DEFENSE- PERSONNALITES- GAID SALAH AHMED
(c) Lyas
Hallas*/www.mediapart.fr, 19 avril 2019
Algérie: qui est le général Ahmed Gaïd
Salah?
Alger,
correspondance.- Depuis deux mois maintenant, il est la seule voix d’un régime
algérien aux abois. Avant la démission contrainte d’Abdelaziz Bouteflika, mardi
2 avril, quelques lettres attribuées au président ont un temps permis de
répondre aux millions de manifestants. Elles n’ont fait que renforcer une
révolution inédite, sans précédent depuis l’indépendance du pays en 1962.
Depuis, le « système » est aux abonnés absents. Pas
un seul discours du premier ministre Bedoui ; pas une déclaration
intelligible de ses ministres ; une déclaration a minima du
président par intérim, Bensalah, pour annoncer la tenue de l’élection
présidentielle le 4 juillet.
Seul un homme, le chef
d’état-major de la puissante armée nationale populaire (ANP), se montre et
s’exprime. À 79 ans, le général Ahmed Gaïd Salah se retrouve de facto aux
commandes du pays et dans un face-à-face quotidien avec un peuple déterminé à
engager une transition vers la démocratie débarrassée des figures associées au
système Bouteflika.
Semaine après semaine, un rituel
s’installe. Le vendredi, des millions de personnes manifestent
sur le thème « Qu’ils dégagent tous ! ». Le
lundi ou le mardi, à l’occasion de déplacements mettant en scène la puissance
de l’armée et l’autorité incontestée de son chef, le général répond. Le pouvoir
algérien, c’est lui. L’organisation de l’après-Bouteflika, c’est toujours lui.
La gestion de cette révolution qui emporte le pays, c’est encore lui.
Derrière une lourde langue de
bois qui n’a rien à envier au parler soviétique des années 1960, ses discours
sont millimétrés. Le général souffle le chaud et le froid. Menaces et
ouvertures. Lignes rouges et concessions. Le résultat ? Il demeure
impossible de répondre à la seule question qui taraude les Algériens :
l’armée, colonne vertébrale du régime politique, imposera-t-elle son choix
– comme elle l’a fait depuis 1962 ? Ou laissera-t-elle le processus
révolutionnaire déboucher sur « la démocratie et la
liberté » tant espérées par les Algériens ?
Voilà donc un pays entier
suspendu aux choix d’un vieux général à l’embonpoint marqué et de son
état-major. Jusqu’alors, l’homme était décrit comme transparent, rustre,
colérique avec ses officiers, courtisan et docile avec le président Bouteflika,
qu’il avait assuré publiquement de son « indéfectible
soutien ».
Mais voilà que le général, qui a contraint à la démission le président, fait
cavalier seul. Il sabre le clan du frère, Saïd Bouteflika. Il menace
publiquement de poursuites l’ex-général général Mediène, dit « Toufik »,
qui a été pendant plus de 20 ans le tout-puissant patron du DRS, les services
de renseignement, et qui est aujourd’hui accusé de comploter dans l’ombre.
Il demande que des enquêtes judiciaires s’ouvrent ou s’accélèrent contre des
hommes d’affaires liés au clan présidentiel.
À 79 ans, Gaïd Salah tente-t-il
de sauver ce qui peut l’être du « système » – dont
il est un pur produit – en éliminant ses figures les plus honnies, ou se
découvre-t-il de nouvelles ambitions ?
« Combien d’années puis-je
durer pour vous ? Dix ans, quinze ans ? » C’est la question qu’il posait régulièrement à ses
officiers alors qu’il était déjà à l’âge de prendre sa retraite. Chef de l’armée
algérienne depuis 2004, vice-ministre de la défense depuis 2013, il forme avec
le général Ben Ali Ben Ali, chef de la Garde républicaine, le duo des derniers
vétérans de l’armée de libération nationale (ALN) encore actifs.
« J’espère qu’il aura la
sagesse de laisser faire les urnes en 2019 », disait le général Rachid Benyelles, ancien chef des forces
navales et ancien secrétaire général du ministère de la défense dans les années
1980. C’était il y a deux ans, en mai 2017. Le projet d’un cinquième mandat de
Bouteflika n’avait pas encore pris forme. Fin connaisseur des arcanes du
régime, Rachid Benyelles savait que le pouvoir de Bouteflika tenait grâce au
soutien du chef d’état-major de l’armée.
Originaire d’Ain Yagout, dans la
wilaya (département) de Batna (à 390 kilomètres à l’est d’Alger), où il est né
le 13 janvier 1940, Ahmed Gaïd Salah rejoint les rangs de l’armée de libération
nationale à l’âge de 17 ans, en 1957. Désigné chef d’une compagnie de l’armée
des frontières que dirige Houari Boumédiène, il reste à la base de l’ALN en
Tunisie jusqu’à l’indépendance du pays. Il commande ensuite l’une des unités
qui participent à la guerre israélo-arabe de 1967, appelée « guerre des
Six-Jours ».
Entre 1969 et 1971, il bénéficie
d’une formation en artillerie à l’académie militaire soviétique de Vystrel. En
1972, Gaïd Salah décroche son premier poste important. Le voilà jusqu’en 1976
nommé chef du secteur opérationnel centre de la 3e région militaire,
frontalière avec le Maroc et le Sahara-Occidental.
« Qu’il
aille refaire ses classes ! »
Or, ce passage sur le front
marocain coïncide avec l’occupation du Sahara-Occidental par le Maroc. Cela va
lui coûter une mise au placard qui durera près d’une décennie. Gaïd Salah perd
toute une unité à Amgala, oasis sous contrôle du Front Polisario, en janvier
1976. L’unité compte 109 soldats, dont la majorité sont
des appelés. Elle est complètement anéantie par les forces marocaines.
« L’Algérie, en envoyant des troupes au
Sahara-Occidental, refuse le fait accompli marocain. Elle le fait en occupant
militairement des points névralgiques disséminés à travers le territoire
sahraoui. C’est ainsi que Guelta Zemour, Bir Magrine, Amgala, Bir Lahlou,
Tifariti et quelques autres points, sont occupés par des détachements de
l’armée nationale et populaire (ANP). Mais ces implantations sont choisies en
dépit du bon sens et sans aucune idée opérationnelle de la façon dont elles
pourraient être défendues. En cas d’attaque de l’une des positions, aucune
autre ne peut lui porter secours », notait dans ses mémoires Khaled
Nezzar, ancien ministre de la défense, au sujet de cet épisode douloureux pour
l’armée algérienne.
Gaïd Salah ne sort pas indemne de
l’épisode. Selon plusieurs récits d’anciens militaires, le président Boumédiène
pique une colère noire, ordonne des changements à la tête des secteurs
opérationnels. « Qu’ils aillent refaire leurs classes avec
les élèves officiers ! », aurait tonné Boumédiène.
Gaïd Salah est remplacé par
Liamine Zeroual (qui deviendra président de 1994 à 1999). Le voici muté et
nommé directeur de l’école de formation des officiers de réserve de Blida. Il
va y manger son pain noir pendant de longues années. Ceux qui ont travaillé
sous son commandement expliquent sa « sympathie » pour
les jeunes conscrits par les pertes survenues à Amgala. « Cela lui
est resté sur la conscience », disent-ils. « Cette
perte nourrit sa ‘‘haine” contre le Maroc. Cela se traduit par un ton ferme
contre “l’ennemi extérieur” dans ses discours prononcés lors des inspections
effectuées dans les unités déployées dans les régions militaires frontalières
avec le voisin de l’ouest », souligne un observateur.
Cette défaite à Amgala pèse sur
sa carrière. Elle freine sa promotion par rapport aux officiers de sa
génération qui ont participé à la guerre de libération, puis aux guerres
arabes. Ceux-là ont été promus généraux et ont commandé l’armée dans les années
1980, tels Khaled Nezzar, Abdelmalek Guenaizia et Liamine Zeroual.
Il doit finalement son salut à
Liamine Zeroual, qui le fait sortir du placard. « Deux
officiers qui étaient ses subalternes à la base de l’est l’ont également aidé,
le propulsant à nouveau dans les hautes sphères de la hiérarchie. Il s’agit de
Mohamed Betchine, délégué général à la prévention et à la sécurité jusqu’en
1990, et de Mohamed Mediène, dit “Toufik”, qui va devenir le chef du
Département de renseignement et de sécurité (DRS) », indique une
source sécuritaire sous le couvert de l’anonymat.
Cela se produit dans le sillage
de la restructuration de la puissante « sécurité militaire »,
les services secrets algériens, intervenue un an avant les événements d’octobre
1988 qui ont ébranlé le régime de Chadli Bendjedid et chamboulé le commandement
militaire. Gaïd Salah est nommé chef du secteur opérationnel sud à Tindouf,
dans la 3e région, commandée alors par Liamine Zeroual. Il devient son
adjoint à la 5e région (le Constantinois).
Promu général en 1990, puis
général-major en 1993, il se voit confier le commandement des forces terrestres
en 1994. « Certes, il n’a pas de hauts faits d’armes, mais
sa rigueur est reconnue par ses pairs », estime un officier supérieur
à la retraite. « Il est suffisant et autoritaire. C’est bon
pour imposer la discipline parmi les militaires, mais sans plus »,
nuance un ancien ministre qui a eu à le côtoyer.
Salah ne fait pas parler de lui
pendant la décennie 1990, cette « décennie noire » qui
fait 150 000 morts et des milliers de disparus. En première ligne de la
lutte antiterroriste, les officiers opérationnels font de l’ombre à tout le
reste du commandement militaire. Gaïd Salah est alors confiné dans un rôle
logistique, veillant à l’« opérabilité » des troupes
mises à disposition des chefs opérationnels. Mais il gère également les
carrières des militaires, ce qui lui permet de promouvoir les siens et de
peaufiner ses réseaux.
En 2004, quand le chef
d’état-major Mohamed Laamari ordonne au directeur des ressources humaines, Ali
Ghediri (aujourd’hui candidat à la présidentielle), de préparer la « fiche
de radiation » de Gaïd Salah – sa mise à la retraite –, ce
dernier est alerté suffisamment à l’avance.
C’est là que se noue le « pacte » avec
le président Bouteflika, décidant de la relation entre les deux hommes. Le président
ne signe pas la mise à la retraite du général. Mieux, il le nomme, trois mois
après l’élection présidentielle de 2004, chef d’état-major de l’armée. Le
fidèle Salah remplace Laamari, qui s’était frontalement opposé à la candidature
de Bouteflika à un deuxième mandat.
Propulsé au sommet, Gaïd Salah
conduit dans les deux années qui suivent une purge dans l’establishment
militaire, encouragé par Bouteflika qui, dès 1999, a fait savoir aux militaires
qu’il ne serait pas « un trois quarts de président » et
se méfie des généraux. Des figures jusque-là inamovibles sont mises
à la retraite : le chef de la 1re région militaire, le commandant des
forces aériennes, le commandant des forces de la défense aérienne du
territoire, l’ensemble du commandement des forces navales et plusieurs
responsables de l’administration centrale du ministère de la défense.
Le
démantèlement du DRS
Cet échange de bons procédés
entre Bouteflika et Gaïd Salah va servir ce dernier, une décennie plus tard,
quand des éléments du Département de renseignement et de sécurité (DRS)
grillent la politesse au chef de la 6e région militaire, menant une
opération sur son territoire sans l’informer. Gaïd Salah saisit l’occasion pour
régler son compte au général « Toufik », son subalterne à
la base de l’est, celui qui avait aidé à le sortir du purgatoire à la fin des
années 1980.
Gaïd Salah avec Abdelaziz Bouteflika. © Reuters
« Toufik ne voyait pas en Gaïd Salah un bon chef
d’état-major de l’armée et il n’était pas chaud pour sa nomination. Les rancœurs
et les “on-dit” ont fait le reste », dit une source sécuritaire. Un
proche de « Toufik », le général Abdelkader Ait
Ouarabi, alias Hassen, est limogé. Le DRS est méthodiquement
démantelé. Et le puissant « Toufik » est mis à la
retraite à l’été 2015.
Une partie des services est
rattachée à la présidence, l’autre à l’état-major de l’armée. Salah hérite de
la DCSA, cœur du réacteur puisque sa compétence s’étend des casernes à la lutte
antiterroriste. Depuis l’accident cérébral de Bouteflika en 2013, Gaïd Salah ne
cesse de monter en puissance. Il devient le patron incontesté de l’institution
militaire.
L’absence récurrente du président
de la République permet au général de s’imposer comme le maître de cérémonies
du régime. Il visite les régions militaires, supervise les manœuvres, remet les
décorations aux officiers supérieurs de l’armée. Et il voyage beaucoup aux
Émirats arabes unis, partenaire important de l’armée algérienne. Sa forte
présence médiatique en fait un pilier du régime et couvre l’absence du chef de
l’État.
Cette omniprésence suscite très
vite la suspicion de l’entourage de Bouteflika. Son frère Saïd, notamment,
essaie à plusieurs reprises de le limoger par décret présidentiel de mise à la
retraite. Chaque fois, Salah menace et fait valoir la relation personnelle qui
le lie au président. Les relations entre les deux hommes deviennent exécrables.
Une campagne médiatique attribue au militaire des ambitions présidentielles.
Mais Bouteflika, qui ne tolère généralement pas ce genre d’« impairs »,
refuse de briser le pacte passé depuis 2004 avec Salah.
Le chef d’état-major va alors se
saisir d’une énorme affaire pour liquider ses concurrents au sein de l’armée. À
l’été 2018, des renseignements fournis par les services américains débouchent
sur la saisie de 701 kilos de cocaïne au large d’Oran. Cinq généraux du haut
commandement de l’armée sont arrêtés, jetés en prison, qui pour manque de
vigilance face aux réseaux de trafic de drogue, qui pour « enrichissement
illicite ».
Cette enquête n’a toujours pas
révélé tous ses secrets. Mais elle a permis à Gaïd Salah d’installer de
nouveaux chefs à la tête des régions militaires et de nouveaux responsables au
sein de l’administration centrale du ministère de la défense.
Ces nouveaux chefs ont un point
commun : ils sont pour la plupart issus des « écoles des
cadets de la révolution de novembre 1954 », ces écoles créées à
l’indépendance pour prendre en charge l’éducation des enfants des martyrs. Ils
voient en Gaïd Salah, ce pur produit de l’armée de libération nationale, un
père et un parrain. L’on cite les généraux-majors Abdelhamid Ghriss, nouveau
secrétaire général du ministère de la défense, et les nouveaux chefs de
région : Ali Sidane (1re RM), Souab Meftah (2e RM), Mostefa
Smaali (3e RM) et Hassan Allaimia (4e RM).
Jusqu’au mois de février, Gaïd
Salah soutenait publiquement le projet d’un cinquième mandat de Bouteflika. Il
n’a choisi de se ranger « aux côtés du peuple » et
d’appuyer ses revendications qu’après deux vendredis de manifestations.
Mais la question demeure :
pourquoi l’armée accepterait-elle d’abandonner un pouvoir politique qu’elle a
toujours contrôlé et remanié à sa guise ? Deux mois de révolution
algérienne ont déjà permis de faire vaciller le système et de déchirer le
scénario qu’il avait écrit. Si cette mobilisation massive et pacifique se
poursuit, le général Salah et bien d’autres dignitaires pourraient cette fois
ne pas échapper à la retraite.
*Lyas
Hallas est un journaliste indépendant basé à Alger.