VIE POLITIQUE- ENQUÊTES ET REPORTAGES- BOUTEFLIKA –
ENQUÊTE FARID ALILAT/JEUNE AFRIQUE
Abdelaziz Bouteflika l'exil intérieur
(c) FARID ALILAT, envoyé spécial à Alger/Jeune Afrique ,
mardi 16 juillet 2019
Ranch
aux Émirats, château en Suisse... Les supputations vont bon train quant au sort
du président déchu. Mais la réalité est plus sombre pour celui qui a tenu les
rênes du pays vingt ans durant. Enquête.
Avant la révolution du 22 Février, automobilistes et passants ne pouvaient
emprunter la grande rue Bachir-El-Ibrahimi (ex-Poirson), entre le quartier huppé d'El-Biar
et Alger-Centre, sans tomber sur un barrage de police. En croisant les agents
en faction, il suffisait de tourner la tête pour apercevoir en contrebas,
enfoui dans une végétation touffue, l'immeuble blanc dont seuls les riverains
et les initiés connaissent les locataires. En cette fin de juin caniculaire, le
check-point a disparu. Au grand soulagement des automobilistes, les policiers
qui y étaient postés jour et nuit ont été affectés à d'autres tâches. Trois
cents mètres plus bas, devant l'étroite impasse qui mène à l'immeuble blanc aux
murs décrépis, plus de barrage non plus. Avant la révolution, l'accès à cette
longue allée ressemblait à l'entrée de Fort Knox. Été comme hiver, sous la pluie
ou le cagnard, des 4×4 noirs y faisaient le guet. Des hommes en costume sombre
et lunettes noires gardaient l'impénétrable sanctuaire. Ces membres de la garde
présidentielle, ont aujourd'hui levé le camp.
Ici,
c'est chez les Bouteflika. C'est au troisième étage de cet immeuble que
l'ancien président possède un appartement. Devant l'entrée, calme plat. Pas de
trace de présence humaine. Seuls les piaillements des oiseaux troublent la
tranquillité du lieu. « Vous cherchez Bouteflika ? demande un riverain.
Certains disent qu'il vit seul ici avec sa soeur.
D'autres prétendent qu'il a emménagé de l'autre côté de la rue, dans la villa
où sa mère habitait avant sa disparition. » Barrages supprimés, surveillance
levée : c'est par ces détails qu'on prend la mesure du bouleversement qu'a
connu le pays ces derniers mois.
Fantôme
Mais où est donc l'ancien président? Depuis la soirée du mardi 2 avril, quand
il a été extrait de sa chambre en gandoura pour remettre sa démission devant
les caméras, Bouteflika n'a plus donné signe de vie. Aucune apparition
publique. Pas un mot hormis une lettre ouverte aux Algériens dans laquelle il
demande pardon. L'homme qui a dirigé le pays d'une main de fer pendant vingt
ans est devenu un fantôme. Un silence qui nourrit tous les fantasmes. Il serait
à Abou Dhabi, aux Émirats, où il possède un ranch de 500 hectares que son vieil
ami, l'émir Cheikh Zayed, lui a offert à l'époque où
il connaissait sa « traversée du désert ». Ou alors il aurait fui en famille à
bord d'un avion présidentiel pour s'exiler dans un château près de Genève,
acquis en 2008 pour la modique somme de 27 millions d'euros. Ou encore il
aurait été placé en résidence surveillée dans sa villa de Sidi Fredj, sur le
littoral ouest d'Alger. Ou enfin il aurait été chassé de la résidence
médicalisée de Zeralda, où il vivait depuis son AVC
de 2013, et tous les meubles auraient été restitués à l'État. Et serait
hospitalisé dans une clinique suisse sous une fausse identité.
En
réalité, Abdelaziz Bouteflika, 82 ans, n'a jamais quitté la résidence de Zeralda. Dans ce compound, toujours protégé par la sécurité
présidentielle, il vit une sorte d'exil intérieur. Avec pour seule compagnie
quelques vigiles et sa soeur Zhor,
qui ne le quitte pas d'une semelle. Un des rares visiteurs qui, à la demande de
Bouteflika lui-même, l'a récemment rencontré, décrit un homme psychologiquement
très affecté. S'il ne s'épanche pas sur son sort devant son interlocuteur qui
tient à garder l'anonymat , il se tient informé : la révolution qui l'a
balayé, les figures de son clan en prison, les manifestants du vendredi qui
réclament l'avènement d'une nouvelle République. Lui qui n'hésitait pas à se
décrire comme « l'incarnation du peuple algérien » assiste à l'émergence d'une
nouvelle Algérie. Sans lui.
Cette
déchéance, il la vit comme un homme qui croyait mourir
président et qui se retrouve chassé par une révolution qu'il n'a pas vue venir,
explique ce visiteur. « Il est conscient, et son cerveau fonctionne comme s'il
n'avait pas gardé de séquelles après son accident vasculaire, raconte-t-il.
Physiquement, il est plus diminué qu'avant sa chute. Il arrive à peine à
articuler, et sa soeur, qui parvient à lire sur ses
lèvres, lui sert de traductrice. Il soliloque plus qu'il ne parle. » C'est un
secret de polichinelle. En dépit des assurances d'anciens responsables dont
beaucoup ne l'ont pas vu depuis son AVC, Bouteflika est atteint d'une aphasie
irréversible. Sauf miracle, il ne recouvrera pas l'usage de la parole.
« PHYSIQUEMENT, IL EST PLUS DIMINUÉ QU'AVANT SA DÉMISSION. IL ARRIVE À
PEINE À ARTICULER. SA SOEUR LUI SERT DE TRADUCTRICE. »
Plus
que sa déchéance personnelle, c'est celle de son frère cadet Saïd, ancien
conseiller spécial et véritable « président bis », qui affecte le reclus de Zeralda. Poursuivi pour « atteinte à l'autorité de l'armée
» et « complot contre l'autorité de l'État », Saïd croupit depuis le 5 mai dans
une cellule de la prison militaire de Blida. L'ex-patron du DRS (services de
renseignements), le général major Mohamed Mediène,
dit Toufik, ainsi que l'ex-coordinateur des services d'intelligence, le général
major Bachir Tartag, y sont incarcérés pour les mêmes
motifs. « Bouteflika vit très mal la situation dans laquelle se trouve
aujourd'hui son petit frère », confirme notre visiteur.
En
veut-il à Ahmed Gaïd Salah, vice-ministre de la
Défense et chef d'état-major, qui a joué un rôle prépondérant dans sa démission
et dans l'incarcération de Saïd ? À demi-mot, on comprend que l'ancien chef de
l'État tient pour responsable celui qui lui avait juré loyauté et fidélité
jusqu'à la mort, serments balayés par la révolution du 22 Février. Selon nos
informations, Bouteflika a tenté d'entrer en contact avec Gaïd
Salah, mais ce dernier a coupé les liens. Définitivement? Difficile de le dire.
Une chose est sûre: entre Bouteflika et Gaïd Salah,
il n'y a plus que haine, rancoeur et ressentiment.
« Pas de traces écrites »
Gaïd Salah, devenu l'homme fort du pays, considère
que les Bouteflika ont commis à son égard un acte de trahison, une fourberie
qu'il n'est pas près de pardonner. Pour le chef de l'armée, la conjuration
s'est dessinée dans le courant de mars dans le but de l'éjecter afin de
permettre à Bouteflika et à son frère de conserver le pouvoir. Lors d'une
rencontre tenue vendredi 22 mars à Zeralda, Gaïd Salah et la famille présidentielle avaient pourtant
scellé un pacte non écrit qui aurait pu changer le cours des événements.
Bouteflika s'était engagé à remettre sa démission au plus tard le 24 mars. En
échange, lui et sa famille se seraient vus garantir l'immunité. Sauf que la
famille régnante échafaude un plan B prévoyant l'éviction de Gaïd Salah. La démission n'ayant pas été annoncée à la date
prévue, ce dernier exige dès le 26 mars l'application de l'article 102 qui
prévoit la destitution ou la démission du président. S'appuyant sur des
éléments qu'il présente comme des preuves (écoutes, vidéos, photos, etc.) de
l'existence d'un complot visant à le limoger, Ahmed Gaïd
Salah convainc ses pairs de l'establishment militaire de lâcher Bouteflika et
d'engager des poursuites contre tous ceux qui sont mêlés de près ou de loin à
la conjuration. La suite est connue. Bouteflika démissionne, son frère et les
autres comploteurs présumés sont envoyés en prison. Le démantèlement du clan
présidentiel se poursuit avec l'ouverture tous azimuts d'enquêtes judiciaires
visant Premiers ministres, ministres et autres hommes d'affaires proches ou
amis de Saïd. « Gaïd Salah ne pardonnera jamais la
trahison dont il se dit victime », assure l'une de ses connaissances. Il
poursuivra de sa vindicte d'abord le frère cadet.
Dans
la prison militaire, vêtu de la tenue jaune des prisonniers, Saïd Bouteflika
rumine, broie du noir et voit son avenir s'assombrir. « Il avait le moral au
début de son incarcération, glisse un de ses proches qui a pu lui rendre
visite. Ces derniers temps, il paraît très touché. Il répète qu'il n'a rien à
se reprocher et qu'il n'est pas mêlé aux affaires de corruption. » Les juges
chargés de ces dossiers fredonnent un autre air. La perspective de voir
l'ex-puissant conseiller répondre d'autres accusations que celles de complot
contre l'autorité de l'État se rapproche à mesure que les prévenus se montrent
loquaces devant les juges.
BOUTEFLIKA EN VEUT TERRIBLEMENT À AHMED GAÏD SALAH, LE NOUVEL HOMME
FORT DU PAYS, QUI LUI AVAIT JURÉ LOYAUTÉ ET FIDÉLITÉ JUSQU'À LA MORT.
Entendu
et inculpé dans plusieurs affaires de dilapidation et d'abus d'autorité
présumés, l'ancien Premier ministre Ahmed Ouyahia
affirme que les instructions orales venaient du président et de son frère. «
Mais comment un Premier ministre accepte-t-il de recevoir des instructions d'un
conseiller? » lui fera au passage remarquer le juge. L'autre Premier ministre, Abdelmalek Sellal, également
inculpé dans diverses affaires, assume certaines décisions... mais renvoie la
responsabilité entière à l'ancien raïs et à son frère pour d'autres. Il avoue
même qu'il recevait une dizaine de coups de fil par jour de Saïd Bouteflika.
Tentative d'essuyer le couteau sur ces deux derniers? Ou implication réelle du
duo qui dirigeait le pays ? « Pour le moment, pas de traces écrites menant à
Bouteflika et à son frère, assure une source proche des dossiers. Les deux
affectionnent le téléphone comme outil de communication. »
Si
Saïd Bouteflika sera sans doute de nouveau convoqué devant la Cour suprême,
quid d'Abdelaziz ? Sa comparution devant un tribunal est en tout cas exigée à
grands cris par les manifestants, pris de vertige face à l'ampleur des
scandales révélés. Dans son discours du 17 juin, le patron de l'armée a fait une
allusion transparente à ces affaires : « La lutte contre la corruption n'admet
aucune limite. Aucune exception ne sera faite pour qui que ce soit. L'heure des
comptes est arrivée. » Le vice-ministre de la Défense, qui dit avoir pris
connaissance en détail des dossiers impliquant de hauts responsables, réaffirme
à l'envi sa détermination à nettoyer les écuries d'Augias. Quitte à remplir les
prisons.
Dans le box des accusés ?
Alors, faut-il se préparer à voir Bouteflika dans l'enceinte d'un tribunal ? Du
point de vue de la loi, rien n'empêche un juge de la Cour suprême de le
convoquer pour être entendu comme témoin ou de lui notifier une mise en examen
le cas échéant, assurent plusieurs avocats à Alger. Encore faut-il qu'il soit
physiquement en mesure de répondre aux questions. « Il est alerte comme peut
l'être un homme âgé de 82 ans, note une de ses vieilles connaissances. Peut-il
parler ? J'en doute fort. »
Quoi
qu'il en soit, Bouteflika aurait difficilement pu imaginer pire fin de vie:
déchu après une carrière exceptionnelle, voué aux gémonies, jugé et condamné
avant même de dire un mot, enfermé dans sa résidence... Même son autre frère,
Nasser, plus discret que Saïd mais non moins influent, est invité à ne pas
s'approcher de Zeralda. « La vieillesse est un naufrage
», écrivait Charles de Gaulle, que Bouteflika aimait citer à l'apogée de sa
gloire et de sa puissance. L'obsession du pouvoir aussi.