FINANCES- ENQUETES ET REPORTAGES- CORRUPTION- PANAMA PAPERS/LYES HALLAS/LE
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(c)www.le monde.fr/afrique –lyes hallas, 29 juillet 2019
« Panama
papers » : comment l’élite algérienne a détourné l’argent du pétrole
Le diamantaire Laurent
Bloch ne se doutait pas, en ce mois de décembre 2006, que ses
retrouvailles avec le frère de son ami d’enfance allaient l’amener, huit ans
plus tard, à témoigner devant la justice italienne. Dans les années 1970,
l’actuel gérant du diamantaire parisien Raymond Bloch SA fréquentait la même
école primaire à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine) que Ryad, frère cadet de
Farid Bedjaoui. C’était avant que la famille Bedjaoui n’émigre au Canada au
début des années 1990, avant que les frères Bedjaoui ne fassent fortune et que
l’aîné vienne lui acheter, pour son épouse, deux diamants pour près de
1 million de dollars (environ 900 000 euros).
« Le prix payé
par Farid correspondait à la valeur de ces diamants sur le marché », a affirmé Laurent Bloch devant le tribunal de Milan,
pour justifier deux virements effectués par Farid Bedjaoui sur le compte à
Genève (à l’Union bancaire privée) d’une compagnie offshore, Bexhill
International Inc., dont la famille Bloch était bénéficiaire économique.
Un
continent de secrets : une nouvelle série sur les « Panama
papers » en Afrique
Le Consortium international de journalistes d’investigation
(ICIJ), dont Le
Monde est partenaire, publie dès lundi 25 juillet une
nouvelle série d’articles à partir des documents « Panama papers »
sur l’évaporation des ressources en Afrique.
La présentation (en anglais) de cette série est à
trouver ici.
Les 11,5 millions de documents issus du cabinet panaméen
Mossack Fonseca mettent en lumière le rôle des sociétés offshore dans le
pillage du continent, qu’il s’agisse de l’industrie
du diamant en Sierra Leone, des structures de dissimulations du milliardaire
nigérian Kolawole Aluko, propriétaire d’un yacht sur lequel Beyonce a passé des
vacances et lié à l’ancienne ministre du pétrole nigériane Diezani
Alison-Madueke, ou le recours systématique aux paradis fiscaux par l’industrie
extractive.
Selon l’ICIJ, des sociétés issues de 52 des 54 pays africains
ont recouru à des structures offshore, participant à
l’évaporation de 50 milliards de dollars d’Afrique chaque année. ICIJ,
pour cette nouvelle série, s’est appuyé sur ses partenaires habituels ainsi que
sur des journalistes en Algérie, au Ghana, en Tanzanie, au Niger, au
Mozambique, à Maurice, au Burkina Faso et au Togo, coordonnés par le réseau
indépendant ANCIR.
En l’occurrence, ce n’est
pas la structure offshore des Bloch qui intéressait la justice, mais le train
de vie de Farid Bedjaoui, neveu de l’ancien ministre algérien des affaires
étrangères, Mohammed Bedjaoui. Farid, personnage flamboyant aujourd’hui âgé de
47 ans, est poursuivi pour corruption et blanchiment d’argent dans l’affaire
Sonatrach-Saipem.
Lire
aussi Algérie: les dessous de l’ascension
fulgurante de l’industriel Issad Rebrab
L’affaire éclate
en 2009. L’ancien PDG de la Sonatrach, Mohamed Meziane, ses deux fils,
ainsi que de nombreux hauts responsables de la compagnie nationale algérienne
de pétrole ont été condamnés en février 2016 au terme du procès algérien
dit « Sonatrach 1 ». La filiale algérienne de Saipem a également été
jugée coupable de « majoration des prix en mettant à profit
l’autorité et l’influence des agents d’un établissement à caractère industriel
et commercial », une condamnation dont elle a fait appel. Cette
affaire a coûté leur poste à Paolo Scaroni, l’ancien PDG d’ENI, le grand groupe
pétrolier italien, et à l’administrateur délégué de Saipem, Pietro Tali.
Jusqu’en 1984, Saipem appartenait 100% à ENI. A l’époque des faits qui lui sont
reprochés en Algérie, ENI était encore le plus gros actionnaire de Saipem, avec
43%, une participation réduite à 30.5% en octobre 2015 afin d’alléger ENI de
près de 5,1 milliards d’euros de dette.
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aussi Soupçons de corruption de Saipem en
Algérie : ENI et son ex-patron seront jugés
Une deuxième procédure a
été ouverte en Italie, dans le sillage des commissions rogatoires envoyées par
l’Algérie. Cette fois, les pistes mènent à Farid Bedjaoui, en fuite et aperçu
pour la dernière fois à Dubaï, et à l’entourage du ministre de l’énergie de
l’époque, Chakib Khelil. Les magistrats italiens accusent Bedjaoui d’avoir
touché de la Saipem l’équivalent de 205 millions de dollars par
l’intermédiaire de la compagnie Pearl Partners Ltd, domiciliée à Hongkong. Et
le soupçonnent d’avoir arrosé de nombreux responsables algériens afin de
faciliter l’obtention, par la Saipem, de huit contrats entre 2006 et 2009, pour
10 milliards de dollars : des centaines de kilomètres de pipelines et
plusieurs usines de traitement.
« Schéma
corruptif »
« Le rôle
d’intermédiaire joué par Farid Bedjaoui dans le schéma corruptif (…) aurait été imposé à Saipem par le
ministre Khelil. (…) Les magistrats algériens ont identifié
des versements qui ont profité à Najat Arafat, épouse de Chakib Khelil »,
indique le Tribunal pénal fédéral suisse, le 14 janvier 2015, sollicité
par une demande algérienne d’entraide judiciaire.
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aussi « Panama Papers » : ces
safaris africains qui se terminent dans les paradis fiscaux
En 2013, « Docteur
Chakib », comme aimaient l’appeler ses collaborateurs au ministère de
l’énergie et à la Sonatrach, a été brièvement placé par Interpol sur la liste
des personnes recherchées avant que le mandat d’arrêt émis à son encontre par
le parquet d’Alger ne soit frappé de nullité. Réfugié aux Etats-Unis, il est
revenu triomphalement en Algérie en 2016. Joint par téléphone, Chakib
Khelil a indiqué qu’il n’avait pas le temps de parler de ce sujet.
La quasi-totalité des
montages offshore ayant servi de lessiveuse à ces commissions et
rétrocommissions ont été lancés par la fiduciaire
suisse Multi Group Finance, à Lausanne, pour le compte de Farid Bedjaoui et
exécutés entre 2007 et 2010 par le cabinet d’avocats panaméen Mossack Fonseca.
Les documents obtenus par le biais du Consortium international des journalistes
d’investigation et le journal allemand Süddeutsche Zeitung révèlent
les ramifications de ce réseau que les magistrats italiens et algériens tentent
d’élucider.
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aussi « Panama Papers » : en
Algérie, l’argent du pétrole passe par l’offshore
Farid Bedjaoui, surnommé
« M. 3 % », avait ainsi un mandat de gestion sur Girnwood
International Engineering Ltd. et Cardell Capital S.A., qui disposent de
comptes domiciliés à la banque Edmond de Rothschild à Nassau (Bahamas). Il a
fait constituer Sorung Associates Inc. pour gérer des portefeuilles placés à la
banque Mirabaud, en Suisse et à Dubaï. Justin Invest Developments SA gère pour
lui un portefeuille placé en 2008 à la banque genevoise BLOM Bank. Il a
aussi hérité des pouvoirs de Pietro Varone, ancien directeur des opérations de
Saipem, également cité dans l’affaire Sonatrach, sur la société Farnworth
Consultants Inc., laquelle a servi à l’achat d’un bateau.
Myriade de
sociétés offshore
Farid Bedjaoui nie les
faits qui lui sont reprochés. Ses avocats affirment qu’il n’a jamais exercé une
quelconque influence sur les élites politiques en Algérie pour organiser une
entreprise de corruption d’une telle ampleur. Tout comme Saipem, qui dément
tout versement de pots-de-vin à des responsables algériens. « L’expertise
externe que l’entreprise a commandée pour examiner les livres comptables de
l’entreprise n’a trouvé aucune trace prouvant les présumés paiements effectués
au profit de responsables algériens à travers des contrats d’intermédiation ou
de sous-traitance », a-t-elle fait savoir.
Et aussi : Essayez le jeu interactif de l’ICIJ sur
l’offshore africain
Si ENI a toujours
entretenu de bons rapports avec l’Etat algérien depuis que son fondateur,
Enrico Mattei, a fourni dès 1959 au FLN l’assistance technique nécessaire à ses
négociations avec la France coloniale, c’est lorsqu’elle a engagé Farid
Bedjaoui comme consultant, en 2003, qu’elle a réussi une ascension
fulgurante, décrochant quantité de contrats en quelques années. Les magistrats
italiens sont convaincus que les prix de ces contrats entre Sonatrach et Saipem
ont été majorés d’un commun accord afin de pouvoir dégager des
« marges » au profit des responsables des deux compagnies.
Lire
aussi Les Africains du Panama (2) : ces
ministres en Algérie et en Angola clients de Mossack Fonseca
Diplômé de HEC Montréal
et jouissant des nationalités algérienne, française et canadienne, Farid
Bedjaoui gagnait sa vie dans le négoce alimentaire avant de se lancer dans les
affaires au début des années 2000 avec ses beaux-frères libanais du groupe
Ouais. En 2002, à Beyrouth, l’homme d’affaires franco-algérien Omar Habour
lui présente Chakib Khelil, alors ministre algérien de l’énergie et des mines.
Ce dernier n’allait pas tarder à le traiter « comme un
fils », a déclaré un témoin au procès de Milan.
Cette même année, Farid
Bedjaoui recourt pour la première fois aux services du cabinet Mossack Fonseca.
Il s’agissait d’ouvrir un compte suisse pour sa société de courtage Rayan Asset
Management. Une tâche qu’il a confiée à son gestionnaire de fortune, Ludovic
Guignet, de la fiduciaire suisse Multi Group Finance,
basée à Lausanne. C’est ce même homme qui aura à gérer la frénésie d’achats de
compagnies offshore préexistantes qui s’empare de Farid Bedjaoui à partir de
2006. Une myriade de sociétés domiciliées au Panama et aux Iles vierges
britanniques.
Les
« Panama papers » en trois points
- Le Monde et 108 autres
rédactions dans 76 pays, coordonnées par le Consortium international
des journalistes d’investigation (ICIJ), ont eu accès à une masse
d’informations inédites qui jettent une lumière crue sur le monde opaque
de la finance offshore et des paradis fiscaux.
- Les 11,5 millions de
fichiers proviennent des archives du cabinet panaméen Mossack Fonseca,
spécialiste de la domiciliation de sociétés offshore, entre 1977 et 2015.
Il s’agit de la plus grosse fuite d’informations jamais exploitée par des
médias.
- Les
« Panama papers » révèlent qu’outre des milliers d’anonymes de
nombreux chefs d’Etat, des milliardaires, des grands noms du sport, des
célébrités ou des personnalités sous le coup de sanctions internationales
ont recouru à des montages offshore pour
dissimuler leurs actifs.
Désormais, Farid Bedjaoui
et son mode de vie princier sont devenus emblématiques d’une élite algérienne
corrompue, et cela alors que l’Algérie, qui souffre aujourd’hui de la chute des
cours du pétrole, aurait perdu chaque année entre 2004 et 2013, selon l’ONG
Global Financial Integrity, près d’1,5 milliard de dollars de recettes en
raison de l’évasion fiscale, de la corruption et du vol de ressources
publiques.
Et pourtant, les
vérifications diligentées en interne par le cabinet Mossack Fonseca n’ont rien
détecté de suspect. Bedjaoui ayant utilisé son passeport canadien pour ouvrir
certains comptes et sa carte d’identité algérienne pour d’autres. Des montages
qui permettent une redistribution des actifs à près d’une dizaine de membres de
sa famille, d’amis et associés de ce réseau offshore : son épouse
libanaise Rania Dalloul, son beau-frère Ziad Dalloul, l’épouse du ministre de
l’énergie Chakib Khelil, Najat Arafat, et son fils, Khaldoun, la fille de
l’actuel premier ministre algérien Abdelmalek Sellal, Rym, l’homme d’affaires
franco-algérien Omar Habour, et le directeur des opérations de Saipem,
l’Italien Pietro Varone, ainsi que son épouse.
Des
tableaux de Warhol, Miro et Dali saisis
Selon les magistrats
italiens, les pistes sont brouillées par des comptes éparpillés dans plusieurs
pays, à Dubaï, Singapour, Londres, Hongkong, en Suisse et au Liban. Minkle
Consultants SA, par exemple, qualifiée de « carrefour des flux
financiers illicites » par les enquêteurs italiens, a servi pour
l’acheminement de près de 15 millions de dollars de pots-de-vin. Elle a
bénéficié à un éventail de destinataires qui ne sont toujours pas identifiés
par l’enquête judiciaire. Le capital social des sociétés créées par Mossack
Fonseca est constitué d’actions au porteur (anonymes), ce qui rend difficile la
remontée de la chaîne des bénéficiaires finaux.
Les soupçons au sujet de
Farid Bedjaoui pour son rôle dans les transactions entre Sonatrach et Saipem
ont fait les gros titres de la presse d’Algérie et d’ailleurs dès
février 2013. Quelques mois plus tard, la police canadienne a saisi ses
actifs à Montréal ; les autorités françaises ont perquisitionné son
appartement parisien et saisi de nombreux tableaux signés Andy Warhol, Joan
Miro et Salvador Dali. Son yacht de 43 mètres a également été saisi.
Ce n’est pourtant qu’en
septembre 2013 que Mossack Fonseca semble prendre conscience qu’il y a un
problème avec Farid Bedjaoui. Et cela un peu par hasard : ce mois-là, les
autorités des îles Vierges britanniques exigent du cabinet panaméen les
documents de la compagnie Abode Finance Services Corporation dont le
bénéficiaire économique, Omar Habour, lié à Farid Bedjaoui, est activement
recherché par les justices italienne et algérienne dans le cadre de l’affaire
Sonatrach-Saipem.
« Embarrassant »,
dit une employée de Mossack Fonseca
Or, cela fait des années
que Mossack Fonseca n’a pas eu de contact avec M. Habour. Dans l’un de ses
courriels, la directrice de Mossack Fonseca aux îles Vierges britanniques,
Rosemarie Flax, estime que cela est « embarrassant » et
expose le cabinet à une amende. Par ailleurs, Mossack Fonseca a continué de
s’occuper de Rayan Asset Management, la société de Farid Bedjaoui, jusqu’au
moins en novembre 2015.
M. Habour, qui n’a
pas répondu à nos appels, tout comme ses avocats du cabinet suisse Chabrier,
est accusé, lui aussi, de corruption et de blanchiment d’argent. Il disposait
de mandats sur six compagnies offshore créées par
Mossack Fonseca à travers Ludovic Guignet, dont certaines ont changé de main
entre-temps pour bénéficier notamment à l’épouse de Chakib Khelil, Najat
Arafat, à la fille d’Abdelmalek Sellal, Rym. Cette dernière apparaît comme
l’ayant droit de la société Teampart Capital Holdings Limited (TCH). Elle en
est devenue la bénéficiaire quatre mois après sa constitution, le
26 octobre 2004, par Multi Group Finance et son inscription aux îles
Vierges britanniques par Mossack Fonseca en faveur d’Omar Habour.
Najat Arafat, elle, a
disposé en 2005 de deux sociétés offshore au
Panama dans le cadre de ce montage. Deux sociétés servant de paravent à des
comptes bancaires en Suisse : Carnelian Group Inc., créée en
mai 2005, et Parkford Consulting Inc., en octobre de la même année. Les
pouvoirs de Mme Khelil ont été transmis deux ans plus tard, les 26 et
27 novembre 2007 à Omar Habour.
« Tu
veux 10 millions de dollars ? »
Collingdale Consultants
Inc. a bénéficié respectivement à Khaldoun, fils cadet de Chakib Khelil, et à
Regina Picano, épouse de Pietro Varone. Cette compagnie gérait un
« patrimoine » de près de 15 millions de dollars.
Quant aux biens
immobiliers acquis durant cette période par Farid Bedjaoui, les autorités
américaines ont diligenté une enquête au sujet de trois appartements à New York
dont deux à Manhattan, d’une valeur totale de plus de 50 millions de
dollars. L’un de ces appartements est un condominium situé au 5, Central Park
Avenue, acheté pour 28,5 millions de dollars. Selon les documents fournis
aux enquêteurs italiens par le département américain de la Justice, le paiement
a surtout été effectué, par le biais d’une compagnie domiciliée au Delaware.
En Italie, le tribunal de
Milan a prononcé des peines de prison à l’encontre d’anciens dirigeants d’ENI,
à l’image de Tullio Orsi, ancien directeur de la filiale algérienne de Saipem,
qui a plaidé coupable en échange d’une remise de peine. Orsi, qui a désormais
purgé deux ans et dix mois en prison, a raconté aux enquêteurs ses rencontres
avec Farid Bedjaoui à l’Hôtel Bulgari de Milan, où la facture du neveu de
l’ancien ministre algérien des affaires étrangères s’est élevée à plus de
100 000 euros en cinq ans. Il a indiqué que Bedjaoui l’avait aussi
invité à une soirée organisée sur son yacht amarré au large des côtes
espagnoles et qu’il lui a offert 10 millions de dollars. « Il
l’a fait avec d’autres qu’il a aidés financièrement et il l’a fait avec
plaisir », a témoigné Orsi, ajoutant avoir refusé cette somme.
Cette enquête de Lyas Hallas, Will Fitzgibbon et Leo Sisti a été coordonnée par le Consortium international des
journalistes d’investigation (ICIJ), dont Le Monde est partenaire, sur la base des documents « Panama
papers » obtenus par la Sueddeutsche Zeitung.
Cet article a été modifié le 29 juillet 2016 pour préciser la
nature des relations entre ENI et Saipem, ainsi que le verdict du Tribunal
d’Alger du 2 février 2016 qui n’évoquait pas des faits de corruption et de
blanchiment, comme écrit par erreur, mais « majoration
des prix en mettant à profit l’autorité et l’influence des agents d’un
établissement à caractère industriel et commercial ».