COMMUNICATION-
ENQUETES ET REPORTAGES- MOTS DU HIRAK- AKRAM BELKAID
L’AN II DE LA RÉVOLUTION
ALGÉRIENNE
©akram Belkaid, 19/2/2020
Depuis sa naissance, le
22 février 2019, le hirak, mouvement populaire de
protestation, se caractérise par une puissante créativité, à la fois politique,
artistique et linguistique, en matière de slogans et de réponses aux mises en
garde et aux manœuvres dilatoires du régime. Se traduisant par la libération de
la parole et la récupération de l’espace public, tous deux confisqués depuis la
fin des années 1980, cette révolution citoyenne peut aussi se raconter
grâce à ses expressions.
Le premier des mots emblématiques du hirak lui est
antérieur, car il remonte à l’automne 2018. À l’époque, le mot « report »
est omniprésent dans les conversations concernant l’avenir immédiat du pays.
Conscient qu’une candidature du président Abdelaziz Bouteflika, grabataire et
absent de la scène nationale depuis 2013, ne sera pas facilement acceptée par
la population, son entourage tente de faire valider l’idée d’un renvoi à une
autre date du scrutin présidentiel prévu pour avril 2019. L’objectif est
clair : dans un contexte incertain où aucune solution de remplacement ne
fait l’unanimité entre les différents clans du régime, il faut absolument
gagner du temps en prolongeant le statu quo.
NON AU « CINQUIÈME MANDAT »
Mais la manœuvre échoue
et à partir de décembre 2018, l’expression « cinquième mandat »
devient omniprésente. Des personnalités politiques montent au créneau pour
affirmer que le salut de l’Algérie dépend de la réélection de Bouteflika. Le
9 février, le Front de libération nationale (FLN)
organise un meeting dans une salle omnisports à Alger pour annoncer son soutien
officiel à la candidature du raïs. Le principal intéressé est absent, remplacé
par son portrait encadré devant lequel des hystériques se prosternent ou
rivalisent en déclarations hagiographiques. L’opinion publique est choquée. Sur
les réseaux sociaux circulent les premiers témoignages.
Les participants à
cette cérémonie du « cadre » ont reçu pour récompense un sandwich
au cachir — pâté local — et une bouteille de soda. La langue
algérienne qui désigne les courtisans par chiyatine (les
manieurs de brosse à reluire) s’enrichit d’un nouveau synonyme : les « cachiristes ».
Malgré la contestation naissante, les lèche-bottes vont rivaliser en
flagornerie. Alors secrétaire général de l’Union générale des travailleurs
algériens (UGTA), Abdelmadjid Sidi Saïd menace de sanctionner
les syndicalistes de sa centrale qui ne voteraient pas, eux et leurs familles,
pour le président. De son côté, Mouad Bouchareb, coordonnateur du FLN déclare aux militants d’Oran que « Bouteflika
est un envoyé de Dieu ».
La suite est connue. Le
vendredi 22 février 2019, après plusieurs soubresauts dans des villes
de l’intérieur (à Kherrata, le 16 février, puis à Khenchela, le
19 février), le peuple algérien prend d’assaut la rue pour dire non au
cinquième mandat. D’emblée, un mot d’ordre s’impose : « silmiya » (pacifique).
Il n’est pas question pour les manifestants de s’attaquer aux forces de l’ordre
ou de s’en prendre aux symboles de l’État ou du régime. Quand des jeunes,
notamment des supporters de clubs de football de la capitale, veulent en découdre,
on les rappelle à l’ordre avec ce mot magique qui calme leurs ardeurs.
« DONNEZ-NOUS LE SAVON ET LE
SHAMPOING »
Il arrive aussi que la
situation se tende. C’est alors le moment pour les protestataires de
scander « khawa-khawa » (« frères-frères »),
histoire de rappeler aux forces de l’ordre que ce sont leurs concitoyens qui se
trouvent en face. Et lorsque la police utilise des canons à eau pour disperser
les marcheurs regroupés à la place Audin d’Alger, la foule crie : « donnez-nous
le savon et le shampoing ». Cet humour omniprésent, cette volonté de
rester pacifique à n’importe quel prix, mais aussi la joie pour les Algériennes
et les Algériens de se voir aussi nombreux et solidaires va donner naissance à
l’appellation médiatique quelque peu niaise de « révolution du sourire »
(en 2011, la Tunisie, endeuillée par plusieurs dizaines de morts, avait eu
droit à la « révolution du jasmin »).
Dès le mois de mars
2019, le terme « hirak » s’impose pour décrire le
mouvement. Les termes hibba et intifada n’ont
pas pris. Celui de thawra, révolution, est utilisé avec prudence.
Dans les arcanes du pouvoir, le sort de Bouteflika est bientôt scellé. Après
une tentative de « glissement », autrement dit de prolongement de son
quatrième mandat, le président annonce qu’il ne se représentera pas
(11 mars) puis finit par démissionner (2 avril). Le général Ahmed
Gaïd Salah, chef d’état-major, a tourné casaque. Allié indéfectible de celui
qui a empêché sa mise à la retraite en 2002 pour en faire le chef incontesté de
l’armée, il a progressivement durci le ton. Après avoir menacé les
manifestants, les qualifiants d’« ingrats », il s’est finalement
retourné contre le clan présidentiel, évoquant de manière récurrente la « ‘içaba », la
bande ou le gang, et ses agissements contre « l’intérêt national » (termes
génériques dont l’utilisation étaye n’importe quelle accusation).
« QU’ILS DÉGAGENT TOUS ! »
Lucide, la rue ne s’en
laisse pas conter. Pour elle, le général fait aussi partie de la bande,
comprendre le système qu’elle entend voir démanteler. Et quand Gaïd Salah lance
une campagne d’arrestations contre les proches de Bouteflika, mais aussi un
grand nombre de personnalités impliquées dans des affaires de corruption, la
rue réclame que le mendjel (la faux ou la faucille) le fauche
lui aussi.
Le slogan phare
du hirak résume bien cet état d’esprit. Le 11 mars, dans
la rue Didouche Mourad, l’une des principales artères d’Alger, un jeune
pizzaiolo Sofiane Bakir Torki interrompt le direct d’une journaliste de Sky
News Arabia qui affirme au micro que les Algériens sont heureux de l’annonce du
retrait de la candidature de Bouteflika. « C’est du pipeau », lance-t-il
en arabe algérien.
« Il faut qu’ils
dégagent tous ! » : « yetnahaw gâa’ » devient
instantanément l’exigence radicale, dégagiste, du mouvement. Un an plus tard,
ce slogan galvanisateur encore très utilisé par les « hirakistes »
est tout de même critiqué par ceux qui critiquent le mouvement pour son
jusqu’au-boutisme et son incapacité à se doter d’une représentation politique
susceptible de négocier avec le pouvoir.
Dès les premières
manifestations, un chant s’impose. C’est « La
casa del Mouradia », hymne de l’Union sportive de la médina
d’Alger (USMA, ex-Union sportive musulmane), l’un des
principaux clubs de football d’Alger. Composée par Ouled El-Bahdja, Les enfants
de la Radieuse (surnom d’Alger), un groupe de supporters ultras créé au milieu
des années 1990, son titre fait référence à la fois au palais présidentiel
d’El-Mouradia, sur les hauteurs de la capitale, et à La casa del papel,
série télévisée espagnole mettant en scène des braqueurs de banque. L’allusion
est claire, le pouvoir algérien est une kleptocratie. Avec La casa del
Mouradia, le hirak a aussi un autre chant, « La liberté ! » du rappeur Soolking (ex-MC Sool),
une adaptation d’une autre célèbre composition d’Ouled El-Bahdja (« Ultima
verba »).
« JE SUIS CHARDHIMA »
Bouteflika parti, la
période qui ira du printemps à l’élection présidentielle du 12 décembre
2019 sera marquée par un bras de fer continu entre le hirak et
le général Gaïd Saleh. Si les premiers jurent « maranach habssine » (on
ne s’arrêtera pas), le chef d’état-major n’a de cesse de dénoncer « les
complots », les agissements de la ‘içaba et la main de
l’étranger tout en évoquant un vague « dialogue » qu’Abdelkader
Bensalah, le président par intérim, est chargé de mener. Prononçant plusieurs
discours par semaine, l’officier supérieur qualifie les protestataires de « zouaves »,
de « horde égarée aux intentions malveillantes » et de « chardima » ou « chirdhima » qui
signifie groupe, groupuscule ou section, mais que la traduction officielle
désigne par « horde ». Dans le Coran, c’est avec ce terme que Pharaon
désigne les juifs qu’il persécute…
UN ÉTAT CIVIL, PAS MILITAIRE
À chaque discours du
général, le hirak répond invariablement par le même
slogan : « dawla madania, machi ‘askariya » :
un État civil et pas militaire. Et quand Ahmed Gaïd Salah décide de faire
arrêter les porteurs de l’emblème amazigh (berbère), dans les cortèges fusent
des « hna, nhabou el-forchitta » (nous, on aime la
fourchette). À l’origine méprisant, le terme forchitta désigne
la lettre yaz, trentième de l’alphabet berbère qui figure en
rouge dans le drapeau. La récupération de ce mot par les manifestants illustre
un autre mécanisme du hirak : s’emparer avec humour des
critiques qui lui sont adressées pour en faire des slogans. Début septembre,
alors que le général Gaïd Salah ordonne qu’une élection présidentielle soit
organisée, des manifestants brandissent des cartons où il est
écrit : « je suis chardhima »…
Le scrutin dont ne
veulent pas une grande partie des Algériens fait l’objet d’une surenchère de
slogans dont « makach initikhabates m’â el-‘içabates » :
pas d’élections avec les bandes. Employé à l’envi par le général Gaïd Salah
pour avaliser l’idée que la poursuite des manifestations malgré la démission
d’Abdelaziz Bouteflika n’est qu’un complot de sa bande, le terme ‘içaba est
là aussi récupéré par le hirak.
HÉROS ET MARTYRS DE L’INDÉPENDANCE
À l’inverse, ce dernier
ne se nourrit guère de mots d’ordre idéologiques. Pas de « dawla
islamiya » (État islamique), pas de « echari’a hiya
el hal » (la charia est la solution) comme à la fin des
années 1980 quand émergeait l’ex-Front islamique du salut (FIS). De son côté, pour se forger une légitimité à la fois
historique et religieuse, le pouvoir bricole à la hâte un vague concept
de « badissiya-novembriya », se réclamant ainsi de
l’imam réformiste Ahmed Ben Badis et du 1er novembre 1954
(date de déclenchement de la guerre d’indépendance). Ce à quoi les manifestants
du hirak répondent par « ya Ali ! » (oh, Ali !) un appel à Ali La
Pointe, héros et « martyr » de la Bataille d’Alger en 1957.
Car le hirak,
c’est cela aussi : une réappropriation des symboles de la guerre
d’indépendance, comme le montre dans les cortèges le nombre important de
portraits d’Abane Ramdane, pilier du FLN dont
la disparition tragique — il fut tué par les siens en décembre 1957 —
symbolise le détournement des promesses de la révolution algérienne.
AKRAM BELKAID
Journaliste et écrivain algérien.
Journaliste au Monde diplomatique et membre du Comité de
rédaction d’Orient XXI,…