CULTURE- REGIONS- DJANET- SBEIBA (ACHOURA)
(c) Kamel Bouslama/El
Moudjahid, juin, 2019
À Djanet, l’Achoura a pris forme
sous le nom de Sbeiba, d’une célébration unique
Concernant la Sbeiba de Djanet, peut-on
parler d’une fête ? D’un affrontement symbolique ? Toujours est-il que dans la
petite oasis adossée à la montagne de Djanet, chaque année, pour l'Achoura (Cette année 2019, l’Achoura sera célébrée le 15
septembre, et la fête de la Sbeiba de Djanet du 7 au
15 septembre), les visages ses voilent, les sabres se lèvent.
Chants et tambours résonnent : personne ne sait exactement depuis quand ni
exactement pourquoi la fête de la «Sbeiba», classée
en 2014 au patrimoine immatériel de l’humanité, enflamme Azzelouaz
et El-Mihan, deux «ksour» de l'oasis de Djanet. La
tradition parle de la guerre de deux tribus touarègues de Djanet qui auraient
scellé un pacte de paix après l'annonce de la victoire de Moise sur le pharaon
(en l'an 1200 av. J.-C.) et, par la même, célébré cette fête par la Sbeiba le jour de l'Achoura. On imagine, en ces temps
anciens, des mystérieux émissaires tirés sur des «chars au galop volant»,
traversant le désert de Libye pour apporter la nouvelle du miracle divin
jusqu'aux remparts de Djanet. Etait-ce ce fameux peuple guerrier des Garamantes dont les chars sont peints sur les contreforts
du Tassili des N'Ajjers qui avait transmis ce rituel
? Les peintures rupestres attestent de l'existence de l'oasis de Djanet 6000
ans avant J.-C., mais elles ne révèlent rien d'autre de ses origines, tout
comme la cérémonie de la Sbeiba qui reste un mystère
ouvert à toutes les imaginations. Mais à l’aune du 16 mai de l’année en cours,
qui est la journée mondiale du savoir vivre ensemble en paix, quelle belle
illustration, tout de même, que cette fête à la fois juive et musulmane…
Faisons alors comme si nous étions sur place, de surcroit le huitième jour de Moharram (selon le calendrier musulman).
L'oasis silencieuse s'anime peu à peu au bruit des pas glissants sur le sable
et du froufrou des bazins. Au loin, sur la plage qui
longe l'asphalte, on aperçoit la masse blanche des Toyotas
qui encercle la scène, faiblement éclairée par la lueur des réverbères. Là, au
pied des murs blancs de l'école, les femmes se sont assises sur le sable et
forment une seule ombre d'où quelques jets de flash révèlent l'éclat rose d'un
voile, le scintillement d'un bijou doré. Des garçonnets en jeans et bonnets sont
assis dans un coin, autour d'un brasier qui jette des flammes dans l'air sec et
froid. Le cercle se referme de l'autre côté par les rangées de
silhouettes longues et droites des hommes qui tendent le bras avec leur
portable, profitant aussi des flashes pour filmer. Il y a quelques touristes en
effet et des journalistes, et tout le monde photographie, formant un
tableau étrange où à l'extérieur du cercle, c'est Djanet en l'an 2019 et à
l'intérieur, on revit la victoire de Moise sur Pharaon quelque part en l'an
1200 av. J.-C.
À
Djanet, l’Achoura a pris forme sous le nom de Sbeiba,
d’une célébration unique
Perpétuant un message de paix et de fraternité, le ksar d'Azzelouaz
joue une bataille où le tambourin «ganga» et le chœur des femmes forment la
fanfare et la danse des hommes le corps d'armée. Au cœur de la débâcle, un chef
de bataillon, le vieux amghar, est chargé d'attiser
le feu des guerriers qui lèvent tour à tour une épée d'une main, un
foulard de l'autre dans une chorégraphie étrange.
Dans un désordre calculé, les danseurs se déplacent lentement autour de la
place, accompagnés du corps des gangas qui les suit comme une armée de vieilles
dames venant orchestrer les hostilités. Face à ce tableau chaotique, le chœur
des femmes bien aligné derrière en rang d'oignons enchaine les louanges en
battant des mains, exhortant les guerriers à la danse rituelle. Les «timoulawen» (louanges) qui se sont répétées pendant six
nuits dans les deux ksour d'Azzelouaz et El-Mihane sont à leur dernière phase et seuls les meilleurs
danseurs et musiciennes seront sélectionnés pour le grand jour.
La Sbeiba est d'une complexité telle qu'elle est
devenue à la fois célébration de joie et de deuil, rituel tribal et fête
religieuse ; pourtant son origine est sans aucun doute une célébration mythique
qui va bien au-delà des religions : c'est la victoire de Moise qui sauva son
peuple de l'esclavage ; la victoire des oppressés sur l'oppresseur.
Ce jour saint célébré originellement par les juifs comme le jour du Grand
Pardon ou «Youm Kippour», le dixième jour du mois de Tishri, fut par la suite adopté par le prophète Mohammed
—le dixième jour du mois de Moharram— qui reprit le
jeûne de deux jours en signe de fraternité avec un prophète à la fois présent
dans la Bible, le Coran et la Torah : Moise.
L'Achoura est donc une fête à la fois juive et musulmane qui évolua avec des
variantes très diverses selon les régions et les courants religieux. A
Djanet, elle a pris forme, sous le nom de Sbeiba,
d'une célébration unique tant dans le monde touareg que dans le monde
musulman.