HABITAT- RÉGIONS- REPORTAGE- CASBAH D’ALGER
De Momo à Jean Nouvel : immersion dans la Casbah d'Alger
(c) Mahdi Boukhalfa/Le Quotidien d’Oran,
samedi 13 avril 2019
En sortant
du métro d'Alger, rue Mohamed Bouzrina, l'ex-rue de la Lyre, on est très vite
assaillis par les forts effluves du marché éponyme, où se mêlent odeurs de
poissons, d'abats, d'épices, de volailles et de fraises fraichement cueillies
au Sahel algérois. Ici, dans l'ex-rue de la Lyre, ou à la rue Randon toute
proche, les immeubles de la fin du 19ème siècle donnent cet aspect lugubre du
temps, qui s'est arrêté, comme dans ces ruelles pelées et mangées par le temps
à La Havane, à Cuba.
L'entrée du marché, envahie dès les premières heures de la matinée par une
noria de petits vendeurs, s'ouvre directement côté «est» sur la célèbre rue
Randon, et remonte derrière la bouche de métro vers Debbih Cherif, puis la
placette de «Soustara». C'est d'ici que l'on peut monter rapidement vers
l'antique médina d'Alger, la Casbah. Avec un ami natif des lieux, Kamel Mansari
pour le nommer, nous entamons la lente montée vers «el Djebel» (la colline)
comme l'appelaient naguère ses habitants, par un arrêt au «Café d'Orient», qui
a survécu par on ne sait quel miracle à la destruction. Petit pincement au
coeur, la rue Randon, des années 1930 jusqu'à aujourd'hui, abrite la même faune
qui s'adonne à tous les trafics possibles et rassemble chaque jour vendeurs de
vêtements à la sauvette, de cigarettes, de devises, d'entremetteurs pour
quelques sombres affaires, la location de boutiques sombres ou des chambres
humides et exigües dans la vieille médina... On commence l'ascension vers la
mythique place de Bir Djebbah par la rue des Abderahmes, là où les «paras» du
général Massu avaient plastiqué le 8 octobre 1957 la maison où s'étaient
refugiés des héros de la Guerre de libération, Ammar El Kama dit Ali la Pointe,
p'tit Omar (Yacef), Hassiba Ben Bouali et Bouhamidi. Le lieu est devenu un
musée, mais rarement visité, cette partie de la Casbah étant en ruines.
On continue la montée vers Sidi M'hamed Cherif, où résistent au temps qui passe
sa petite «M'salla» et sa fontaine.
La rue donne directement vers le boulevard de la Victoire, Bab Ejdid, ou vers
Djamaa Safir, une longue et sinueuse ‘'Z'nika''
qui s'ouvre ensuite plus loin vers Soustara, le fief des ‘'Usmistes'',
des chanteurs Boualem Rahma et Abdelkader Chaou. Si les ruelles sont propres,
les fontaines d'eau de nouveau fonctionnelles, un constat amer se dégage déjà,
celui d'une inquiétante absence d'activités artisanales, qui battaient le
rappel jusque dans les années 1990 des touristes et amoureux de la dinanderie,
de la poterie, de la céramique, de la bijouterie de fantaisie ou de la
tannerie. Et puis, il y a ce silence pesant qui envahit le visiteur de la
vieille médina d'Alger. ‘'Tout est
mort ici, il n'y a plus rien. Tout le monde est parti, et seuls ceux qui n'ont
pas où aller, ou qui sont propriétaires de leurs maisons sont restés'',
explique Zineddine Karabernou, natif et fils de natifs de la Casbah. Dans son
petit atelier de menuiserie, il fait de la résistance. ‘'Nous
sommes nés ici, mais aïeux aussi et mes enfants. Nous n'avons pas d'autre lieu
où aller'', nous lance-t-il avec une grande tristesse. Mitoyenne de sa boutique,
la ‘'douéra''
de Lamine Debaghine, encore bien entretenue, un miracle. «Montez vers Bir
Djebbah, Sidi Ramdane et vous verrez ce qu'ont fait les effets du temps et
l'irresponsabilité des hommes sur notre Casbah », nous dit Zineddine, dont la
voix dégage une infinie lassitude. Nous montons vers Bab Ejdid et ne
rencontrons que maisons mangées par l'oubli, avachies, humides et menaçant
ruine. D'autres ne tiennent que par des étais placés par la mairie. Et,
partout, cette envahissante tristesse, ce silence angoissant qui vous mord les
tripes. Les cris d'enfants jouant aux billes ou aux noyaux d'abricots
(dinwayou) ont disparu, les interminables parties de football dans une sombre
impasse, oubliées.
Ils sont partis, les gens de la Casbah
Je ne suis plus venu depuis de nombreuses années à la Casbah, El Bahdja comme
l'appelait affectueusement Ali Haimoud, dit Momo, l'homme qui a fait le casting
pour jouer dans le film «Tarzan» tourné dans les années 1920 au jardin
d'Essais, à El Hamma. Et le constat est terrible : on a l'impression d'un
immense vide, d'une médina qui pleure son passé en cachette, en déambulant dans
ses ruelles jadis grouillantes de gens, exhalant une incroyable exubérance
humaine. Disparus les gargotiers, les spécialistes de ‘'Bouzelouff'',
ou les vendeurs de ‘'Karantika''
et autres artisans boulangers originaires de Jijel spécialistes de «Kelb
Ellouz», qui faisaient vivre leurs familles de la présence de centaines de
travailleurs venus de l'intérieur du pays travailler au noir dans les petits
ateliers de confection de la Casbah. Ces ateliers de confection, de chaussures,
de savates et autres «bleus de Chine » étaient incontournables dans les années
1970, à l'époque des westerns italiens, des Django et des Ringo, pour se
fabriquer à moindre frais des jean's «made in Casbah», des «bouts carrés» (des
chaussures en vogue à l'époque), des savates et, surtout, une personnalité de
«macho» dans une médina qui vivait pratiquement en autarcie. Ici, il y avait de
tout, la vieille ville se suffisait à elle-même avec ses artisans bijoutiers,
potiers, dinandiers, les porteurs d'eau, les tailleurs et bottiers, de
boulangers et marchands de légumes, et ses gargotiers où prenaient leurs repas
les gens du ‘'bled'',
qui logeaient dans des dortoirs humides ou quelques sombres échoppes quand
vient la nuit. Au bout de la rue Randon, dans la légendaire place «Djamaa
Lihoud » (en arabe dialectal littéralement mosquée des Juifs, car il y avait à
l'époque coloniale une synagogue), il y a le marché aux fruits et légumes, lieu
également des camelots, des fripiers et des pseudo antiquaires qui, à 100%,
vous refilent du «toc », dans le meilleur des cas, de pâles copies. Ces gens,
l'ADN de la Casbah, survivent toujours et sont toujours là, près de l'ex-rue
Boutin, la fameuse ‘'place des
chèvres'' des 15ème et 16ème siècles, près de la mosquée Ketchaoua. On débouche
enfin à Bab Ejdid. Le soleil, après la pénombre des ruelles humides que nous
avons quittées, nous réchauffe les os en cette période de début d'un printemps
hésitant, et nous remontons vers le début de la rue de la Casbah, qui commence
à Bab Ejdid pour aller mourir quelques centaines de mètres plus bas vers la
place des Martyrs, près de la mer. On décide de redescendre vers Sidi Ramdane,
où la wilaya d'Alger a fait quelques réparations sommaires et blanchi à la
chaux des maisons qui ne tiennent que par miracle, pour donner le change au peu
de touristes étrangers de passage, ceux en fait qu'elle envoie. On décide de
rechercher quelques «znikates » célèbres dans la mémoire des natifs du vieil
Alger, comme la rue du Diable (Zenket Echitane), la rue des Pyramides, la rue
N'fissa, la rue du Lézard ou la rue Tombouctou. Et, plus que toutes, la rue de
Thèbes, là où un petit commando de criminels de l'Algérie française avait provoqué
un carnage en plaçant une bombe, alors que les gens dormaient, le 10 août 1956
à 23 h 50. Le crime a fait 80 morts et plus de 14 blessés. Jusqu'à aujourd'hui,
ce carnage fait encore pleurer les gens à la Casbah. La casbah se meurt, c'est
un fait. «De l'intérieur, pas de l'extérieur, ce que les gens, les autorités,
ne voient pas», nous explique avec une infinie fatigue dans les yeux un vieil
homme, «bleu de Chine» bien porté, savate aux pieds, comme au bon vieux temps.
«Ils veulent la restaurer, qu'ils disent. Mais que faire quand l'âme et
l'esprit de la médina sont déjà partis ? Que les gens qui portent la médina
dans leurs coeurs sont partis ? Le corps ne sera qu'une enveloppe, rien de
plus». A la rue des Abderames, nous avions rencontré une petite équipe d'élus
de la commune de la Casbah, dirigée par le vice-président, pour recenser les
maisons menaçant ruine et reloger ensuite ses habitants. «Toute médina est
comme çà, elle part doucement », souligne Mahfoud, vice-président de l'APC de
la Casbah, peut-être beaucoup plus pour lui que pour nous.
Pépé le Moko est passé, pas la French Connection
On poursuit notre voyage dans le temps. A Sidi Ramdane, on rencontre deux
jeunes lycéennes de l'intérieur du pays, venues visiter la vieille ville
d'Alger, l'ancien repaire des pirates et des corsaires, des janissaires, des
Raïs, des brigands et des riches marchands juifs de ce côté-ci de la
Méditerranée. Le palais du Dey Mustapha, dans la basse Casbah, est toujours là
comme pour témoigner d'une splendeur et d'une opulence d'une ville où les
frères Goncourt débarquèrent un 7 novembre 1849. «Comme ce climat vous baigne
dans sa joie et vous nourrit de je ne sais quel savoureux bonheur», avaient-ils
écrit après leur retour à Paris, éblouis par les couleurs, les lumières, les
gens d'Alger et leurs habits chatoyants, fantasques. Ces gens d'Alger étaient
des marchands, des marins napolitains, des brigands corses qui s'y sont
installés, des campagnards, des natifs de la médina et de riches touristes
européens. On arrive enfin au pied de la mosquée Ketchaoua, côté ex-rue Boutin,
en contrebas de «Djamaa Lihoud». Là, des musées de ce qui reste des palais des
Raïs, de leur progéniture, comme la maison de «Khdaoudj El Amia», «Dar Aziza».
Comble de l'ironie, nous n'avons pu visiter le musée des Arts Traditionnels, il
y avait en ce jeudi 14 février une opération d'éradication de mites, qui se
régalaient des meubles et autres vêtements d'époque qui y sont exposés. Mais,
tout au long de cette ballade dans le temps d'une médina qui se meurt à petit
feu, nous n'avons pas fait de rencontre de troisième type, une rencontre avec
les ‘'Pépé le
Moko'', ce personnage de cinéma, qui n'a vécu que l'espace d'un film tourné
dans une Casbah des ‘'yaouleds''
mythifiée à l'époque coloniale comme étant les bas-fonds et le côté pervers de
la ville européenne, cossue et hautaine, construite par delà la vieille cité,
celle qui a défait vers 1541, un jour de grande tempête comme celui du 11
novembre 2001, l'invincible armada de Charles Quint. Par contre, nous avons eu
ce ressenti, près du vieux port, de la présence de Jo Attia (de son vrai nom
Joseph Victor Brahim Attia), et des réminiscences de la pègre marseillaise des
années 1950, qui venait souvent se planquer après quelques braquages
spectaculaires en métropole, dans la vieille médina d'Alger, bien avant la ‘'French
Connection''. Sur le front de mer, entre les boulevards Ernesto Che Guevara et
Frantz Fanon, donnant sur l'ex-rue de la Marine et la grande mosquée, face au
cap Matifou et, au loin, la Kabylie, qui a donné à la Casbah, avec Biskra, ses
habitants venus d'Azzazga, Tadmait, Azzefoun, Tigzrit, les Issers et Bordj
Ménaiel, Beni K'sila ou Tizi Ouzou, je reste pensif. Une belle cité, encore
fière et orgueilleuse, qui fait face avec courage aux appels tentants du large,
des départs vers des aventures à travers le monde. Et je me dis que le projet
de «revitalisation» de la Casbah, dévolu par la wilaya d'Alger au célèbre
architecte-urbaniste français Jean Nouvel, ne sera pas une simple formalité. La
vieille médina contient pratiquement une grande partie de l'histoire du pays,
tant de mystères et d'intrigues encore cachés, comme les méthodes et les
matériaux de sa construction, un des secrets de sa longévité. Des larmes de
joie et de tristesse aussi de ses habitants, qui ont pleuré leurs enfants,
partis après les dures années de famine, de maladies et de misère, pour ne
jamais revenir, en Amérique avec les jeunes GI's après le débarquement à Alger
en novembre 1942 des alliés durant la Seconde Guerre mondiale. «Ici, il n' y a
que des histoires de départs, pas de retour», laisse tomber un octogénaire, à
qui on a demandé où sont passés les habitants de la Casbah. Pour tout cela, et
le reste, il est probablement vain de revitaliser la Casbah. Peut-être la préserver
contre les attaques des hommes... plus que le temps et l'oubli.