VIE POLITIQUE- OPINIONS ET POINTS DE VUE- TRANSITION ET DEMOCRATIE- DJAMEL
LABIDI
(c) Djamel Labidi/ Le Quotidien d’Oran, samedi 24 août 2019
Étape de transition et démocratie
Les partisans
d'une «étape de transition démocratique» avant les élections présidentielles
risquent de se heurter en permanence à un écueil: celui de la démocratie. La
démocratie, ce sont les élections, c'est le choix, la décision, le pouvoir du
peuple qui s'exprime à travers son vote. Toute solution politique à la crise
actuelle en dehors de ce cadre serait donc par définition antidémocratique. Les
partisans de «l'étape de transition» sentent bien l'écueil et tentent de le
contourner en se référant à un choix qu'aurait déjà exprimé le peuple ou au
pouvoir discrétionnaire d'une révolution. Concernant le choix du peuple, on
vient de voir que, par définition, seul un scrutin démocratique peut permettre
de le connaître et autoriser à parler au nom du peuple. Toute autre démarche
relève de l'abus de confiance ou de pouvoir.
Pour ce qui est de l'argument que nous sommes en révolution, seul l'avenir
permettra de le savoir. C'est donc un point de vue qui reste théorique. Et de
toute façon, il ne résout pas la question des voies et moyens de cette
«révolution», à moins de décider qu'une révolution est par définition
«antidémocratique». D'autre part, des formes d'action pacifiques ne sont pas en
elles-mêmes la garantie d'objectifs démocratiques.
Pourquoi la période de transition ?
Les transformations démocratiques qu'a connues le monde depuis les années 80,
notamment dans les pays d'Europe de l'Est, n'ont nulle part été obtenues du
fait d'étapes de transition. Bien au contraire, partout les forces
démocratiques y ont demandé la fin du système du parti unique et le passage immédiat
à des élections démocratiques pluralistes législatives ou présidentielles, ce
qui s'est fait quasi simultanément. Ce fut le cas aussi en Algérie en Octobre
88. En France, dernièrement, le mouvement des «Gilets jaunes» a été crédité, un
moment, par les sondages d'un soutien de la grande majorité de la société. Sa
principale demande a été alors la tenue immédiate d'élections législatives, et
même présidentielles, pour une solution à la crise politique, outre le recours
à d'autres moyens démocratiques, referendum d'initiative citoyenne, etc. Ainsi
partout, c'est le scrutin libre des citoyens qui est au cœur des
transformations démocratiques durables. Par contre, partout, et toujours, ce
sont les pouvoirs en place qui réclament une période de transition. Cela a été
le cas dans les pays d'Europe de l'Est, par exemple en Pologne, avant que cette
tentative n'échoue vite.
Chez nous aussi d'ailleurs c'est le pouvoir précédent qui avait proposé une
période de transition qui a été refusée par l'opinion. On se souvient
d'ailleurs du slogan à ce moment du Hirak concernant les élections:.» pas de
prolongation (du mandat présidentiel), pas de report (des élections)». Quelle
serait donc, alors, la fonction de l'étape de transition, quelle serait son
utilité pour la démocratie. En réalité, ses partisans n'en disent pas
grand-chose, à part ce qui semble être à leurs yeux essentiel: le transfert du
pouvoir décisionnel des instances exécutives provisoires actuelles ( la
présidence d'État et le Gouvernement Bedoui) à de nouvelles instances
exécutives provisoires désignées «par consensus». Au cas où cela serait
faisable, on serait donc dans le cas d'un transfert de pouvoir, en dehors de
tout scrutin, c'est-à-dire en dehors du cadre démocratique. C'est un problème
sérieux de démocratie que ne peuvent éluder les partisans de la «transition
démocratique». Les arguments donnés sont de mettre fin «aux symboles du pouvoir
précédent» et de préparer des élections honnêtes et crédibles. Tout se passe
comme si on disait que toute personne ou équipe qui remplacerait celles
actuelles seraient par définition meilleures qu'elles. Qui le garantit ?
Logiquement, rien. Dans un tel contexte, il ne faut pas alors s'étonner que
certains en viennent à donner en exemple ce qui se passe au Soudan.
Le Soudan
Et pourtant, là, au Soudan, nous avons une armée qui n'a même pas envisagé
d'élections et qui conserve directement le pouvoir pendant une période de
transition d'au moins deux ans, et ici, en Algérie, nous avons une armée qui
demande la tenue immédiate d'élections présidentielles et qui informe
officiellement qu'elle n'a pas d'ambitions politiques.
Aussi, plutôt que de sautiller les pieds joints sur place, en criant «pouvoir
civil, et non militaire», ce qui n'aurait pas alors d'objet, ne serait-il pas
plus constructif d'évaluer à sa juste mesure la position républicaine de l'ANP,
non pas comme n'étant que la sienne, mais comme étant celle de tous, comme un
acquis commun de toute la société, comme un acquis des luttes populaires pour
la démocratie, comme un résultat de notre histoire depuis la guerre
d'indépendance jusqu'à nos jours, de nos douleurs, de nos épreuves, de nos
erreurs, des leçons que nous avons tirées.
L'accord qui vient d'être conclu au Soudan prévoit un Conseil souverain détenant
le pouvoir pendant plus de trois ans, composé pour moitié de militaires et de
civils et le monopole de l'Armée sur les ministères de l'Intérieur et de la
Défense. Un tel accord serait impensable en Algérie. Il faut souhaiter bonne
chance au peuple frère soudanais qui a ses propres réalités, sa propre histoire
et qui a, souhaitons-le, progressé dans la solution de la crise en préservant
l'essentiel, la paix civile.
Mais cet accord illustre bien que l'étape de transition a pour fonction
d'assurer une forme de continuité au pouvoir en place. Il ne faut pas exclure
qu'elle puisse aussi servir à des forces politiques à exploiter la pression
populaire pour atteindre leurs propres fins politiques ou sociales. Aussi donc,
rien ne remplace le suffrage démocratique universel et direct. Le peuple a
intérêt à la démocratie pour la raison bien simple qu'il est l'immense
majorité. Vouloir lui indiquer, lui préparer les conditions de la démocratie a
des relents de paternalisme. Le transfert, sous quelque prétexte que ce soit, à
des élites autoproclamées du principal pouvoir du peuple, celui de désigner
lui-même ses dirigeants, n'a jamais rien donné de bon. La meilleure garantie,
la seule en vérité à la démocratie, c'est ce moment où le peuple vote, se
prononce, choisit. Le peuple existe en réalité, au sens politique du terme, à
ce moment-là, ce moment où il est incontournable, souverain.