CULTURE- OPINIONS ET POINTS DE VUE- SAINT
AUGUSTIN- AHMED CHENIKI (DECEMBRE 2019, fb)
Saint-Augustin ou les appels trop têtus de l’Histoire
Saint-Augustin est souvent
célébré ces dernières années en Algérie, au même titre qu’Albert Camus. Ce type
de personnage, extrêmement important, devrait, certes, être interrogé,
questionné, sans être célébré, ce qui n’est nullement la fonction de l’espace
universitaire. Comment peut-on expliquer ce retour de Saint-Augustin qui fut
aussi revendiqué par les chantres du discours colonial représenté notamment par
le courant algérianiste qui cherchait à relier
l’Algérie avec le versant romain et méditerranéen ? Quelles sont les raisons
qui ont empêché justement la célébration de ce personnage durant les premières
décennies de l’indépendance et son absence dans la littérature du mouvement
national ?
Saint-Augustin (354, Thagaste-Souk Ahras-430, Hippone-Annaba), philosophe et rhéteur, auteur
prolifique, connu essentiellement par ses deux textes quelque peu singuliers, «
La cité de Dieu », mettant en relief sa conception de la religion, de Dieu et
du monde et « Les confessions », un texte autobiographique, semble peu connu en
Algérie où on s’arrête souvent à ses sermons religieux, à ses traités et à ses
dialogues sur Platon. Sa philosophie, singulièrement traversée par les idées de
Cicéron et des contours néoplatoniciens est fortement marquée par une lecture
particulière du discours chrétien : il cite plus de 42000 fois l’ancien et le
nouveau testament. Il pose la question de la grâce, élément conceptuel
essentiel, met en relief l’idée de cogito et donne à cerner une conception peu commune
du temps. Mais au-delà de ces réflexions philosophiques, on évoque très
rarement le contexte historique, évacuant ainsi la dimension sociale et
politique sans laquelle toute investigation serait peu opératoire.
Toute lecture essentialiste est peu crédible. Ainsi, celui qui oppose sa cité
idéale, celle de Dieu à la cité terrestre faite d’imperfections, les « fils de
la chair » et les « fils de la promesse » est sérieusement différent d’Apulée
(né vers 123 à Madaure, actuelle M'daourouch, décédé probablement après 170), écrivain
médio-platonicien, auteur de « l’Ane d’or » qui, lui, avait été traité de tous
les noms parce qu’il était considéré comme un sorcier et thaumaturge, se
revendiquant Numide. Saint-Augustin qui ne pouvait admettre le ton libre de ce
philosophe-auteur qui a réussi à se défendre tout seul pour un délit de
sorcellerie devant le tribunal, l’attaqua sérieusement dans un de ses textes
intitulé « De civitate dei à la théorie des démons de
« Du dieu de Socrate » ». Le titre inaugure le protocole de lecture et donne à
lire un texte d’ Augustin reprenant à son compte, deux
siècles plus tard, les accusations contre Apulée tout en contestant sa liberté
de ton et ses sorties singulières.
Les attaques contre Apulée semblent suggérer la présence d’un homme qui était,
en quelque sorte, le lieu de légitimation des pratiques de l’occupant romain
qui usa, à de nombreuses reprises, à des opérations de répression où furent
liquidées de nombreuses personnes. Saint-Augustin et l’Eglise catholique
accompagnaient l’Empire romain. Aussi, se transformait-il en porte-glaive
idéologique de la colonisation romaine, appelant à réprimer les donatistes et
les « circoncellions » dont l’unique délit était de contester les règles
dominantes. Toute revendication sociale devait-être bannie d’un territoire où
les ruptures étaient évidentes, les donatistes (L’Eglise était limitée à
l’Afrique) dont une partie de leurs disciples étaient des autochtones
contestaient l’ordre établi. Sur le plan philosophique, les donatistes défendaient
l’idée selon laquelle la sainteté se trouverait au niveau de l’âme humaine
alors que les catholiques considéraient que la structure ecclésiale serait
au-dessus des individus.
Saint-Augustin était intraitable, proposant de régler le conflit entre les deux
Eglises (donatiste et catholique) en optant pour la violence contre ses
adversaires. Aussi justifie-t-il les attaques contre les donatistes et les «
circoncellions » : « Pourquoi la violence privée serait-elle plus juste que la
violence impériale ? ». Il s’adressait ainsi aux magistrats qui jugeaient les
donatistes et les « circoncellions » après leur insurrection contre les gros
propriétaires et les fonctionnaires romains : « Veuillez ne pas vous départir
de ces paternels sentiments qui vous ont porté à ne pas user de chevalets,
d'ongles de fer, ni de flammes, mais simplement de verges pour obtenir l'aveu
de si grands crimes. Les verges sont à l'usage des maîtres d'arts libéraux, des
pères eux-mêmes et souvent aussi des évêques dans les jugements qu'ils sont
appelés à prononcer »
Sa complicité avec le gouvernement romain est ainsi claire. Comme durant la
colonisation, des écrivains et des intellectuels ont servi d’espace de
légitimation de la répression coloniale. Dans ce contexte, les donatistes qui, après
la persécution, considèrent que « la validité des sacrements dépendait de la
sainteté des ministres » mettent en œuvre un mouvement de protestation sociale,
fortement lié aux conditions culturelles, économiques et politiques de
l'Afrique romaine.
C’est un mouvement essentiellement populaire ancré dans l’Afrique du Nord qui
s’opposa implicitement à l’Empire en développant un discours laïc. « Quoi de
commun entre l’Empereur et l’Eglise ? », s’exclame Donat en 347. Les évêques de
l’Eglise africaine, Tertullien, Cyprien, Donat, avaient toujours exprimé le
désir de rester autonomes par rapport à Rome, déniant le droit à l’Empereur de
s’occuper de l’Eglise, favorisant ainsi la séparation de la religion et de
l’Etat. Les donatistes et les « circoncellions » étaient quelque peu proches,
même si les « circoncellions », de souche populaire, péjorés et attaqués par
Saint Augustin, portaient des revendications sociales et politiques. Il
faudrait néanmoins signaler que les « circoncellions » étaient beaucoup plus radicaux
que les donatistes qui redoutaient parfois leurs revendications sociales dans
un contexte de misère économique et de répression religieuse. Le nom «
circoncellions » péjoratif, signifiant « barbare » et « bandit » avait été
choisi par les Romains, avec l’aide de l’auteur de « la trinité ». D’ailleurs,
il les affublait de qualifications fortement négatives (« pillards », «
incendiaires », « goujats », « affamés » …) : « Chez nous aussi règne la misère
; au lieu des barbares, nous avons les circoncellions, et l’on est encore à se
demander qui des deux sont les plus terribles : les circoncellions pillent,
incendient, assassinent en tous lieux, ils jettent de la chaux et du vinaigre
dans les yeux de nos prêtres »
Autochtones et indigènes, ils ne pouvaient supporter davantage une vie
impossible, misérable, ces paysans et ces semi-nomades des plaines de Numidie
allaient se révolter contre leurs anciens maîtres, propriétaires terriens et
fonctionnaires romains les poussant à annuler leurs dettes. Par la suite, ils
prennent position pour l’Amazigh Firmus, proclamé roi des « Berbères », soutenu
par de nombreuses tribus et des donatistes lors de la révolte des montagnes de
375. Les « circoncellions » étaient tout simplement anti-romains, leur
mouvement qui bénéficiait de la sympathie des populations indigènes et certains
citadins réussit à séduire les donatistes qui firent partie de la rébellion qui
avait été froidement massacrée par le gouvernement romain, soutenu par l’Eglise
catholique. Saint-Augustin justifia ainsi la répression : « L’erreur n’a aucun
droit à la tolérance ». Les Romains réprimèrent férocement les insurgés,
confisquèrent les biens et les basiliques et exilèrent les meneurs. Pour
l’évêque d’Hippone, Saint-Augustin qui traita les insurgés de « bandits » et de
« rodeurs de celliers », cette « révolution sociale » n’était que jacquerie,
les circoncellions étaient présentés comme l’aile armée des donatistes. Il
fallait donc les corriger sévèrement, soutenait-il. Les colonisateurs français
employaient également le même discours, qualifiant les combattants algériens de
« bandits » et de « coupeurs de routes ».
Saint-Augustin accompagnait l’Empire romain, justifiait et légitimait ses
décisions et la répression des mouvements populaires africains qui inscrivaient
leur contestation marquée par des revendications sociales et économiques dans
une dynamique d’autonomisation. Ce qui ne pouvait-être admis par les autorités
impériales. Le recours à la répression était la règle dans un contexte colonial
romain où la rapine, la misère et l’esclavage caractérisaient la culture de
l’ordinaire. Ce n’est pas sans raison que les « circoncellions » s’étaient
attaqués à leurs exploiteurs, donnant à lire une véritable lutte des classes
opposant les grands propriétaires terriens ralliés aux catholiques, défenseurs
de l’Empire et de l’ordre social à de simples ouvriers agricoles, des paysans
et des esclaves indigènes. Le catholicisme urbain représenté par de gros
propriétaires terriens et des décurions, soutenu par Rome entrait en conflit
avec le christianisme indigène incarné par des paysans et des semi-nomades.
Sans le soutien actif des autorités impériales, le donatisme aurait dominé
l’Afrique parce que considéré comme la structure défendant les pauvres et les
humbles. Mais les histoires officielles ont effacé toute parole contrevenant
aux règles dominantes et à la pensée ambiante, péjorant et minorant toute
entreprise intellectuelle donatiste et diabolisant les mouvements sociaux et
politiques incarnés par les « circoncellions ».
La colonisation française tentera de s’approprier Saint-Augustin et à en faire
un espace médiateur avec la période romaine. C’est dans cette perspective que
le courant algérianiste considérait que la Numidie
était romaine et méditerranéenne et que l’un des éléments fondateurs se
trouvait être Saint-Augustin.