VIE POLITIQUE- ENQUÊTES ET
REPORTAGES- HIRAK ET SLOGANS- MUSTAPHA BENFODIL
Slogans, chants des manifs, graffitis, rôle de facebook… : Quand
le hirak inspire les jeunes chercheurs
«Yetchassaw ga3», écrit ce jeune manifestant,
résumant toute la créativité langagière du hirak (Photo : EL WATAN)
(c) Mustapha Benfodil/El Watan, mardi 2 juillet
2019
Nous avons
rendu compte dans nos précédentes éditions de deux journées d’étude consacrées
au hirak par l’université Alger 2, avec la participation de Khaoula Taleb
Ibrahimi, Fatma Oussedik, Dalila Haddadi, Madani Safar Zitoun, Tayeb Kennouche
et Mohamed El Korso.
A la clé,
un nouveau concept mis en avant sur l’affiche de l’événement :
«Hirakologie», un néologisme que l’on doit à Lazhari Rihani, enseignant à la
faculté de langue et littérature arabes de Ben Aknoun. En amont de la rencontre
animée par ces éminents spécialistes jeudi dernier, au campus de Bouzaréah, la
première journée, organisée le mercredi 26 juin, à la faculté de langue et
littérature arabes et des langues orientales à Ben Aknoun, a été dédiée aux
«Langues du hirak».
Celle-ci a
été réservée entièrement aux travaux présentés par des étudiants en mastère de
littérature populaire, ainsi que des doctorants en langue arabe et en allemand
qui se sont inspirés du hirak, et dont certains comptent bien en faire leur
sujet de thèse.
Une
écharpe aux couleurs de l’Algérie autour du cou, Khaoula Taleb Ibrahimi,
directrice du Laboratoire de linguistique, sociolinguistique et didactique des
langues (Lisodil) et l’une des principales initiatrices de ces journées, dira
dans son introduction : «Alors que nous vivons un moment exceptionnel dans
notre pays, un groupe d’enseignants et d’étudiants de l’université Alger 2, qui
participent comme citoyens au hirak, s’interrogeaient sur le rôle de
l’université par rapport à cet événement.
Alors, on
s’est dit que l’université se doit de commencer à réfléchir sur ce sujet. Telle
est notre mission. L’une des fonctions principales de l’université, et en
particulier la nôtre qui comprend la faculté des langues et les facultés de
sciences humaines et sociales, est de penser la société.» Et de confier :
«Avec les étudiants, entre doctorants en linguistique arabe et ceux en mastère
de littérature populaire, nous avons fait le pari de prendre le hirak comme
objet d’étude (…).
A partir
de là, j’ai parié avec eux sur le fait de consacrer le premier jour à cette
dimension, c’est-à-dire les langues du hirak.» Avant de céder la parole aux
étudiants, Khaoula Taleb Ibrahimi a rendu un hommage émouvant au défunt Fouad
Djemaï, enseignant au département d’anglais et membre du CNES, disparu le 15
juin dernier. Une minute de silence a été observée à sa mémoire et à la mémoire
de Hassan Benkhedda «et tous ceux qui nous ont quittés pendant le hirak».
Des standards du chaâbi détournés
Fatma
Boukeri, étudiante en mastère en littérature populaire, a ouvert le bal en
proposant une «analyse linguistique et sociolinguistique des slogans du hirak».
Data show à l’appui, l’étudiante fait défiler des images en les commentant.
Fatma note que les slogans du hirak témoignent tous d’une richesse
linguistique, un plurilinguisme où cohabitent joyeusement l’arabe «fos’ha», la
«darja», le berbère, le français, l’anglais et d’autres idiomes encore.
La jeune
chercheuse relève, en outre, une certaine emprise de «l’oralité» sur les
slogans comme l’illustre le fameux «Yetnahaw ga3 !» Elle observe, par
ailleurs, que plusieurs slogans sont des détournements de dictons et chansons
populaires, comme la célèbre chanson tunisienne Allah Allah ya baba, Sidi
Mansour ya baba, qui est devenue Djina ennehou el issaba (Nous sommes
venus chasser la bande).
Enfant de
La Casbah, Oussama Ouabri, étudiant lui aussi en mastère de littérature
populaire, s’est intéressé au chaâbi et au hirak et s’est penché sur l’analyse
de deux chansons. Il s’agit de deux merveilles du chaâbi détournées, là aussi,
«pour les besoins de la cause», comme on dit.
Il s’agit
de la chanson El Assima de Abdelmadjid Meskoud remixée aux sonorités
politiques du hirak par le talentueux Khaled El Khedim pour donner :
«Goulouli ya sam3ine 1000 milliards rahet wine/Goulouli ya sam3ine chkoune
houma esseraquine ?» (Dites-moi où sont les 1000 milliards/ Dites-moi qui sont
les voleurs ?). Khaled El Khedim n’en est pas à son coup d’essai. Il est
même passé maître dans l’art de réinterpréter les grands standards du genre
pour en faire des morceaux de bravoure de la protest
song. Même le très consensuel M’zinou n’har el youm saha aidkoum de
l’indémodable Abdelkrim Dali, il en a fait un hymne pamphlétaire.
L’autre
morceau choisi par Oussama Ouabri est un opus de l’artiste de rue Mohamed
Kechacha revisitant le célèbre Hadjou lefkar de Guerrouabi. Comme le souligne
Oussama, le thème de la corruption revient avec force dans cette nouvelle
version, tout comme dans l’œuvre de Meskoud revisitée par Khaled El Khedim.
Dans un passage, Mohamed Kechacha assène : «Mille milliards Monsieur/ ça
te construit des routes au milieu de la mer/ Et toi tu es satisfait des trous
en pleine autoroute/ La facture gonfle sous la fraude.»
Créativité langagière
Autre
sujet pertinent : «Le hirak à travers Facebook», présenté par Ahlam Saidi,
doctorante en linguistique arabe. Ahlam a choisi un corpus de publications sur
le réseau social et les commentaires qui les accompagnaient pour étayer une
hypothèse admise par tous, à savoir le rôle incontestable joué par la galaxie
Zuckerberg dans la mobilisation et la propagation du mouvement du 22 février.
«Avec le hirak, l’action virtuelle a été convertie en réalité palpable»,
souligne la doctorante. Ceci, alors que pendant longtemps, on regrettait que
l’activisme des Algériens soit uniquement cantonné au clavier et ne dépassait
pas le stade du «like» et du commentaire ému posté sur Facebook.
Autre fait
important relevé par Ahlam Saidi : «Beaucoup de slogans ont été pensés,
composés et discutés sur Facebook, avant de les retrouver sur le terrain.»
Une autre
doctorante, Siham Boutaghane, s’est intéressée à l’ «Analyse sémiotique,
linguistique et sociolinguistique de graffitis» à travers un exposé,
intitulé : «Les murs de nos villes nous parlent du hirak». Comme ses
camarades, elle note d’emblée un «plurilinguisme» des graffitis, entre ceux
écrits en arabe «fos’ha», en «darja», dialectal et en français. Nombre de
graffitis, ajoute-t-elle, sont caractérisés par ce que les sociolinguistes
appellent la «diglossie», c’est-à-dire la cohabitation de deux langues n’ayant
pas forcément le même statut. Elle a observé aussi un phénomène qu’elle appelle
«l’alternance linguistique» avec l’insertion, par exemple, d’un mot en français
au cœur d’une phrase en arabe.
Elle a
même retrouvé un graffiti mêlant un slogan écrit en arabe littéraire, «Ethawra
fikra wel fikra la tamout» (la révolution est une idée et l’idée ne meurt pas),
et dans le même espace se trouve incorporé un mot kabyle écrit en caractères
latins : le mot «Assirem» (espoir). Cela résume toute la richesse de notre
réservoir linguistique et tout le génie créatif libéré par le hirak.
C’est
d’ailleurs le sujet de thèse d’un autre doctorant, Mehdi Gacem, qui s’est
penché sur la «Créativité langagière dans le hirak algérien et son rôle dans
l’éveil de la conscience politique». Mehdi a ainsi mis l’accent sur le
caractère protéiforme de cette créativité qui s’exprime à travers les slogans,
les tifos, les graffitis, la musique, les costumes, les caricatures, l’humour,
la poésie, les chants des stades…
Autant de
gestes créatifs qui ont permis au hirak d’élargir son audience et d’apporter
une touche de douceur et de fantaisie qui en a accentué le caractère pacifique.
Etant étudiant en allemand, Mehdi Gacem a été bien inspiré d’établir une
comparaison entre notre «silmiya» et les «manifs du lundi», dans l’ex-RDA, qui
ont conduit à la chute du Mur du Berlin en 1989, en comparant banderoles et
slogans pour faire ressortir l’impact révolutionnaire de la non-violence.