VIE POLITIQUE- ÉTUDES ET ANALYSES- A.BOUTEFLIKA-« LA
FIN D’UN ÉMIRAT »
(c) Badr’Eddine Mili /Le Soir d’Algérie, mardi 9 avril 2019
La démission, le 2 avril 2019, de Abdelaziz Bouteflika de ses fonctions de président de la
République, constitue la première victoire de la Révolution du 22 février qui
met fin à l’Emirat qu’il avait voulu substituer à l’Etat national républicain
contre le cours de l’Histoire et des choix institutionnels du peuple. On
pourrait, tout aussi bien, parler, non sans raison, de l’abolition d’un
sultanat, l’autre terme que les Algériens n’avaient
pas hésité à utiliser, dès le premier mandat de l’ex-Président, pour désigner
les dérives monarchiques vers lesquelles sa gouvernance commençait à tendre.
Avant le 22 février
Abdelaziz Bouteflika n’avait pas succombé à la tentation absolutiste uniquement
du fait de la folle passion nourrie pour le pouvoir qui, souvent, altère les
facultés de la raison chez certains gouvernants, en les conduisant aux
extrêmes. Aux sources de cette inclination insensée, on retrouve, dans
l’itinéraire initiatique et la psychologie du personnage, toute une série de
faits qui l’expliqueraient.
1- Né à Oujda, il grandit et étudie dans un pays féodal dirigé, d’une main de
fer, par le Makhzen, l’épiphénomène d’une monarchie fondée sur la tradition
religieuse qui invoque la filiation de ses sultans avec la lignée du Prophète,
pour légitimer son caractère sacré et la prémunir contre toute contestation,
blasphématoire, par définition.
2- L’apprentissage du soufisme lui fit, dans le même sillage, découvrir la
pensée d’Ibn El-Arabi et de son disciple l’Emir Abdelkader auquel il voua une
admiration, sans bornes, au point d’adopter son nom, pendant son équipée aux
frontières du Mali, à la fin des années 50.
A la lecture des classiques de ses maîtres et de leurs exégètes, il s’imprégna
de l’idée que l’Emirat est la seule forme de gouvernement qui sied à une société
musulmane où le chef, aveuglément obéi par les fidèles, cumule l’administration
de la foi et celle de la vie sociale de la communauté, le système mis en place
par les Khoulafa Errachidine, commandeurs des croyants.
3- Son long séjour aux Emirats arabes unis où il servit sous les ordres des
princes de cet Etat, après avoir été écarté de la succession du Président
Houari Boumediène, lui permit d’approfondir sa connaissance des règles et des
usages de régimes où tout se décide dans les arcanes du sérail par un émir
omnipotent.
Bien que son caractère dominateur et sa pratique secrète de la politique ont,
avant et après l’indépendance, trahi son penchant pour une conception de l’Etat
plus proche des modèles façonnés par les royaumes du Maghreb central et la
Régence ottomane d’Alger que de celui projeté par la Proclamation du 1er
Novembre, on ne lui connaissait aucun texte dans lequel il aurait,
explicitement, formulé les identifiants de ce qu’il pensait pouvoir être le
régime le plus convenable à instaurer en Algérie. Il préféra n’en indiquer les
marqueurs qu’à partir de 1999, par des déclarations et des actes qui
reflétèrent les convictions qu’il s’était forgées au fil de sa formation et de
ses expériences. Les premiers actes qu’il accomplira, dès lors, s’inspirèrent
de cette philosophie politique qui ne reconnaissait comme principes et méthodes
de gouvernement que l’unicité de commandement, le monopole de l’orientation, le
lien, sans intermédiation, entre le gouvernant et le gouverné, la divination du
chef, l’exercice illimité du pouvoir et la succession dynastique.
Sitôt installé à la tête de l’Etat, il fit savoir :
- qu’il exercerait ses prérogatives présidentielles, à part entière, et qu’il
n’entendait les partager avec aucune autre institution, quelle qu’elle fût ;
- qu’il ne reconnaissait, par voie de conséquence, ni la Constitution en
vigueur, qu’il jugea incomplète, ni le Parlement auquel il refusera de
s’adresser tout au long de ses 4 mandats ;
- qu’il ne croyait aux élections qu’à la condition qu’elles soient synonymes de
moubayaâ, le sacre monarchique mis en scène, en chaque circonstance, par une
panoplie de partis dits du consensus et une constellation de relais sociaux
dont la colonne vertébrale était représentée par les zaouïas auxquelles il redonna
vie et influence après avoir été déclarées hors-la-loi par le Président Houari
Boumediène.
Tout de suite après, et dans la pure tradition des régimes fondés sur les liens
du sang, il s’entoura des membres de sa famille qu’il investit dans les plus
hautes charges et composa la totalité de ses gouvernements selon la règle de
l’appartenance de leurs principaux membres à sa région d’origine, se mêlant de
baptiser ses «réalisations» du nom de personnalités de même extraction.
Progressivement, il se laissa percevoir, dans l’exercice de son magistère et
sous l’empire de cet autoritarisme qui excommuniait toute opposition, sous les
traits d’un prince pourvoyeur de faveurs, dispensateur prodigue de la rente,
fonctionnant à l’aune du bon vouloir de l’homme providentiel que ses
panégyristes ont fini, au cours du montage de l’incroyable projet de
candidature à un 5e mandat, par présenter comme un Prophète.
Cet état de fait se répercuta , à l’extérieur, par une
politique étrangère à laquelle il imprima une orientation différente de celle
qu’il conduisit, longtemps, en tant que ministre. Le rapprochement avec les
monarchies du Golfe, et notamment avec l’Arabie Saoudite, en fut un axe central
qui ressemblait, si peu, aux valeurs prônées par la diplomatie de l’Algérie connue
pour sa ligne opposée à toute suzeraineté attentatoire à l’indépendance de son
gouvernement.
Et dans le même temps où il concéda beaucoup de terrain à ces puissances sur
des fondamentaux consubstantiels à l’existence de l’Algérie en tant que
République, il entreprit d’accorder, sans contrepartie, des présents royaux à
leurs «investisseurs» dans les secteurs de l’armement, de la sidérurgie, de la
pétrochimie, des télécommunications, de la construction automobile, de
l’agriculture et du tourisme.
Il serait fastidieux d’énumérer, dans un espace aussi limité que celui imparti
à cet article, toutes les conduites et tous les actes qui eurent pour effet de
rétrécir le champ d’intervention de l’Etat républicain du fait d’un « Président
» qui, même grimé par une cosmétique, faussement moderniste, rêvait d’être et
de rester Emir, jusqu’à cette dernière image qu’il donna à voir de lui, lors de
la présentation de sa démission, vêtu d’une riche abaya marocaine, symbole d’un
pouvoir monarchique, une image d’apparat sur laquelle les historiens se
pencheront, certainement, pour en décrypter le sens subliminal.
Après le 2 avril
L’Algérie nouvelle en train d’éclore a besoin de détruire tout ce qui pourrait
rappeler cette gouvernance et de rompre, définitivement, avec ces pratiques et
ces symboles d’un autre âge. Le peuple le veut et le clame : son Etat à venir
sera un Etat moderne, ou ne sera pas, sera le continuateur de l’Etat national
authentique de Novembre, ou ne sera pas. Il explique, clairement, à l’adresse,
en particulier des détenteurs d’intérêts, qu’il a créé une situation
révolutionnaire dont il attend qu’elle accouche des prémices d’un nouvel ordre
qu’il dotera d’une doctrine , d’une légitimité et d’une légalité propre, en
dépassement de toutes les doctrines, légitimités et légalités anciennes. A
chacune de ses démonstrations de masse, le peuple fait preuve d’une grande
pédagogie en enseignant qu’il n’en est plus au stade du juridisme académique et
du constitutionnalisme formaliste brandi par ceux qui ont peur que la
Révolution n’en arrive à menacer leurs positions de classe. Le peuple est
conscient des dangers qui menacent sa Révolution et lorsqu’on lui oppose les
exemples de la Tunisie et de l’Egypte, il répond que la Révolution provoquée
dans ces pays par les travailleurs, les chômeurs, les femmes, les syndicats,
les élites et les classes moyennes, a été déroutée par la bourgeoisie, l’armée
et les courants idéologiques qui l’avaient combattue, à ses débuts, ouvertement
ou en secret, avec l’aide des puissances étrangères et de leurs services de
renseignements.
Le peuple a fait savoir que sa Révolution est celle de l’Algérie toute entière
et non d’une classe, d’une coalition de partis de l’opposition ou d’une armée
et qu’il possède, pour cette raison, les ressources qui l’immunisent de tout
chevauchement, récupération ou confiscation, puisque, de son propre chef, il
s’est réapproprié de son statut de source unique de la souveraineté.
Il n’a donc rien à craindre d’un vide constitutionnel qui a, du reste, prévalu
à trois tournants décisifs de l’Histoire de l’Algérie – 1965, 1991 et 1994 – et
que l’ANP a comblé en instaurant des périodes de transition administrées par le
Conseil de la Révolution, le Haut Comité d’Etat et la Présidence de l’Etat.
Pourquoi agiter, aujourd’hui, dans une situation révolutionnaire générale, un
constitutionnalisme qui cache mal des non-dits lourds de menaces. A moins d’un
leurre qui frustrerait le peuple d’une victoire, à portée de main, il ne
devrait, en principe, exister aucun problème majeur à faire accepter une
solution mi- constitutionnelle mi- politique.
La proposition que le peuple avance et qui bénéficie d’un large consensus, est
simple et réalisable. Elle consiste, relayée par des milliers de voix, à
appeler à installer une Direction collégiale déléguée par le Mouvement et l’ANP
–maintenant alliés jusqu’à preuve du contraire – pour accomplir, au moins,
quatre actes fondateurs du nouvel ordre revendiqué :
- nommer un nouveau gouvernement chargé de préparer l’élection présidentielle ;
- réviser la loi électorale et mettre en place une commission indépendante
d’organisation et de contrôle du vote ;
- réviser la loi sur l’information et instituer une Autorité de régulation de
la communication écrite et audiovisuelle garante de l’équité entre les
candidats à l’élection ;
- adopter des mesures prudentielles à faire mettre en œuvre par la justice pour
protéger l’économie nationale.
Après cette élection qui s’avère être le point nodal du processus déclencheur
de la construction d’un Etat de droit, la Révolution statuera, alors, à travers
une Constitution et des institutions élues selon les règles d’une démocratie
réelle, sur de nombreuses questions économiques et socio-culturelles dont les
plus urgentes sont :
- la définition du caractère du régime à instaurer ;
- l’avenir du FLN, du RND et des autres partis de l’ancienne Alliance
présidentielle ;
- la gestion du patrimoine économique public et la place que le patronat non
compradore sera appelé à occuper ;
- la réorganisation du monde du travail et des syndicats ;
- la réforme des systèmes de l’éducation, de la santé et de la formation…
Le point d’orgue de la refondation de l’Etat national sera, dans cet esprit, la
détermination des voies et des modes opératoires de la transmission du pouvoir
à l’élite des jeunes, futurs gouvernants de l’Algérie nouvelle, ce qui devra,
automatiquement, couper court aux prétentions irrecevables des politiciens
professionnels sexagénaires, septuagénaires et plus qui se bousculent pour
prendre date et candidater à un possible recyclage. De mon point de vue, le
moyen le plus sûr que la Révolution actionnerait pour s’en préserver et
garantir sa continuité est de se doter d’un parti qui pourrait porter le nom de
«Mouvement du 22 février».
Ce parti formé, à la base, par les délégués élus des quartiers, des communes,
des wilayas et de la société civile sera issu d’un congrès national qui
élaborera son programme. La direction qui en sortira travaillera à préparer sa
participation aux prochaines élections locales et législatives qui permettront
aux candidats du Mouvement d’être représentés, en masse, aux mairies et au
Parlement et de réaliser les objectifs tracés par le peuple. La cause portée à
bout de bras par la Révolution tranquille sera, alors, sauvée et immunisée pour
longtemps … Après une première victoire, les révolutionnaires ne rentrent
jamais à la maison, ils continuent jusqu’au triomphe final…