VIE POLITIQUE- OPINIONS ET POINTS
DE VUE - MOULOUD HAMROUCHE- CONTRIBUTION EL WATAN (ET EL KHABAR),MERCREDI 4 SEPTEMBRE
2019
Tout succès
a un prix, tout échec a des coûts, une non-décision est un désastre, toute
résignation est un suicide. Des éclairages sont nécessaires pour tout
questionnement, débat ou décision. Ils servent parfois de déclencheurs
d’alerte. Beaucoup d’écrits et d’analyses présentent le hirak comme une crise
ou la crise. Alors que le mouvement du 22 Février est venu mettre un terme à
l’expansion des difficultés, des impasses et des menaces engendrées, accumulées
et non résolues par le système. Par cette mobilisation inattendue, les
Algériens ont refusé que leur pays chute ou cède au chaos.
Non. Le peuple n’a pas créé de
nouvelles difficultés, ni de nouvelle déstabilisation, ni de nouveau
dysfonctionnement, y compris sur le plan économique et social. Il n’a créé ni
perturbation ni violence supplémentaire au pouvoir ou à l’armée. «Silmiya» et
«Djeïch chaâb khawa khawa» sont des mots d’ordre francs et puissants. Le choix
de «Silmiya» est une opposition aux turbulences et difficultés qu’éprouvait notre
système de pouvoir et de sécurité des années durant.
Le
mouvement du peuple est un sursaut de survie et une action préventive contre
une possible déstabilisation généralisée et internationalisée. Les Algériens,
par l’ampleur de leur mobilisation et le caractère national, unitaire,
pacifique et durable de leur hirak ont, en plus, haussé le prestige de
l’Algérie, nourri la fierté nationale et rendu à l’image de l’armée son éclat
malgré l’affligeant fait de voir une kyrielle d’anciens hauts responsables en
prison, ce qui dénote l’ampleur d’un désastre national.
Autre
mérite du hirak, c’est d’avoir révélé tant de désordres et de malversations
dont la presse et les médias abreuvent l’opinion impliquant des plus hauts
responsables et fonctionnaires de différentes institutions, Premiers ministre,
généraux-majors, ministres et autres hauts cadres et agents de l’Etat,
banquiers et entrepreneurs. Sont-ils victimes ou bourreaux, ou de simples
serviteurs zélés d’un système qui interdit toute gouvernance institutionnelle,
toute surveillance politique et toute administration légale ? Des tenants du
pouvoir n’ont-ils pas phagocyté et détourné des services de sécurité de l’Etat
pour les mettre au service des personnes et de leurs desseins inavoués ?
Des hommes
et des gardiens du système pataugent dans leurs propres incohérences,
turpitudes et crises. Ils tentent d’imputer toutes leurs dérives et les coûts
de leurs défaillances au hirak. C’est pourquoi, plus de six mois après, le
peuple et l’armée sont toujours seuls. C’est dramatique, mais nullement une
surprise.
Depuis le
22 février, le peuple demande pacifiquement de mettre un terme à ces séries
d’agissements, d’indisciplines constitutionnelles, de dérives, de blocages et
de dysfonctionnements institutionnel et légal. Le changement du système est la
solution et non le problème.
Le peuple
réclame le changement du système par voie pacifique en toute lucidité et en
toute civilité, sous le vocable «Itnahaw ga3». Pour cela, un démantèlement ou
une déconnection des nuisibles castes d’allégeance et de coercition/corruption
est indispensable. Il y va de la cohésion de l’armée et de tout pouvoir
national légal.
Le refus
d’adaptation et de transformation sur de longues périodes avait fini par rendre
impossible un simple changement d’hommes et de pratiques. Ce sera plus dur pour
un changement du système mais réalisable de façon concertée, ordonnée et
déterminée, malgré l’hostilité ou l’impuissance qui caractérisent nos élites
politiques. Ce sont des caractéristiques qui marquent des élites des pays qui
stagnent, régressent ou n’arrivent pas à émerger par le développement !
Dès lors,
il ne serait pas simple d’engager, par une voie consensuelle ordinaire, des
processus d’un changement ordonné que le hirak et l’armée ont revendiqué et
mentionné par la demande de la mise en œuvre des articles 102, 7 et 8.
En réalité,
le pays a cruellement besoin non pas d’un simple consentement ou un changement
d’hommes, mais d’un vrai modèle institutionnel politique et étatique. Car sa
survie, celle de son armée et de son gouvernement en dépendent. Le nombre de
lacunes à combler, de blocages à déverrouiller et d’impasses à briser ainsi que
la mise en place d’un ordre politique composé de partis de gouvernement,
capables de faire émerger des élites, des compétences, des adhésions et des
soutiens redonnent une forte exigence à cette question. D’autant que
l’immensité des tâches et la nature des dégradations ainsi que des attentes
politiques et des besoins sociaux rendent toute approche naïve ou parcellaire,
toute précipitation ou rafistolage plus problématique, et plus coûteux que les
vingt-cinq dernières années de blocage et de statu quo.
Des élites
timorées et incrustées dans des réseaux d’allégeance et de
coercition/corruption continuent, malgré ce désastre, à vouloir garder le droit
d’autogérer le pouvoir, de préserver leurs statuts et positions tout en
maintenant leur divorce avec le peuple et leur désincarnation sociale et
identitaire. Ces réseaux veulent continuer à fixer la posture de l’armée et sa
feuille de route. Ces tenants, leurs médias et leurs relais sont toujours en
action de régénérescence ou de renforcement. Ils refusent tout bonnement un
fonctionnement institutionnel de l’Etat et des pouvoirs. Car ils redoutent
qu’un simple contrôle de légalité fasse fondre leurs armes : le mensonge,
le chantage ou la menace. Ce sont des armes par lesquelles l’Algérie a été
stoppée dans son élan et soumise à une régression générale terrible.
Ce sont
aussi toutes ces raisons qui font que l’armée ne veut plus, ne peut plus servir
de base sociale et politique ni de régulateur ou protecteur de tel pouvoir et
de tel gouvernement. Une façade qui a remis en cause la souveraineté des
électeurs et mis en danger la cohésion et la sécurité de l’armée. Une persistance
dans cette pratique serait une menace mortelle pour l’Algérie, son Etat et son
armée. Le commandement de l’ANP l’avait bien apprécié et avait affiché une
position en harmonie avec celle du hirak en exigeant l’activation de l’article
102 en liaison avec les articles 7 et 8. Donc, demander aujourd’hui
l’organisation au plus vite des élections apparaît comme une logique froide de
raison.
Mais il
reste à savoir et à fixer les conditions, les garanties et l’organisation des
vérifications, des contrôles et des voies de recours pour une élection qu’on
veut exemplaire et originelle. Toutes ces questions graves et plus décisives
les unes que les autres échoient-elles à un processus de dialogue mené par
ceux-là mêmes dont le hirak exige le départ ?
Il n’y a
pas que la question des conditions d’organisation des élections et ses
conséquences. Il y a aussi l’exigence de la séparation de l’Etat, sa pérennité
et sa stabilité de la vie d’un Exécutif. Les conditions de la légitimation du
gouvernement, de son fonctionnement, de son évaluation et de son remplacement
demeurent-elles tributaires des réseaux qui contrôlent aujourd’hui des
administrations gouvernementales et locales et qui possèdent de vrais relais
clientélistes. Ils manœuvreront pour bloquer la volonté des Algériens ou à
défaut la faire dévier.
Le futur
Président «élu» disposera de quelles forces légales, de quels appuis politiques
et sociaux, de quels mécanismes décisionnels et constitutionnels ? Certes, la
Constitution actuelle lui confère tous les pouvoirs, mais sans aucun mécanisme
opératoire. Toutes ses décisions dépendront du soutien ou non de ces réseaux.
Il y a
également le souci de l’irréversibilité du fonctionnement de la démocratie et
d’un gouvernement élu qui relèvent aussi de la pérennité de l’Etat et la
permanence de la garantie de sécurité, la garantie de liberté et la garantie du
droit. Ainsi que des droits et obligations internationaux que l’Etat doit, en
toutes circonstances, défendre les premiers et en assumer les seconds.
Dès les
années 1990, l’opinion publique avait appris à ses dépens que ces réseaux
fonctionnent comme des structures mafieuses qui achètent et vendent par
«chkara» des soutiens jusque dans l’administration et l’appareil de sécurité.
Des réseaux qui chahutent les politiques sécuritaires de l’Etat et les choix du
gouvernement.
Ce sont ces
réseaux, essence du système, qui ont réduit l’activisme de la société et des
partis à un niveau infra-politique, et empêché le gouvernement d’être
l’organisateur-régulateur de l’économie ou un «arbitre» social. Mais ils en ont
fait une puissance nourricière en corruptions et en prébendes de ces seuls
réseaux comme condition. C’est pour cela que le gouvernement ne fabrique sur
commande que des décisions qui relèvent de traits : politiser/dépolitiser,
légitimer/délégitimer, légaliser/délégaliser, coopter/exclure,
accréditer/discréditer ou autoriser/interdire. C’est pourquoi le système et
tout responsable ne s’accommodent nullement du contrôle légal, de surveillance
institutionnelle, fut-elle celle de l’armée, ou de flexibilité et de
comptabilité.
Ce système,
que certains veulent préserver coûte que coûte, n’a pas assuré l’édification de
l’Etat, l’efficience du gouvernement, l’administration du pays et son
développement. Mais il a réussi à empêcher le projet Algérie de devenir une
réalité et le pays d’être un «tigre» économique. Il a fait échouer toutes les
options, tous les choix et tous les projets industriels. Bien pire, il a
compromis, ces dernières années, des hauts gradés de l’armée dans des
malversations et des complots. Cela relève-t-il aussi d’un devoir national ou
d’un patriotisme béat de ceux qui pensent qu’il faut détruire sa racine
identitaire pour pouvoir vivre débridé et déresponsabilisé ailleurs.
Heureusement que notre diaspora de par le monde – y compris ceux de la
troisième génération, ne l’entend pas de cette oreille ! Elle continue à
s’intéresser au sort de son pays d’origine. Une nationalité est un choix
personnel et responsable, une identité/nationalité d’origine est un droit naturel.
Le système
algérien n’est pas un modèle et ne ressemble à aucun autre. C’est un
non-système appelé système pour indiquer ses complexes négations. C’est un
système liberticide, antipolitique, anti-militance, anti-gouvernance,
anti-institutions, anti-organisation et antinational. C’est pour toutes ces
raisons qu’il a anéanti l’embryon de l’Etat, fruit de la guerre de la
Libération nationale, annihilé la loi et détruit la gouvernance. Pour sa
survie, il finira par briser la cohésion de l’ANP. Les hommes et les femmes de
l’ANP évalueront mieux que moi le degré de cette menace.
De tous ces
faits et méfaits, aucune organisation, association ni aucun parti, n’a
aujourd’hui les compétences et les ressources nécessaires pour prétendre
constituer une alternative possible et crédible de gouvernement ni apporter un
vrai soutien ni organiser ou surveiller une vraie élection ou conduire un
processus de changement.
Que le
dialogue apporte des réponses pour baliser ce chemin que le peuple demande par
tant de résolutions aussi fastidieuses les unes que les autres. Car un dialogue
ne peut être une fin en soi ni n’a de vertus par lui-même.
La qualité
politique et morale, et la diversité de ceux qui y participent ou y contribuent
seront ou ne seront pas en cause. Ce sont la pertinence, la prépondérance et la
puissance qui confèrent crédit et faisabilité à leurs conclusions et
aboutissements.
Que les
partis n’arrivent pas à mesurer la portée stratégique d’un mouvement national
massif, unitaire et pacifique que leurs paradigmes ne saisissaient pas. Que des
intérêts, des anxiétés, des ambiguïtés et des ambitions continuent à se
manifester est banal. Une fois leurs paradigmes réajustés, les partis seront
l’ossature indispensable à de futurs gouvernements démocratiques. Que des phases
de structuration, de transformation, de mutation et d’adaptation se fassent en
concertation, librement et démocratiquement, ce sont des exigences minimales
qui doivent leur être garanties. Que le commandement de l’ANP a besoin
d’articuler et de sécuriser ses futures interfaces avec le chef de l’Etat élu,
les institutions constitutionnelles et le gouvernement est naturel.
Les procès
d’intention, querelles, animosités, conflits ou antagonismes d’hier ou de
personnes n’ont plus de sens ni d’utilité ni de signification.
Le peuple a
parlé et a clamé haut et fort, l’armée a répondu en accompagnant son mouvement.
Le peuple par son hirak pacifique, national et unitaire a déjà gagné en créant
une situation algérienne nouvelle forte. Il faut établir des passerelles et des
confiances entre ces deux corps vitaux de l’Algérie, le peuple et son Armée
nationale populaire. Qu’émergent des médiations porteuses de capacités, de
vertus et d’honnêtetés pour contribuer et aider à libérer le pays et l’armée
des pièges de ce système mortel. Heureusement ou malheureusement, la grosse
part de ces tâches et de ces initiatives reviennent au commandement de l’ANP.
Arrêtons de
fabriquer des fictions et des promesses mensongères. Arrêtons de parler de faux
conflits et de fausses solutions. Cessons de prêter oreille et crédit à des
suggestions d’experts, groupes et autres think tanks, même si elles sont utiles
et éclairantes parfois, elles ne seront jamais pertinentes et déterminantes.
Il existe
des pays qui aident au développement économique, culturel et améliorent parfois
la sécurité. Mais il n’y a aucun qui aide à l’édification de l’Etat national,
sa consolidation ou sa préservation et à l’ancrage et au renforcement des
droits des citoyens par la démocratie et la gouvernance. L’édification de
l’Etat national est une affaire du peuple et de sa volonté. Les Etats vivent et
survivent par la seule volonté de leurs peuples, leurs armées et leurs élites.
Stabilité, sécurité, prospérité sont des fruits de liberté, de démocratie et de
responsabilité.
Seul l’Etat
national démocratique et social respectueux des valeurs de l’islam défendra les
Algériens, leur liberté et leurs droits. Il délégitimera toute tentative
d’immixtion ou droit d’ingérence au nom de l’humanitaire, de religion, de
minorité ou de population en danger. L’embryon actuel de l’Etat et l’armée ne
seront pas en mesure de l’assurer sans le peuple et l’ensemble de ses
constituants.
Le choix
n’est pas et ne doit pas être entre le système ou le chaos, mais entre le
système et une Algérie meilleure. Pour cela, le peuple est en processus
constituant tous les vendredis et sa jeunesse estudiantine tous les mardis
depuis plus de six mois. Un mouvement un et indivisible.
(c) Par Mouloud Hamrouche, Ancien chef
de gouvernement (06-09-1989 – 03-06-1991)