RELATIONS INTERNATIONALES- OPINIONS ET POINTS
DE VUE – CHRONQUE BELHIMER A.- DECLIN DES EMPIRES
Le nouvel ordre chinois
(c) Ammar Belhimer/
Le Soir d’Algérie/Chronique « A fonds perdus »/mardi 23 avril 2019
«Au moins deux cents empires se sont
développés et son tombés au cours de l’Histoire et les Etats-Unis ne feront pas
exception », pronostique Alfred McCoy, professeur
d’histoire à l’université de Wisconsin-Madison, dans le quotidien américain The
Nation.(*)
L’éminent auteur ne doute pas un instant du déclin imminent du pouvoir mondial
des États-Unis. C’est juste une question de temps et de circonstances,
précise-t-il.
L’horizon 2025 lui paraît crédible pour acter ce déclin.
«Le déclin et la chute de la puissance mondiale américaine n’ont, bien entendu,
rien de particulier dans la grande vague de l’Histoire. Après tout, au cours
des 4 000 années écoulées depuis la formation du premier empire de l’humanité
dans le Croissant Fertile, au moins 200 empires se sont développés, sont entrés
en collision avec d’autres puissances impériales et se sont effondrés au fil du
temps. Au cours du siècle dernier, deux douzaines d’États impériaux modernes
sont tombés et le monde s’est très bien débrouillé à la suite de leur
disparition.»
A ses yeux, la domination mondiale de Washington depuis 75 ans qui repose sur
une série de piliers — «des bases militaires américaines, des sociétés
multinationales, des coups d'État de la CIA et des interventions militaires
étrangères» — a révélé ses premiers signes d’essoufflement pour la première
fois en 2011.
Dans quel sens le déclin de la «seule superpuissance» actuelle de la planète
affectera l’ordre mondial issu de l’effondrement de l’Union soviétique ?
Pour répondre à la question, l’auteur propose de revenir vers l’histoire de
l’effondrement des ordres impériaux d’une planète en mutation, même si les
analogies sont toujours imparfaites : « Depuis le début de l'exploration
européenne au XVe siècle, quelque 90 empires, grands et petits, ont disparu. Au
cours de ces mêmes siècles, toutefois, il n'y a eu que trois grands ordres
mondiaux : l'âge ibérique (1494-1805), l'époque impériale britannique
(1815-1914) et le système mondial de Washington (1945-2025). »
Chaque ordre repose sur un texte formel : pour l’Espagne, c’est le traité de
Tordesillas en 1494, pour la Grande-Bretagne le Congrès de Vienne en 1815 et
pour les Etats-Unis la Conférence de San Francisco qui a mis au point la charte
des Nations-Unies en 1945.
Plus précisément, l'ordre mondial finissant de Washington a pris forme à Bretton Woods, dans le New
Hampshire, en 1944, lorsque 44 pays alliés ont créé un système financier
international assis sur la Banque mondiale et le Fonds monétaire international,
puis, à San Francisco en 1945, avec la charte des Nations-Unies.
«Si Pékin succédait à Washington en tant que puissance prééminente du monde,
les futurs historiens reviendraient probablement sur son Forum Ceinture et
routes, qui a réuni 130 nations à Pékin en 2017, marquant ainsi le début
officiel de l'ère chinoise.»
Le règne chinois sera accompagné d’une sérieuse menace : «Le changement
climatique, à mesure qu’il s’accélère, constitue la base d’un cataclysme
capable de secouer un ordre mondial aussi profondément enraciné. Les effets en
cascade du réchauffement planétaire seront de plus en plus évidents, non pas
dans le futur lointain de 2100 (comme on le pensait), mais dans seulement 20
ans, affectant la vie de la plupart des populations de nos jours.»
Un récent rapport du groupe d'experts intergouvernemental sur les changements
climatiques des Nations-Unies, publié en octobre dernier, avertit qu'il ne
reste que 12 ans à l'humanité pour réduire ses émissions de carbone de 45%,
faute de quoi la température dans le monde augmenterait d'au moins 1,5 degré
Celsius par rapport à l'époque préindustrielle d’ici 2040 : «Cela entraînerait
d’importantes inondations côtières, des tempêtes de plus en plus intenses, une
sécheresse extrême, des incendies de forêt et des vagues de chaleur pouvant
entraîner des dommages pouvant atteindre 54 000 milliards de dollars. Dans
quelques décennies, le réchauffement climatique, en l'absence de mesures
héroïques, atteindrait un dangereux 2 degrés Celsius, avec encore plus de
ravages.»
L'impact géopolitique du changement climatique se fait déjà sentir dans notre
région, le Bassin méditerranéen, qui compte 466 millions d'habitants, où les
températures en 2016 avaient déjà dépassé les 1,3 degré Celsius par rapport aux
niveaux préindustriels (la moyenne mondiale actuelle étant toujours autour de
0,85 degrés).
Alors que la puissance mondiale de Washington s’essouffle et que son ordre
mondial s’affaiblit, Pékin s’emploie à mettre en place un système alternatif
conforme, avec pour trait caractéristique fondamental la subordination des
droits de l’homme à une extension de la souveraineté des États.
Plus généralement, Pékin construit un système international alternatif tout à
fait distinct de l’ordre institutionnel hérité de la fin de la Seconde Guerre
mondiale.
En contrepoids à l'OTAN, la Chine a créé l'Organisation de coopération de
Shanghai (Shanghai Cooperation) en 2001, un bloc
sécuritaire et économique orienté vers l'est de l'Eurasie grâce à l'adhésion de
pays comme la Russie, l'Inde et le Pakistan.
En contrepoids de la Banque mondiale, elle a créé en 2016 la Banque asiatique
de développement des infrastructures, qui a rapidement attiré 70 pays membres
et a été capitalisée à hauteur de 100 milliards de dollars, soit près de la
moitié des fonds de la Banque mondiale.
Ce sont les assises de la nouvelle route de la soie qui mobilisent 1,3 billion
de dollars, soit dix fois plus que le plan Marshall américain, qui a
reconstruit une Europe ravagée après la Seconde Guerre mondiale. Pékin
s’applique aujourd’hui à réunir jusqu’à 8 000 milliards de dollars
supplémentaires pour financer 1 700 projets en une décennie, dans 76 pays
d'Afrique et d'Eurasie, où vit la moitié de l'humanité, dans une infrastructure
commerciale intégrée.
«En abandonnant les idéaux actuels des droits de l'Homme et de la primauté du
droit, un tel ordre mondial futur serait probablement régi par la realpolitik
brute de l'avantage commercial et de l'intérêt national», conclut Alfred McCoy.
(*) Alfred McCoy, The End of Our
World Order Is Imminent , The Nation, 28 février 2019,
https://www.thenation.com/article/end-of-world-order-empire-climate-change/