VIE POLITIQUE- DOCUMENTS
POLITIQUES- FERHAT ABBAS - LETTRE DE
DEMISSION PRESIDENCE ASSEMBLEE NATIONALE 12/8/1963
Document remis en ligne (décembre 2019) à
l'occasion du 34è anniversaire de son décès
Le 12 août 1963, Ferhat Abbas écrit aux députés de
l'Assemblée nationale constituante : "En raison de divergences de
points de vue sur la procédure d’organisation définitive des pouvoirs publics
en Algérie et de mon désaccord fondamental sur la nature de ces pouvoirs. J’ai
l’honneur et le regret de vous remettre ma démission de Président de votre
assemblée".
"Pourquoi je ne suis pas d’accord
avec le projet de Constitution établi par le Gouvernement.
Donner une Constitution à la République est un acte
d’une extrême importance. Il requiert notre réflexion, notre sagesse.
Après l’héroïque combat pour l’indépendance, c’est un
autre combat qui s’impose à nous. Le peuple tout entier et, en premier lieu,
ses représentants doivent faire preuve de lucidité et de courage. La loi du
silence que nous nous sommes imposée durant les sept années de luttes, parce
que l’adversaire était au milieu de nous, n’a plus sa raison d’être. Le silence
doit être rompu.
Avant d’engager l’avenir, celui du pays, celui de nos
femmes et de nos enfants, chacun de nous doit prendre conscience de ses
responsabilités pour mieux les assumer. Sinon, il renonce, par un lâche
opportunisme, au devoir élémentaire de tout citoyen…
A un mois de la fin de notre mandat, ce projet vient à
peine de parvenir à l’Assemblée. Par contre, par la presse, par la radio, par
les conférences, dites des cadres, par des déclarations ministérielles, on
tente de l’imposer au peuple. Cette campagne est pour le moins singulière. Elle
est d’autant plus anormale qu’elle tente de défendre un projet de Constitution
qui ne règle aucun de nos grands problèmes. C’est pourquoi je me permets de
m’élever ici solennellement contre de pareils procédés, de manifester mon
désaccord et de donner les raisons de ce désaccord.
Procédure et droit
Sur le plan de la procédure et du droit, l’Assemblée
nationale constituante et législative a été élue, sur proposition du F.L.N.,
avec mandat de doter le pays d’une Constitution démocratique et populaire, dans
le délai d’un an.
Détentrice exclusive de la souveraineté nationale,
elle est donc seule habilitée à connaître des lois dont elle a, concurremment
avec le gouvernement, l’initiative. Ces lois, avant d’être disposées sur son
bureau sous forme de projets ou de propositions ne sont rendus publics qu’après que l’Assemblée en soit officiellement
saisie.
Or, le gouvernement vient de violer cette règle
fondamentale. Il a soumis à de prétendus cadres d’un parti qui, en fait,
n’existe pas encore, un projet de Constitution sans que l’Assemblée en ait été
informé. Faire approuver par des militants qui n’ont reçu aucun de cet ordre un
texte fondamental relevant des attributions essentielles des députés, c’est
créer la confusion et violer la loi.
Humilier une Assemblée souveraine, qui a toujours
apporté sa collaboration loyale et son appui au gouvernement, est un geste
extrêmement grave. Le procédé relève de la mystification, de l’action
psychologique. En tout état de cause, il laisse entrevoir le rôle que l’exécutif
entend réserver au législatif. Avant même que la Constitution de type
présidentiel n’ait été adoptée par l’Assemblée, avant qu’elle n’ait été soumise
au référendum populaire, nous assistons à une action destinée à faire pression
sur les Constituants et à mettre le peuple en condition. Il en résulte que
l’Assemblée nationale est déjà dépouillée d’un pouvoir qu’elle détient,
pourtant, du peuple souverain et du F.L.N…
Qui a choisi ces prétendus cadres ? Selon quels
critères ce choix a été fait ? Pourquoi ces militants et pas d’autres ? Cette
cooptation dont bénéficient «certains amis» est pour le moins arbitraire. Elle
aboutit à la formation de la «République des Camarades», contre laquelle tout
Algérien a le devoir de s’élever.
Le F.L.N. ne doit pas être le parti d’une faction,
mais celui du peuple – de tout le peuple – de la même manière qu’il l’a été
durant la lutte armée. Sinon il devient un sujet de division et ne peut faire
qu’un travail fractionnel. Certains militants ont conservé la nostalgie des anciens
partis et n’ont rien oublié. On les trouve dans la plus grande partie des
postes de responsabilité. Ce retour aux divisions du passé est la négation même
du F.L.N.
Le Parti devant être la «Conscience» et le «Guide» de la nation, sa formation
doit être entourée de toutes les garanties. Elle doit être l’œuvre du peuple,
du peuple qui travaille, celui des champs, celui des entreprises, celui des
marchands, celui des usines, celui des combattants.
Or, selon les informations qui me parviennent, les
fédérations et les daïras sont, dans la proportion de 80%, impopulaires. Notre
peuple les subit. Les cadres choisis sont en majeure partie des budgétivores et
des profiteurs. Ils se désintéressent complètement du sort des masses. Pour
imposer silence à ces dernières, ils les traitent par le mépris et font peser
sur elles la menace. Ce sont de nouveaux caïds.
Nous ne sommes pas encore au stade d’un régime
policier. Mais, si nous ne prenons pas garde, nous y arriverons à brève
échéance. Le F.L.N. en n’étant que parti unique, s’il n’est pas une
organisation démocratique, appelée à rassembler toutes les énergies créatrices
dont notre peuple est riche, ou bien s’il n’est pas marxiste-léniniste
authentique, s’appuyant sur une dictature prolétarienne, que pourrait-il être ?
On peut le prédire. Il sera condamné, par la nature des choses, à évoluer vers
des structures fascistes.
Est-il pensable que les cadres actuels puissent
contribuer au bien-être de nos masses paysannes et à leur éducation socialiste
? L’affirmer serait un leurre.
Récemment, à Sétif, un responsable fédéral, dont le
traitement, me dit-on, est de l’ordre de 100.000 francs par mois, et qui,
depuis, a été révoqué, s’était attribué un appartement luxueux, une ferme de
200 hectares et l’exploitation d’un café restaurant. A de rares exceptions
près, c’est de cette manière que se manifeste le militantisme des pionniers du
«socialisme algérien».
Les mots sont impuissants à traduire l’amère réalité.
A vouloir agir en dehors du peuple, on arrive à des résultats diamétralement
opposés aux véritables objectifs socialistes et égalitaires…
Le régime présidentiel et le pouvoir
personnel
La concentration des pouvoirs entre les mêmes mains
relève d’une autre forme de délire. Le projet de Constitution fait du président
de la République, en même temps que le chef de l’État, le chef du gouvernement
et le chef du Parti.
Pratiquement il n’y a plus de démocratie. L’Assemblée
est sous la dépendance d’un homme qui nomme les ministres et qui, par le
truchement du Parti, choisit les membres de l’Assemblée nationale, après avoir
été choisi lui-même par le Parti.
Le dialogue entre le législatif et l’exécutif, si fructueux pour le pays,
devient un simple monologue. Le peuple est absent et n’est pas représenté. Ses
représentants sont de simples figurants.
«La révolution se fait par le peuple et pour le
peuple. Elle n’est ni l’œuvre d’une seule personne, ni celle d’un seul
individu. Elle se fera par le peuple et pour l’intérêt de tout le peuple» (sic)
Ce slogan officiel, affiché sur nos murs et repris par
la radio, est une contrevérité. Il masque la réalité.
Quant à notre jeunesse, elle sera condamnée à ne plus
penser. Le régime fabriquera des robots, des opportunistes et des courtisans.
Assurer le pain au peuple est, certes, un objectif primordial. Lui assurer cet
autre pain qu’est la liberté de pensées et d’expression est également un bien
précieux.
La jeunesse algérienne en sera privée. La nature même
des pouvoirs multiples exercés par un seul homme aura pour conséquence
inévitable le culte de la personnalité. Et celui qui n’applaudira pas
«inconditionnellement» le «Maître» sera considéré comme un mauvais citoyen.
L’équilibre des pouvoirs n’existe pas. Aucun recours
contre les abus d’autorité n’est prévu. Il y a bien une disposition du projet
de la Constitution qui prévoit que l’Assemblée nationale peut voter une motion
de censure et renverser le chef de l’État.
Cette disposition est un non-sens. D’abord il n’est
pas souhaitable qu’un chef d’État soit renversé. Il laisserait un vide
redoutable. Ensuite et surtout, n’ayant pas été investi par l’Assemblée, cette
dernière ne peut le renverser. Cette disposition est donc de pure forme. Elle
est une simple clause de style.
Nous jouons à «pile ou face» le sort du pays. Si le
chef d’État est un homme sage, modeste et clairvoyant, nos libertés seront
sauvegardées. S’il a l’étoffe d’un Batista, le pays vivra sous la terreur.
Pourquoi donc nous placer, délibérément, dans cette dangereuse alternative ?
Autre inconvénient d’un tel régime : aucun Algérien ne
peut, à lui seul, porter, à bout de bras, l’Algérie. Le fardeau est trop lourd.
Il arrivera que le chef de l’État, qui est en même temps chef de gouvernement,
ne pourra tout faire. Il se déchargera fatalement sur
son entourage d’une partie de ses responsabilités. Des hommes non mandatés par
le peuple, souvent des étrangers au pays, deviendront ainsi ses véritables
dirigeants. Ils ne manqueront pas d’expérimenter, au détriment de l’intérêt
national, les théories les plus fantaisistes.
Un tel régime finira par engendrer des activités subversives, des coups d’État
et des complots. A vouloir un «régime fort» on ouvre la porte à la subversion
et au désordre.
Un seul régime : la démocratie
La démocratie seule est salutaire. Elle ne signifie
pas l’anarchie. Elle ne signifie pas un pouvoir faible. Elle signifie : le
gouvernement du peuple par le peuple. Elle signifie un État hiérarchisé. Une
bonne Constitution doit donner la parole au peuple. Elle doit permettre la
libre discussion. Cette libre discussion, loin de nuire à la discipline
nationale, permettra de révéler des cadres valables et enrichira les
institutions de l’État. Un Etat «confisqué» est un État mort-né.
Un chef du gouvernement, investi par une Assemblée
nationale souveraine et responsable devant elle, est la seule formule qui
corresponde à notre devise «par le peuple et pour le peuple». Il est
indispensable que le chef du gouvernement soit contrôlé. Il est indispensable
qu’il rende des comptes aux représentants de la nation. Si nous voulons éviter
les aventures, il est vital et salutaire d’associer le peuple par sa majorité
et par sa minorité aux affaires publiques.
Aux anciens peuples colonisés, nous devons donner
l’exemple de la maturité politique et de la cohésion. Nous devons leur donner
l’image d’un peuple majeur qui gère sainement et démocratiquement ses affaires.
Avec la Constitution qui est proposée c’est toujours le provisoire qui dure, et
aucun problème fondamental ne reçoit de solution valable…
Depuis l’indépendance le peuple n’a pas encore été une
seule fois librement consulté. Il est temps de le faire participer à la vie
publique. Il est temps qu’il retrouve son enthousiasme et sa foi. Ce peuple
sait voter. Il l’a hautement prouvé. Il a surtout su résister, pendant sept
ans, à l’une des plus grandes armées du monde. Il a acquis par son héroïsme le
droit de choisir ses représentants et de se donner le gouvernement de son
choix. Nous devons lui faire confiance. Et même s’il se trompait cette erreur
serait moins grave de conséquences que le fait de le museler, et de lui imposer
une camisole de force. Il a mérité mieux que cette suprême injure."
Ferhat Abbas, Député de Sétif, Alger, le
12 août 1963