et l’adage depuis a toujours été vérifié.
Le
véritable problème est donc premièrement dans la conception étrange que vous
avez de votre métier. Que vous soyez totalitaire c’est votre droit, mais vous
concevrez aisément que d’autres algériens préfèrent à la pratique des slogans
contradictoires celle de l’analyse honnête. Le véritable problème est
deuxièmement dans la vision que vous voulez imposer de la culture algérienne,
évoluant entre l’oukase et la déclaration de bonne intention toujours démentie
dans les faits. L’unité algérienne est une donnée de fait. Elle se définit,
comme incidemment vous l’avez écrit, dans la diversité, et non point dans
l’unicité.
A
cette dans la diversité correspond une culture vivante. La culture algérienne
est, dites-vous, « sortie de ses ghettos, de ses inhibitions et de ses
interdits ». Votre article est la preuve éclatante qu’hélas elle y est enfoncée
jusqu’au cou. Mais soyez tranquille : elle en a vu d’autres, la culture
algérienne, une fois de plus elle s’en sortira. Elle s’en sortira car « toute
tentative d’imposer quelque chose à notre peuple est vaine et relève de
l’irresponsabilité ». C’est votre propre prose. Dommage que vous n’y croyiez
pas !
Mouloud
Mammeri