VIE POLITIQUE- OPINIONS ET POINTS
DE VUE – MOUVEMENT 22 FEVRIER- MOULOUD HAMROUCHE
Impasses, menaces et issues
(c) MOULOUD HAMROUCHE/El WATAN , lundi 15 avril 2019
La marche
du 22 février a brisé le mur de la peur et mis un terme à la résignation. Elle
a été suivie par d’autres vendredis avec la participation de toutes les
catégories sociales, syndicales, partisanes, associatives, corporatistes et
sociétés civiles. C’est salutaire.
Cet
impressionnant mouvement est une révolte pacifique et austère contre le
système. Des décennies de blocages, de manque flagrant de progrès politique et
social et de refus d’accès au statut de citoyen par une gouvernance des plus
absurdes et des plus figées. Une gouvernance qui a fabriqué et installé des réseaux
d’obédience et d’allégeance qui disputent aux Algériens leur sécurité, leurs
droits et leurs libertés au quotidien et empêche l’édification de l’Etat
national de droit.
Des
gouvernants successifs se sont contentés de se maintenir au sommet de la pyramide
et exercer des pouvoirs faits de brutalités, de violations des lois et des
droits, et la transgression des règles élémentaires de l’éthique. Ils ont
laissé s’ériger la prébende, le passe-droit et la répression comme seuls
instruments de gestion du pays et de contrôle de la société dans toutes leurs
dimensions et leurs composantes.
L’absence
de capacités en leadership et en gouvernance politique ne relève pas d’une
simple idéologie mais de faiblesses sociales et organisationnelles. Ces
faiblesses sont dues à une mécanique sociologique ahurie qui refuse la
constitution de toute force politique et sociale, empêche toute propension à
l’adhésion et à l’engagement, et prive la société entière de toute capacité
organique, organisationnelle et institutionnelle.
Par le hirak, les Algériens ont
exprimé un refus sans ambiguïté de ce système de cooptation, de non-droit, de
corruption et de brutalité. Cela est clair. Ce système de fausse gouvernance et
de vraie omnipotence puise richesses et potentialités du pays et réduit à néant
un projet national pour lequel tous les constituants algériens avaient
contribué au prix fort par leur sang et leurs
souffrances pendant la guerre et en privations durant la période
post-libération.
Ce
mouvement qui a investi toutes nos villes et tous nos villages a mis à nu des
ambiguïtés graves et offert dans le même temps à l’armée et aux partis des
possibilités certaines. Ce mouvement du peuple attend d’eux des perspectives
prometteuses avant qu’il ne s’estompe ou sombre dans des violences primaires.
Une
mobilisation populaire, quelles que soient sa
dimension et sa profondeur, ne donnera pas facilement de prolongements humains,
politiques et institutionnels, même à travers des instances transitoires ou des
conférences nationales. Cela reste de la responsabilité et du devoir de l’armée
et de toutes les élites nationales !
Un
multipartisme de façade et de connivence ne structure jamais un débat national
ni un ordonnancement des rapports sociaux et politiques. Il ne permet pas non
plus de gouverner et d’obtenir adhésions et soutiens réels. De même, il
n’améliore en rien le fonctionnement de la gouvernance, il ne renforce ni la
place de l’opposition ni offre d’alternatives. Pire, il ne fait que se nourrir
de fiction électorale, organique et organisationnelle. Ces fictions ôtent toute
espèce de représentativité, de représentation et privent toute politique de
tout contenu et de toute possibilité de mise en œuvre.
Aujourd’hui,
comme hier, nos élites gouvernantes n’ont pas encore été en mesure de maîtriser
et de faire aboutir un processus d’édification de l’Etat national ni ont été
capables d’imaginer et de mettre en place des instruments et mécanismes légaux
d’une gouvernance résiliente et légitime. Ces échecs sont à l’origine de
beaucoup de nos revers, gâchis, retards et impasses. Ils constituent, à eux
seuls, de redoutables menaces sur nos minces et précieux acquis de liberté et
de souveraineté arrachés au prix du sang d’innombrables martyrs et d’immenses
sacrifices.
C’est
pourquoi les contributions et suggestions avancées et proposées par nos
politiques, penseurs, experts et exégètes sont dignes d’intérêt mais restent
sans effet. Elles calent toutes, par-delà les avantages et les limites
intrinsèques de chacune, par l’absence cruelle de cette puissante mécanique qui
gouvernerait l’élaboration d’une solution, sa mise en œuvre et le contrôle de
son exécution jusqu’à son aboutissement final. Elles calent aussi par l’absence
de détermination au préalable d’un schéma final. C’est le schéma final qui indique
le modèle, détermine les processus et définit les champs et les temps.
A moins de
considérer que ces contributions, suggestions et revendications ne serviraient
qu’à jeter dans la confusion toute perspective nouvelle et éloigneraient toute
chance de faire repartir le projet Algérie. Comme si les trois décennies de
violence, d’absence de gouvernance et d’administration légales et légitimes, de
mystifications et de promesses creuses n’ont pas été suffisamment éloquentes.
Des
institutions et des hommes peuvent pâtir d’un déficit de détermination ou être
frappés d’incrédibilité et de défiance ou d’un manque d’expertise. Mais il ne
faut nullement prétexter l’impuissance à agir, l’absence de vrai projet ou de
réponse tangible.
Le hirak
du 22 février a déjà disqualifié les fausses réalités d’un pluralisme fictif et
fait découvrir d’incroyables handicaps et de grands vides politiques. Il a en
même temps provoqué de vraies opportunités et de réelles chances pour notre
pays.
C’est
pourquoi il serait exagéré de croire que la démission de Bouteflika, la
désignation du chef de l’Etat intérimaire, l’organisation d’une présidentielle
vont colmater toutes les failles, faire disparaître tous les griefs, soigner
tous les stigmates et concrétiser toutes les espérances. Cela risque de nous
faire perdre de vue des leçons précieuses de l’histoire de notre jeune
gouvernance à l’algérienne qui nous a conduit là où nous sommes aujourd’hui et
nous faire oublier de ruineux gaspillages, en temps, en ressources humaines et
financières.
Le hirak
pacifique, qui fascine déjà, a produit des acquis appréciables. Il a empêché
une confrontation sanglante entre clans par l’intermédiaire des réseaux
d’allégeance et d’obédience. Par son ampleur unitaire, le mouvement a évité à
l’armée d’intervenir et de garder sa cohésion intacte. Ensuite avec l’évolution
de la situation au sein du sérail, l’armée a pris naturellement et formellement
position avec le peuple.
Ce qui lui
permet de ne pas être en contradiction avec son statut d’armée nationale et de
ne pas être une cible fragile à détruire par d’autres puissances étatiques
étrangères, particulièrement méditerranéennes ou de l’OTAN, à l’instar de
celles de l’Irak, de la Libye et de la Syrie.
Car,
l’ordre mondial et ses puissances étatiques ne s’accommodent jamais de la
présence d’une armée puissante qui échappe à des contrôles constitutionnels,
institutionnels et des lois d’un contrôle rigoureux en termes de
fonctionnement, d’emploi et d’utilisation. Encore moins si elle est mise au
service ou à la disposition d’un omnipotent pour servir d’outil de gouvernement
et de répression ou d’instrument de pression et de chantage aux voisinages.
Seules des
armées nationales soumises à contrôle institutionnel et constitutionnel et
assujetties à l’obligation de l’Etat et à son contrôle ont un droit d’exister
et d’établir des relations internationales et être intégrées dans le système
mondial de paix, de maintien de l’ordre et de stabilisation régionale.
Il faut
considérer que le commandement en rejoignant le peuple dans ses revendications
légitimes a su sauvegarder le statut national de l’armée. Il lui reste à
contribuer au parachèvement de l’édification de l’Etat national par la mise en
place d’une Constitution et d’institutions de vrais pouvoirs d’autorisations,
de régulations, d’habilitations et de contrôles. Cela mettra l’armée
définitivement à l’abri des conflits politiques partisans, permettra de servir
de base politique au gouvernement ou d’être un outil entre les mains d’un
omnipotent.
Il serait
fâcheux de croire que l’édification de l’Etat ne servira qu’à abriter l’armée
nationale et la préserver de toute turpitude. Cette édification servira aussi à
ancrer la démocratie et la faire fonctionner, ouvrir le gouvernement à la
compétition et à l’alternance sans remise en cause des fondements de l’Etat et
du rôle de l’armée, ni perturber le système de défense et de sécurité
nationales, ni remettre en cause ou négliger nos devoirs et engagements
internationaux.
Ce serait
une ineptie de croire qu’une démocratie fonctionnelle puisse exister et
gouverner sans l’édification et la consolidation de l’Etat national. C’est
l’existence de l’Etat et de sa continuité qui a exigé et engendré des
mécanismes démocratiques de la gouvernance, la représentation politique, la
protection des libertés et des droits, et l’exigence de contre-pouvoirs.
Une
absence d’issues, une difficulté d’agrégations et de convergences à la hauteur
de la mobilisation unitaire des Algériens risquent de ternir encore plus
l’image et la réputation de nos élites gouvernantes et de faire croire qu’elles
n’arrivent pas à s’entendre sur un partage des pouvoirs, des privilèges ou pour
des raisons chauvines. Alors qu’il sera question de résoudre comment seront
gouvernés démocratiquement les Algériens, comment choisiront-ils leurs
dirigeants, comment les contrôleront-ils et comment procéderont-ils pour les
remplacer.
Sans une
résolution de ces préalables, une course au pouvoir et aux postes risque de
faire échouer toutes les bonnes volontés et gâcher toutes les opportunités. Il
faut que les règles d’accès, d’exercice et de contrôle soient identifiées et
affichées pour qu’elles soient respectées. C’est pourquoi il est urgent de
commencer par identifier les rôles et les missions de l’Etat qui ne feront pas
l’objet de disputes ni de compétitions à l’avenir.
Car, il
s’agit de l’édification de l’Etat national démocratique de tous les
constituants algériens qui imposera sa force légale et ses froids rapports
légitimes à tous. Nous ne sommes pas là dans une illusion, ni une fiction, ni
une creuse promesse. Il s’agit de suppléer à une incapacité à gérer le pays et
à gouverner la nation. La première est structurelle et organisationnelle, la
seconde est politique et institutionnelle.
Il faut
trouver les voies et moyens pour rétablir la norme légale et instaurer la
vérification et le contrôle. Pour pouvoir prétendre modifier et remplacer des
pratiques et des habitudes en vigueur, il faut les identifier, les corriger et
les imposer. L’opération de substitution de ces pratiques par des normes et des
règles est plus importante et plus difficile mais plus efficace que le
changement d’hommes. A la condition qu’elle se déroule sous l’œil vigilant
d’une vraie justice, de militants du projet Algérie et de la démocratie, de la
presse, de citoyens et de l’opinion.
Des
habitudes et des pratiques de fraude enracinées constituent le soubassement du
système algérien. La cooptation et la délégation de l’exercice du pouvoir lui
permettent de s’adapter, survivre aux hommes et à ses crises de régénérescence.
Les rouages des pouvoirs sont plus disciplinés vis-à-vis des réseaux
d’allégeance et d’obédience. Ils ne changeront leurs habitudes que sous la
contrainte de la loi et le contrôle de dûment représentants du peuple.
Une
opération électorale, par exemple, ne débouchera pas sur des garanties de
fidélité ni d’efficacité, tant que la norme légale de vérification et de
contrôle n’oblige pas au respect des engagements avec l’aide de vrais
contre-pouvoirs et de vraies voies de recours. Car, le système sera sensible
plus facilement aux soutiens et approbations des réseaux qu’à des forces
politiques fragilisées ou soumises à de fortes pressions ou des offres
difficiles à refuser.
A vrai
dire, la question est de savoir quel est l’effort à faire pour se libérer d’un
système qui a stérilisé la gouvernance, dilapidé les ressources du pays,
confisqué la liberté de la société et hypothéqué son devenir. Il n’est
nullement question de pertes et de gains en pouvoir. Mais il serait primordial
d’obtenir des tenants du système, de l’armée et des partis un accord, sur le
schéma final de l’organisation de l’Etat et ses pouvoirs régaliens, la place de
l’armée comme structure étatique de défense et de sécurité, la forme
démocratique de gouvernement, de contrôle politique et institutionnel qui
seront en œuvre à l’avenir.
Quels
seraient les garanties et les engagements que le hirak et ses animateurs
viseraient et accepteraient comme préalables pour se prémunir contre toutes
sortes de subterfuges, manipulations et de tergiversations ?
Les
semaines à venir seront critiques et décisives pour démontrer si les élites
politiques seront capables d’aller de l’avant en mettant à l’abri l’Etat et
l’armée par le développement de vrais instruments et mécanismes d’une
démocratie gouvernante et d’un vrai contrôle par de vraies institutions et de
vrais élus.
L’absence
de vigilance et le manque de discernement ont été des failles à partir
desquelles toutes les stratégies de déstabilisation, toutes les actions
d’instrumentation et toutes les politiques de régression ont été charpentées et
menées.
La
question n’est pas de savoir qui détient aujourd’hui plus de capacité,
suffisamment d’intelligibilité et de ressort pour sauver le pays et son armée,
mais comment contribuer à canaliser cette vitalité et ce génie d’un peuple
puissant par sa jeunesse et par son émigration, en Europe et par le monde, qui
tient à faire aboutir son projet «Algérie» !