VIE POLITIQUE- OPINIONS ET POINTS DE VUE- HIRAK- ABED CHAREF
Temps forts,
conflits et avancées d'une année de hirak
© Abed Charef/Le Quotidein d’Oran, jeudi 20/2/2020
Une année de contestation populaire a profondément transformé
l'Algérie, mais le processus de changement n'est pas encore achevé. Il se
poursuit.
C'est une construction perma nente,
qui connait des coups d'accélérateur à certains moments, des moments de doutes
à d'autres, mais le pays a évolué dans la bonne direction.
Retour sur ce qui s'est passé, à travers les principales séquences, pour mieux
apprécier la situation, lever des malentendus s'il y en a, et revenir sur des
moments de divergences concernant le hirak, sa nature, ses ambitions et son
contenu.
1. Il faut d'abord revenir sur l'avant 22 février, rappeler où on en était : un
pouvoir arrogant, corrompu (on mesure mieux le degré de corruption
aujourd'hui), voulait imposer un humiliant cinquième mandat du président
Bouteflika, après un quatrième mandat absurde. Une bonne partie de la classe
politique et des responsables institutionnels était partie prenante du projet,
y compris l'armée, représentée par son chef d'état-major, le général Gaïd
Salah.
2. Le 22 février a constitué un sursaut contre le pouvoir, mais aussi contre le
système politique et l'opposition traditionnelle, incapable de faire face à la
situation. Il faut rappeler que partis et associations avaient appelé le peuple
à manifester, mais que le peuple ne les a pas suivis. Il est sorti pour
lui-même.
3. Le hirak a libéré les Algériens, la société, il a aussi libéré l'armée. Le
peuple d'abord. Les Algériens ont rétabli leur dignité, ils ont exprimé leur
aspiration à la liberté, en disant que le système en place devait disparaitre.
Ils ont découvert qu'ils pouvaient faire de la politique, de manière pacifique,
organisée, en respectant les différences d'opinion. Le peuple a redécouvert sa
propre force.
4. L'armée ensuite. Celle-ci était jusque-là au cœur de la décision, et sa
responsabilité était pleinement engagée dans la dérive alors en cours.
Le hirak a permis à l'armée de reprendre sa lucidité, et de mesurer l'ampleur
de la dérive. L'armée a fait son mea-culpa, elle a pris le pouvoir de fait, et
s'est engagée à rétablir la situation à travers un nouveau deal qu'elle
proposait au peuple.
Ce deal était basé sur quatre idées fortes :
a. La crise sera résolue sans le président Bouteflika. Fin du 4ème mandat
(article 102), et abandon de fait de l'idée du 5ème mandat ;
b. La solution sera recherchée à travers les articles 7 et 8 de la
constitution. Le premier énonce que la souveraineté appartient au peuple, le
second que le peuple exerce cette souveraineté dans le cadre des institutions.
Ce choix sera décisif pour la suite des évènements.
c. Pour appuyer ses engagements, l'armée s'engage à accompagner la contestation
populaire, à ce que pas une goutte de sang ne soit versée.
d. Elle promet de favoriser une grande opération de lutte contre la corruption.
5. Les choses s'accélèrent ensuite. Tout semble possible. Après un mois de mars
euphorique, le hirak remporte ses premières grandes victoires, avec la
démission du président Bouteflika fêtées par les grandes mobilisations des mois
d'avril et mai.
6. L'armée commence à remplir ce qu'elle estime sa part du contrat. Elle se
débarrasse de ses branches pourries, avec la mise à l'écart d'une dizaine de
généraux, mis à l'écart ou traduits en justice. Elle élimine les principaux
acteurs politiques de l'ère Bouteflika, et neutralise leurs réseaux financiers.
7. Le hirak répond de manière ambigüe. La rue salue l'élimination ou la mise en
détention des barons de l'ère Bouteflika, mais les animateurs du hirak
interprètent cela comme le résultat d'une simple lutte de clans, estimant que
la justice est utilisée pour assurer la victoire d'un clan sur un autre.
8. C'est là qu'apparaissent les premières grandes divergences. L'élimination
d'un clan est réelle, mais de mon point de vue, ce n'est pas un autre clan,
celui de Gaïd Salah, qui a gagné, mais l'Algérie. L'armée n'a pas agi pour
appuyer un clan ; elle s'est libérée des anciennes contraintes, elle a fait un
constat lucide de la situation, et elle a tenté de trouver des voies de sortie
positives pour le pays, en préservant l'Etat.
9. Les voix les plus entendues au sein du hirak ont répondu : justice du
téléphone, transition, constituante. Ces voix remettaient en cause l'action
d'une justice qui a tout de même éliminé de gigantesques réseaux de prédation,
et voulaient imposer au nouveau pouvoir une négociation hors constitution.
10. Les anciens réseaux de pouvoir, sonnés par le coup d'Etat de fait qui
venait d'avoir lieu, n'ont pas eu le temps d'empêcher le fait accompli. Mais au
bout de quelques mois, ils ont tenté de riposter. Leur action s'est fixée sur
deux idées centrales : discréditer le général Gaïd Salah, chef d'état-major de
l'armée, et discréditer la « justice du téléphone », à travers celui qui allait
en devenir le symbole, le ministre de la justice Belkacem Zeghmati.
11. Les partis traditionnels et la « société civile » se sont eux aussi
réveillés. Pour eux, le constat était simple : leur existence était menacée.
Ils constituaient le produit de l'échec, et le peuple a décidé d'agir sans eux.
Dans un premier temps, ces partis ont tenté d'enfourcher le hirak, mais ça n'a
pas marché. Ils ont fait le dos rond, avant de tenter de reprendre
progressivement la main, en infiltrant le hirak, en lui imposant leurs mots
d'ordre, leurs slogans et leurs feuilles de route. Et c'est ainsi que le hirak
s'est retrouvé doté d'un programme prévoyant une transition, avec un processus
constituant, et des partenaires autoproclamés chargés de négocier avec le
pouvoir.
12. A partir de ce moment, une alliance de fait a été établie sur le terrain
entre les anciens réseaux de pouvoir, qui tentaient de sauver ce qui pouvait
l'être, et les anciens appareils politiques menacés de disparition. Ils ont
mené un tir groupé d'une rare intensité contre le général Gaïd Salah, jusqu'à
sa mort.
13. Or, de mon point de vue, la priorité, à ce moment-là, était de démanteler
les anciens réseaux de pouvoir et de s'assurer que leur chute était
irréversible. Au printemps-été 2019, ce n'était pas encore acquis. Le point de
non-retour n'avait pas encore été atteint. Un retournement de situation était
encore possible. Rêver d'une démocratie clés en main sans tenir compte du poids
des réalités du pays relevait de l'illusion, voire de la complicité. Vu sous
cet angle, l'appui de l'armée au hirak était le bienvenu. Le général Gaïd Salah
était le chef de cette armée. Malgré sa participation importante au pouvoir
durant l'ère Bouteflika, il constituait un mal nécessaire sur lequel pouvait
s'appuyer le hirak pour pouvoir éliminer les barons de l'ère Bouteflika et de
leurs réseaux.
14. Aujourd'hui, le point de non-retour a été franchi. Le pays peut tourner la
page. L'ordre des priorités, la manière d'envisager les choses peuvent changer.
La menace n'est plus le retour de l'ancien pouvoir, la menace, c'est désormais
l'incapacité du nouveau pouvoir à apporter les solutions adéquates aux
problèmes du pays.
15. Ce qui s'est passé durant le second semestre 2019 est, à un degré ou un
autre,le résultat de ces divergences de mai-juin portant sur un choix entre
l'article 8, ou une période de transition. Le nombre de manifestants a
fortement diminué, pour de multiples raisons, ce qui a facilité la mainmise de
multiples réseaux sur les slogans, les mots d'ordre, du hirak et même de lui
imposer des projets politiques.
Le nouveau pouvoir considérait qu'une partie des activistes travaillait en fait
pour les réseaux qu'il combattait. Arrestations, incidents, dénonciation se
sont succédés, jusqu'à ce que la libération des détenus devienne à un moment le
premier objectif du hirak, occultant celui de changement du système.
16. Dans ce décor, l'armée ne voulait visiblement pas achever l'année sans
organiser une élection présidentielle, de peur d'être accusée de vouloir garder
le pouvoir. Le choix ainsi annoncé d'une présidentielle le 12 décembre a
davantage cristallisé les crispations. D'un côté, un pouvoir qui voulait à tout
prix aller à la présidentielle, et qui en a bâclé les préparatifs. Il a fait ce
qu'il sait faire : verrouiller les médias, restreindre l'activité politique,
etc. De l'autre, un hirak qui s'est lourdement trompé, en surestimant ses
propres capacités et en pensant qu'il était en mesure d'empêcher la
présidentielle.
17. Dans le forcing tenté pour empêcher la présidentielle, les réseaux de
l'ancien pouvoir ont joué un rôle essentiel pour manipuler une partie du hirak,
la plus visible. Pour les barons de l'ancien pouvoir, la présidentielle constituerait
une condamnation définitive. Si l'élection se déroulait dans des conditions
acceptables, leur sort était scellé. A l'inverse, des incidents importants
pouvaient, de leur point de vue, faire annuler la présidentielle et provoquer
un départ de Gaïd Salah, ou un revirement de l'état-major, ce qui pouvait leur
offrir une porte de sortie.
18. Le résultat de la présidentielle a été mitigé. La présidentielle a eu lieu
sans incident majeur. Mais le vainqueur est un ancien ministre de Bouteflika,
jouissant d'une légitimité entachée, après une participation faible, presque
nulle en Kabylie.Quatre des cinq concurrents avaient été ministre de
Bouteflika.
19. La mort du général Gaïd Salah a provoqué un nouveau basculement
psychologique. L'image du vieux militaire qui a mené à bien une dernière
mission, la sauvegarde de l'Etat, avant de succomber, s'est ancrée chez une
partie de l'opinion. Pour la première fois depuis des mois, les partisans de
Gaïd Salah pouvaient se manifester publiquement et défendre un choix politique,
alors que ses opposants étaient acculés à la défensive. Mais le pays entamait
la nouvelle année dans une nouvelle configuration politique.
20. Le nouveau président hérite d'un pays en lambeaux. Pendant des années, les
institutions n'ont pas fonctionné. Le pays était géré hors des règles du droit.
Des réseaux occultes se sont accaparés pouvoir et argent. Au fil des
révélations, on a pu mesurer l'ampleur des dégâts économiques et financiers.
L'administration centrale et intermédiaire a été minée par la corruption, les
passe-droits, les détournements. Il est difficile d'entrer dans un ministère et
de savoir qui était partie prenante des anciens réseaux, qui s'est juste laissé
tenter, qui a résisté. Tout est à reconstruire, dans un environnement
difficile.
21. Le nouveau pouvoir a tracé un cap. Ce qui est dit sur le terrain des
libertés est séduisant. Il reste à le traduire en lois, en décisions, en
comportements et en actes de gestion.
Sur le terrain de la lutte contre la corruption, l'action engagée est forte,
probablement la plus convaincante. Elle doit cependant être complétée par des
dispositifs et des mécanismes pour éviter que ça ne se répète. Le pays a vécu
l'affaire Khalifa, celle de l'autoroute est-ouest, l'affaire Chakib Khelil et Sonatrach
1 et 2, mais n'en a pas tiré les leçons. Mettre en place des mécanismes qui
réduisent la corruption et interdisent l'impunité pour les auteurs d'actes de
corruption est aussi important que de juger des corrompus.
22. Sur le plan économique, c'est plus compliqué. Le discours tenu par le
président Tebboune relève d'une gestion à l'ancienne, différent de celui du
porte-parole du gouvernement, plus moderne, alors que le ministre des finances
est sans épaisseur, et le ministre de l'industrie ambigu. Le président Tebboune
doit mieux définir le cap, préciser les séquences, fixer les priorités, et
inclure progressivement davantage d'acteurs. Il doit surtout abandonner cette
idée qu'en contrôlant tout, il fera avancer les choses. Il est préférable de
créer les instruments nécessaires pour une bonne gouvernance, et de leur
déléguer des pouvoirs de plus en plus en étendus, tout en créant des
contre-pouvoirs institutionnels crédibles et efficaces.
23. Le gouvernement a raison de ne pas tomber dans la séduction, et d'éviter le
recours à la communication juste pour séduire. Se donner une matrice politique
est primordial. A partir de là, définir les grandes lignes de l'action
politique et économique, et inclure les partenaires crédibles pour débattre et
concrétiser le projet.
24. Sur un autre terrain, le pays a atteint un point de non-retour. Un retour
au pouvoir des anciens réseaux Bouteflika semble aujourd'hui exclu, comme on
l'a dit plus haut. Cela permet d'envisager l'avenir avec moins de tension, plus
de sérénité. C'est valable aussi bien pour le hirak que pour le pouvoir.
25. Le hirak doit se définir dans la nouvelle configuration politique. Il peut
refuser de reconnaitre le pouvoir en place, nier sa légitimité, le considérer
comme illégal, refuser de de composer avec lui et donc de négocier avec lui.
C'est une attitude partagée par certains courants « purs et durs », qui se
revendiquent d'un radicalisme absolu.
Je ne partage pas cette démarche. J'appartiens à un courant qui considère que
la préservation del'Etat national est une priorité absolue, un point de vue que
partage Lakhdar Bouragaa et le ministre de la communication Ammar Belhimeur.
C'était également dans l'esprit des positions adoptées par Hocine Aït-Ahmed et
Abdelhamid Mehri depuis janvier 1992.
26. Je participerai donc à la marche de vendredi prochain. Tout en me posant
les questions qui s'imposent : pourquoi on continue de marcher ?
27. Je continue de marcher parce qu'une partie des revendications du peuple a
été obtenue, mais pas toutes les revendications. Je mesure que ce qui reste à
faire relève d'une construction longue, patiente, qu'une justice indépendante
ne se décide pas du jour au lendemain, que la lutte contre la corruption
requiert de mécanismes juridiques, institutionnels, des institutions de
veilles, des organes répressifs, de la formation, et bien d'autres facteurs. Le
pays a besoin de réflexion et d'action patiente, continue, non d'incantations
et de fetwas.
28. Ce qui reste à faire relève d'abord du politique. Il requiert l'actualisation
d'un projet national ambitieux, les ouvertures pour y faire participer le plus
d'Algériens, des décisions osées pour emporter l'adhésion des uns et des
autres. Il est évident que ce projet national sera forcément démocratique,
respectueux des libertés, du pluralisme, des Droits de l'Homme, de
l'indépendance de la justice, avec un objectif central, la bonne gouvernance.
Les divergences sur les méthodes et l'organisation des séquences ne doit pas
justifier l'exclusion.
29. Le hirak a fait que la chose soit possible. Il reste au hirak à transformer
l'essai. La mission historique n'est pas de se transformer en parti, ni de
prendre le pouvoir. Il a un rôle moral, pour dire ce que ressent le peuple,
pour traduire les pulsions de la société. C'est plus un état d'esprit, une
ambition qu'un programme politique.
30. Enfin, le hirak a vocation à servir de vivier pour la vie politique de
demain. Sur le temps long, il doit donner naissance au personnel politique et
aux organisations de demain, exprimer les valeurs qui doivent imprégner la vie
politique et institutionnelle.