VIE POLITIQUE- ENQUETES ET REPORTAGES- POUVOIR POLITIQUE- CHANTS
STADES DE FOOTBALL
Une longue tradition de
contestation
En
Algérie, les stades contre le pouvoir
Née le 22 février, la
protestation populaire contre le régime algérien ne faiblit pas. Fer de lance
du mouvement, la jeunesse masculine exprime depuis longtemps ses revendications
politiques lors des rencontres de football. Plusieurs chants des supporteurs
des clubs de la capitale sont désormais repris par l’ensemble des manifestants.
Une ambiance de fête gagne le centre-ville d’Alger, en ce
soir du 2 avril. Sous la double pression du peuple et de l’armée, le
président Abdelaziz Bouteflika vient d’annoncer sa démission (1). Rassemblée au pied de la Grande Poste, édifice néomauresque
emblématique de la capitale, la foule entonne La casa del Mouradia. Hymne
de la contestation dès le vendredi 22 février, date de la première
marche pacifique contre le régime, ce chant vient des tribunes de supporteurs
de l’Union sportive de la médina d’Alger (USMA), l’un des plus importants clubs
de football du pays.
Le titre évoque le palais présidentiel, situé à El-Mouradia,
quartier des hauteurs algéroises, et se réfère à La casa de papel, une
série télévisée espagnole à succès qui met en scène une bande de braqueurs
professionnels. Composée par l’organisation de supporteurs Ouled El-Bahdja
(« Les fils de la radieuse », surnom d’Alger), la chanson dépeint
dans un premier temps le « dégoûtage », la désespérance de la
jeunesse algérienne : « C’est l’aube et le sommeil ne vient
pas. Je consomme [de la drogue] à petites doses. Quelle en est la raison ?
Qui dois-je blâmer ? On en a marre de cette vie. » Les
couplets suivants conspuent sans retenue les vingt ans de règne de
M. Bouteflika : « Le premier [mandat], on dira qu’il est
passé. Ils nous ont eus avec la décennie (2). (...) Au quatrième [mandat], la poupée est morte.
L’affaire suit son cours... »
Les chants de stade ont toujours
existé en Algérie, mais ils sont devenus une culture musicale à part entière
depuis une quinzaine d’années. Surnommés chnawa (« les
Chinois ») en raison de leur nombre, les supporteurs du Mouloudia Club
d’Alger (MCA) possèdent leur propre groupe, Torino, qui a lancé en janvier
dernier le tube 3am Saïd (« Bonne année »), une
critique corrosive du système judiciaire et une mise en cause à peine voilée de
M. Saïd Bouteflika, frère et conseiller spécial du président déchu. Les
fans de l’Union sportive de madinet El-Harrach (USMH), club de la périphérie
d’Alger, se sont quant à eux fait connaître pour leur pamphlet Chkoun
sbabna ? (« Qui est coupable [de nos
malheurs ?] »), qui désigne directement l’État comme responsable de
la précarité des jeunes Algériens. Les Ouled El-Bahdja demeurent toutefois les
vedettes de cette scène. Créé en 2010, le collectif a rencontré le succès
sur la Toile avec Quilouna (« Foutez-nous la paix »,
2017), qui dénonce la corruption au sein de l’État, ou encore Babour
ellouh (« Barque de bois », 2018), un titre évoquant
les harraga, nom donné à ceux qui tentent la traversée de la
Méditerranée sur des embarcations de fortune.
« La casa del Mouradia résume ce que pensent du
régime la majorité des jeunes Algériens, affirme M. Mehdi
Mahloul, supporteur de l’USMA âgé de 17 ans résidant à Aïn Benian, dans la
banlieue ouest d’Alger. Depuis sa mise en ligne sur YouTube, en
avril 2018, la vidéo a été vue plus de cinq millions de fois. Dans mon
lycée, elle est chantée par tout le monde, y compris les filles. C’est donc
tout naturellement que ce morceau a été repris dans les cortèges. »
Largement implantés dans la casbah d’Alger, cœur historique de
la capitale et berceau du chaabi algérien, les supporteurs de l’USMA se sont
inspirés de ce style dérivé de la musique arabo-andalouse, ainsi que de la
dimension sociale du raï, genre né en Oranie, pour produire leurs compositions.
Une tradition de chant qui date de la finale de la Coupe d’Algérie de
juin 1969, quand des « usmistes », sous l’étiquette du Virage
Électrique Orchestra (3), ont pour la première fois entonné
collectivement des refrains du folklore algérois.
L’émigration clandestine, la
drogue qui consume la jeunesse, l’autoritarisme de l’État, la corruption des
dirigeants, la hogra(injustice et mépris
des puissants), le chômage de masse alimentent aujourd’hui les paroles de ces chansons
populaires. Dans un pays où 45 % de la population a moins de 25 ans
et où 29,1 % des 16-24 ans sont au chômage (4), les chants de stade portent haut les espoirs et les rêves qui
s’étiolent des zawali, ces jeunes des quartiers déshérités.
« Depuis l’indépendance,
en 1962, les stades sont la caisse de résonance des revendications
sociales de toute la jeunesse masculine,explique le politiste franco-algérien Youcef Fatès, enseignant à
l’université Paris Nanterre et spécialiste de l’histoire du sport
algérien. Historiquement, les clubs de football ont toujours été un
espace de contestation du pouvoir. Ils revêtent une dimension sociopolitique de
résistance et de lutte anticoloniale. »
Avec cinq millions de supporteurs revendiqués, le MCA est
l’équipe la plus populaire du pays. Dès sa fondation, en 1921, le
Mouloudia a incarné l’identité algérienne anticoloniale en devenant le premier
club musulman du pays — d’où son surnom, le Doyen. Terrifiées par cette
structure créée par et pour des Algériens, les autorités françaises obligèrent
les équipes musulmanes à intégrer un quota de joueurs européens dans les
années 1930 pour tenter de diluer l’affirmation de l’anticolonialisme dans
le football.
M. Yacef Saâdi, chef militaire du Front de libération
nationale (FLN) de la zone autonome d’Alger durant la bataille d’Alger
(1957) (5), et Zoubir Bouadjadj, révolutionnaire membre du « groupe
des 22 » — qui fut à l’origine du déclenchement de la guerre de
libération en 1954 et de la naissance du FLN —, ont tous deux joué
sous les couleurs de l’USMA et y ont recruté des combattants. Une quarantaine
de « martyrs de la libération » sont issus des rangs du club de
football algérois. De son côté, l’équipe du FLN, dite le « Onze de
l’indépendance », fut mise sur pied en avril 1958 comme l’un des
porte-drapeaux de la cause dans le monde.
Antiautoritarisme, solidarité et
virilisme
Les stades ont toujours été un
exutoire. Durant la période coloniale, les supporteurs interprétaient
des nachîd, des chants religieux, pour mettre en avant leur identité
arabo-musulmane. Après l’indépendance, dans une forme de résistance culturelle,
les Kabyles, pour la plupart supporteurs de la Jeunesse sportive de Kabylie
(JSK), scandaient dans les tribunes « Imazighen » (« [Nous
sommes] berbères »), par exemple lors de la finale de la Coupe d’Algérie,
en juin 1977, lorsqu’ils vitupérèrent contre le président Houari
Boumediène — présent au stade — et son régime. Enfin, le président Chadli
Bendjedid a été régulièrement raillé dans les gradins durant la
décennie 1980, avant que les travées ne résonnent au cri de « Bab
El-Oued Chouhada ! » (« Bab El-Oued des martyrs »), en
hommage aux manifestants tués par les forces de l’ordre lors des révoltes
d’octobre 1988, puis à celui de « Dawla islamiya » (« République
islamique »), scandé par les partisans et sympathisants du Front islamique
du salut (FIS) (6).
« Dans les années 2000,
l’émergence de la culture ultra, avec ses slogans antiautoritaires et ses
chants plus élaborés, a accentué le rôle contestataire des tribunes
algériennes, poursuit Fatès. Avec
l’obstination du clan Bouteflika à se maintenir au pouvoir, les supporteurs ont
été l’étincelle du soulèvement antirégime à l’œuvre depuis le
22 février. »
Le mouvement ultra désigne un
supporteurisme radical structuré autour de groupes autonomes qui assurent le
spectacle lors des matchs avec des chants, des banderoles ainsi que des
animations visuelles de grande envergure appelées tifos. Apparus
à partir de 1968 dans une Italie en pleine agitation sociale, les ultras
sont alors de jeunes manifestants issus des cortèges d’extrême gauche qui
importent dans les tribunes des pratiques propres aux organisations politiques
radicales : indépendance à l’égard des institutions, culture de
l’anonymat, solidarité entre membres et autofinancement. Les premiers ultras
italiens allèrent jusqu’à s’inspirer des dénominations des organisations armées
d’extrême gauche de l’époque, telles les Brigades rouge et noir de l’AC Milan
ou les Tupamaros (en référence au mouvement uruguayen du même nom) à l’AS Roma.
Implanté en Europe dès les
années 1980, le mouvement ultra déferle sur l’Afrique du Nord au tournant
de l’année 2000 par le biais d’Internet et des réseaux sociaux.
En 2002, les ultras L’Emkachkhines — « les chamarrés » —,
qui soutiennent le club Espérance sportive de Tunis, sont les premiers
représentants africains de cette contre-culture footballistique. Celle-ci
essaimera au Maroc en 2005, puis en Algérie et en Égypte dès 2007. Parfois,
des liens se créent entre les deux rives de la Méditerranée. Ainsi, les ultras
de l’USMA se revendiquent aussi du « Milano », l’AC Milan, dont les
couleurs rouge et noir sont les mêmes que celles du club algérois.
Représentants d’une jeunesse à la
fois auto-organisée et insubordonnée au pouvoir étatique, les ultras deviennent
un problème majeur pour les régimes de la région, qui les considèrent comme une
menace pour leur autorité. Arrestations arbitraires, violences physiques et
restrictions de mouvement : la répression policière s’abat rapidement sur
ces supporteurs.
Forts de leur expérience
d’autodéfense face aux forces de l’ordre et de leur capacité de rassemblement,
les ultras de l’Espérance sportive de Tunis et du Club africain, autre grand
club de Tunis, se retrouvent dès janvier 2011 en première ligne des
manifestations du « printemps tunisien ». En février et en
novembre 2011, ce sont également les ultras de l’Al-Ahly et du Zamalek,
les deux plus grands clubs du Caire, qui défendent physiquement la place Tahrir
contre les milices du pouvoir (baltaguiyas) lors de la
révolution égyptienne. Ils diffusent au sein du mouvement social leurs slogans
protestataires.
Nés en 2007, les ultras Verde Leone du Mouloudia Club
d’Alger sont les pionniers du mouvement ultra en Algérie. « Le nom
“Mouloudia” fait référence au Mawlid, la fête célébrant la naissance du
prophète, détaille Kacem (7), un Verde Leone d’une trentaine d’années. Quant aux
deux couleurs de notre club, le vert et le rouge, elles symbolisent
respectivement l’islam et le sang des martyrs. Nous sommes les porteurs d’une
histoire de résistance transmise de génération en génération. Nous manifestons
chaque vendredi contre ce régime. Pas en tant qu’ultras, mais en tant
qu’Algériens à part entière. »
Par ses valeurs antiautoritaires,
son esprit de communauté et son virilisme exacerbé, le supporteurisme ultra a
su séduire de larges pans de la jeunesse masculine, tout en structurant le
défouloir qu’étaient les tribunes algériennes et en lui insufflant une
dimension politique. En mai 2018, lors de la finale de la coupe d’Algérie,
les supporteurs de la JSK s’en prennent ainsi avec une rare virulence au
pouvoir, aux forces de l’ordre et au premier ministre de l’époque,
M. Ahmed Ouyahia. Quelques mois plus tard, la présence dans les marches de
jeunes supporteurs en groupes très organisés, arborant le maillot de leur
équipe et entonnant des chants hostiles au pouvoir, impressionne tous les
Algériens. Par ailleurs, depuis le début du mouvement, les diverses communautés
ultras d’Alger se sont déclarées khawa (« frères »),
mettant entre parenthèses leurs rivalités sportives pour unir leurs forces
contre le régime.
« Boycottons les gradins
dans l’intérêt du pays »
Ainsi, le 14 mars, l’USMA et le MCA s’affrontaient sur la
pelouse du stade du 5-Juillet-1962 d’Alger. Baptisée « le derby des frères
ennemis » — les supporteurs des deux clubs cohabitent dans les rues de la
Casbah et de Bab El-Oued —, cette rencontre est réputée dans le monde
entier pour sa ferveur en tribune et ses tifosspectaculaires (8). Mais, le matin de la rencontre, sur les murs de la ville, un
tract estampillé MCA annonce : « On ne peut pas aller à une
fête de mariage quand sa mère est malade. (...) Boycottons les
gradins dans l’intérêt du pays et dans celui du club. Nous demandons à tous les
supporteurs de suivre une seule voie et de ne laisser aucune idée nous séparer.
Nous supporterons l’Algérie demain [vendredi, jour de
manifestations] dans les rues. »
Au coup d’envoi du match, les
trois quarts des 80 000 places de l’enceinte sont vides — un fait
inédit dans l’histoire du football algérien. Seules quelques centaines d’Ouled
El-Bahdja chantent La casa del Mouradia à l’entrée des
joueurs. « Nous avons annulé le tifo qui devait
être déployé, car la beauté des tribunes lors des précédents derbys algérois a
été instrumentalisée par l’État pour montrer une image déformée de la réalité
sociale du pays, nous confient les fondateurs d’Ouled El-Bahdja. Le
football ne doit pas être un instrument d’hypnose et de distraction du
peuple. » Les cinq dernières minutes de la partie s’achèvent par
des slogans hostiles au régime, mais aussi de soutien à la cause palestinienne,
clamés à l’unisson par les tribunes des deux camps.
Propriétaire et président de
l’USMA depuis 2010, M. Ali Haddad — qui n’a jamais été accepté par
les supporteurs du club — a été placé en détention provisoire le 3 avril
après avoir tenté de fuir le pays par la frontière algéro-tunisienne.
Richissime affairiste proche du clan Bouteflika et président du Forum des chefs
d’entreprise (FCE) jusqu’à sa démission le 28 mars, il a, entre autres,
trempé en 2015 dans un vaste scandale de corruption lié à la construction
de l’autoroute reliant l’est à l’ouest de l’Algérie. Ultima Verba(« Dernières
paroles »), un titre mis en ligne par les Ouled El-Bahdja en février,
quelques jours avant la première marche contre le régime, avertit : « Le
temps nous appartient. L’État chutera avec ceux qui ont construit
l’autoroute. »
(1) Lire Akram Belkaïd et Lakhdar Benchiba, « En Algérie, les décideurs de l’ombre », Le Monde diplomatique, avril 2019.
(2) La « décennie noire », la guerre civile des
années 1990.
(3) Le virage est la tribune située derrière les buts, où se
trouvent les places les moins chères.