COMMUNICATION- ETUDES
ET ANALYSES- FAKE NEWS/CRISE –M.C
AMOKRANE/ENTRETIEN
© El Moudjahid
/ Farida Larbi, mercredi 8 avril
2020-04-08
- Blague, exagération, mensonge, fake-news… ces informations qui envahissent les
réseaux sociaux finissent par être prises au sérieux par les internautes ; une
désinformation massive qui sévit et qui influence en ces temps de pandémie. M.
Mohamed Cherif Amokrane, consultant et spécialiste en communication, nous
éclaire et nous prémunit contre ce nouveau fléau dans cet
interview.
El Moudjahid : Avec la crise du
coronavirus et l’explosion des moyens de communication, un nombre important
d’informations douteuses circulent, pouvez-vous nous éclairer sur ce phénomène
?
Mohamed Cherif Amokrane : Les rumeurs sur le web ne datent pas d’hier. Le
relatif anonymat, le sentiment d’impunité et la désinhibition,
qui est l’effacement des freins psychologiques, ont toujours encouragé certains
à diffuser de fausses informations. Mais depuis quelques années, un autre terme
est propulsé au devant de la scène : les fake-news,
appelées également les infox (informations
fallacieuses), ont pesé ces dernières années sur tous les grands événements
dans le monde comme les élections américaines, le Brexit
et maintenant la pandémie du Covid-19. Si on observe
l’utilisation du terme «rumeur» et celui de «fake-news»,
on s’aperçoit, le plus souvent, que leurs sens diffèrent. La rumeur reste un
phénomène social surtout horizontal, c’est-à-dire qu’elle circule parmi les
individus d’une société, avec toutes les altérations et l’adaptation
continuelle elon les contextes. La rumeur répond à un
besoin social, parfois non avoué. Elle procure une satisfaction psychologique à
l’émetteur et au récepteur. Sa source est souvent ignorée.
L’infox, quant à elle, présente au moins deux
critères : d’abord elle est très difficile à démentir, car nous vivons dans une
ambiance de polarisation générale, où les sociétés sont découpées en groupes
qui ne savent plus communiquer entre eux –la violence des échanges sur
les réseaux sociaux y est pour beaucoup– et qui ont construit des habitudes
différentes en matière de recherche et de consommation de l’information.
C’est pour cette raison qu’il n’est plus possible de toucher tout le monde à travers
les mêmes médias et les mêmes sources d’information. Ensuite, l’infox est souvent liée à de grands systèmes qui créent et
diffusent de fausses informations dans une intention de nuire ou de
déstabiliser. La guerre de l’information bénéficie désormais de grands moyens
financiers et technologiques et est menée à travers des stratégies de plus en
plus élaborées.
Le monde aujourd’hui s’organise avec cette nouvelle réalité qui ne va pas
disparaitre de sitôt. Concernant le Covid-19, l’OMS
a, dès le 26 janvier dernier, recommandé aux Etats de se préparer à faire face
à ce qu’ils appellent «les mauvaises informations». L’Algérie n’a pas réussi
pour le moment à mettre en place une riposte efficace.
Pour revenir à la question de la peur, il faut rappeler l’existence d’un biais
cognitif (une sorte de raccourci mental) qu’on appelle le biais de négativité,
qui fait – entre autres - qu’une information négative attire plus l’attention,
est mémorisée plus longtemps et plus rapidement. Elle est aussi diffusée cinq
fois plus en moyenne. Cela rend la lutte contre les fake-news
plus difficile.
Comment savoir si
les informations sur les réseaux sociaux sont fiables ou pas, et comment éviter
leurs effets sur la population ?
Toute information unique finit par être crue, même si elle est présentée au
départ comme mensongère. Là aussi il s’agit d’un biais cognitif, celui de la
disponibilité. En effet, le cerveau humain se tourne vers les informations
disponibles et peut difficilement privilégier l’absence d’idée au détriment de
l’idée fausse. Pour illustrer mon propos, prenons l’exemple d’un film qui
décrit la vie dans un pays inconnu pour nous. En l’absence d’informations
vérifiées, nous aurons tous le réflexe de bâtir nos jugements sur les fausses
réalités véhiculées dans le film, au lieu d’admettre que nous ne connaissons
rien du pays en question.
Pour reconnaitre les fausses informations, il faut avoir des sources fiables et
crédibles, à travers lesquelles on peut vérifier ce qui circule. Il faut que le
ministère de la Santé opère une veille permanente pour détecter les infox et les faire démentir par des médecins et des
scientifiques. Cela peut se faire par des vidéos ou par une plate-forme dédiée
à cette tâche. Ensuite, il faudra communiquer massivement pour amener les gens
à vérifier les infox à travers cette plate-forme
évolutive ou même à travers le 3030 qui est à renforcer pour réduire le temps
d’attente.
Enfin, puisque vous parlez de fausses images, il faut produire de «bonnes
images» pour les concurrencer. Un communiqué de presse ou un long texte ne
peuvent pas rivaliser avec une image sur les réseaux sociaux. Il est grand
temps de produire des contenus adaptés aux préférences des publics visés !
Peut-on dire qu’a
l’origine de cette désinformation, un manque de communication autour du Covid-19 ?
La communication ne pourra jamais tout régler. Même
avec une communication irréprochable, il y aura toujours des gens «insensibles»
qui résisteront aux messages. Cela dit, la communication doit remplir sa part
avec tous les autres volets.
La gestion et la communication de crise ne se commentent pas en milieu de
tempête. Malgré beaucoup d’insuffisances que je constate, je préfère attendre
la fin de cette crise pour apporter une analyse globale, si on m’en donne
l’occasion. Mais je vais quand même attirer l’attention sur deux points : après
une gestion très discutable de la crise du choléra qu’a-t-on fait pour
améliorer la performance des structures concernées par la gestion de crise ? Le
second point concerne le faux départ en matière de communication, avec
l’annonce des premiers cas. Les autorités sanitaires ont manqué l’occasion de
se positionner positivement comme source prioritaire d’information. Quand les
besoins en information chez le public et les journalistes ne sont pas satisfaits
dès le départ, il se tourne vers d’autres sources et il devient très difficile
de les récupérer.
Quel serait le
rôle de la presse face à ce fléau que sont les fake-news,
surtout que certains médias servent de relais à ces fausses informations ?
La réponse est dans votre question. Le journaliste doit jouer un rôle de
filtrage au profit des citoyens. Le journaliste est censé avoir un minimum de
compétences pour analyser, vérifier et relier les informations qu’il traite.
S’il n’assure pas cette tâche, il serait difficile de lui trouver la moindre
valeur ajoutée vis-à-vis du public.
Le journaliste, bien sûr, doit respecter les règles de déontologie. Les
médias récoltent en temps de crise ce qu’ils sèment en temps de calme. La
question de la confiance est un enjeu incontournable pour les médias qui
veulent agir positivement sur la société. Cette confiance se mérite par un
journalisme professionnel et responsable.
Pour lutter
contre ce phénomène, doit-on instaurer de nouvelles lois ?
C’est un problème aux multiples dimensions. La dimension technique -incluant la
difficulté d’identification de toutes les sources, l’impossibilité de traiter
toutes les informations et la difficulté à composer avec les différents médias
sociaux- est bien réelle et pèse sur tous les efforts de lutte contre les infox. Mais cela ne doit pas empêcher le recours à une
réglementation adaptée. Malgré les difficultés, des auteurs de fake-news sont souvent identifiés, y compris au sein des
médias. Ceux-là doivent être jugés dans un cadre réglementaire clair et aligné
sur la nouvelle réalité technologique et sociale. Donc, une nouvelle loi ne
pourra pas tout régler, mais elle jouera son rôle et complétera d’autres
mécanismes.
Certains
préconisent une stratégie d’éducation aux médias, une sorte de régulation au
lieu d’une réponse juridique, qu’en pensez-vous?
Encore une fois, il n’est pas possible de nous appuyer sur un seul volet face à
un phénomène aux dimensions multiples. L’éducation fait partie des leviers
importants, mais elle ne sera pas suffisante. Il m’arrive souvent d’alerter des
gens instruits que je connais, parfois des professeurs universitaires sur le
fait qu’ils partagent des informations erronées. Ça ne les empêchent
pas de récidiver. A vrai dire, ceux qui m’envoient des informations non
confirmées sont pratiquement les mêmes. C’est pour dire qu’il ne suffit pas de
savoir qu’il y a beaucoup d’infox qui circulent pour
changer son comportement.
L’univers des réseaux sociaux impose un rythme très relevé. Nous n’avons pas le
temps, du moins c’est ce que nous croyons, de nous arrêter et de réfléchir
voire de comprendre des contenus.
Je me souviens d’une expérience réalisée aux USA, où 46.000 personnes avaient
partagé un faux article sans le lire, uniquement en se référant au titre.
D’autres études ont démontré que souvent les gens partagent ou interagissent
sans même cliquer sur les contenus.
Chez nous, je remarque souvent des articles commentés et partagés parfois après
2 minutes de leur publication initiale. L’internaute est dans la réactivité
mais pas dans l’analyse et la compréhension. Il ne s’agit pas de ses
connaissances et de sa conscience, il s’agit plutôt de ses réflexes et de ses
habitudes.
Que
conseillez-vous à nos lecteurs pour faire face à la désinformation ?
D’abord, je leur recommande de se détacher du sujet du Covid-19.
Ils ne peuvent pas continuer à ne s’intéresser qu’à l’épidémie en cours.
S’informer une ou deux fois par jour est largement suffisant. S’ils croient
qu’ils se protègent en s’informant continuellement, ils font fausse route.
L’exposition permanente aux informations négatives, même si elles sont justes,
est une source de stress considérable. Certes il faut avoir un peu peur, de
quoi être vigilent et préventif, mais il ne faut pas dépasser un seuil raisonnable.
Ensuite, pour s’informer ils doivent identifier des sources fiables. Même si la
communication des autorités sanitaires n’est pas au niveau souhaité, elles ne
donneront jamais une information fausse sur le plan sanitaire et scientifique.
Personnellement, j’ai déjà appelé le 3030 et j’ai eu à faire à des gens
courtois, qui font l’effort d’écouter et de simplifier. Ce service est très
utile pour vérifier des informations techniques, surtout de la part des
journalistes.
Enfin, chacun de nous doit savoir que toute information qu’il partage est une
responsabilité, surtout si elle crée de la panique ou pousse les gens au
relâchement excessif.