VIE POLITIQUE- OPINIONS ET POINTS DE VUE- A.
BOUTEFLIKA- ARTICLE BENJAMIN STORA/L’OBS (FRANCE)
(c) Benjamin Stora/L'Obs, 9 avril 2019
Grandeur et chute de Bouteflika, par
Benjamin Stora
Plusieurs épisodes se superposent et
s’enchevêtrent dans le long parcours d’Abdelaziz Bouteflika. Le grand historien
commente pour « l’Obs » l’album photo du président déchu.
Benjamin Stora rencontre Abdelaziz
Bouteflika en 2012 au cours d’un voyage officiel avec François Hollande.
C’était un an avant son attaque vasculaire cérébrale. « Il était érudit et curieux, nous avons discuté de l’histoire longue de
l’Algérie, depuis les Carthaginois », se souvient l’historien. Difficile
d’imaginer aujourd’hui que ce vieillard grabataire, s’accrochant avec une
cécité sénile au pouvoir, a été ce beau jeune homme ambitieux, qui, à 26 ans,
deviendra le plus jeune ministre des Affaires étrangères de son temps. Parce
qu’il a participé activement au combat indépendantiste et s’est engagé contre
la présence coloniale française, mais aussi parce qu’il était un politique
retors qui savait intriguer, Bouteflika occupera pendant trente-six ans les
plus hautes fonctions de la vie politique algérienne. Il y a eu un temps où il
a su se tenir éloigné du pouvoir quand il était incertain : il a ainsi refusé
la présidence que lui offraient les militaires en janvier 1994, en pleine
guerre contre les maquis islamistes. Mais il accepte une nouvelle offre des
généraux en 1999, et organise la concorde civile après la décennie noire qui a
ensanglanté l’Algérie. Enfin, c’est le naufrage que l’on sait. La corruption,
le marasme social, la déroute d’un homme qui sera maintenu au pouvoir par son
clan faute de vision et faute d’alternative. L’homme issu d’une génération qui
a fait l’histoire de l’Algérie ratera son dernier rendez-vous avec elle en se
faisant « dégager » par un peuple qui a vécu son maintien au pouvoir comme un
affront à sa fierté.
Alors que le président du Conseil de la
nation, Abdelkader Bensalah, a été nommé mardi 9 avril président de la
République par intérim, Benjamin Stora commente pour « l’Obs » l’album photo d’Abdelaziz
Bouteflika.
Bouteflika entretient un rapport
particulier avec le peuple algérien. Malgré sa chute finale, il restera dans
l’histoire comme une figure importante de l’Algérie contemporaine, ayant exercé
le pouvoir dans des registres divers, comme ministre ou président de la
République, pendant trente-six ans. On le voit ici, acclamé par la foule dans
la ville de Khenchela, dans les Aurès, berceau historique du nationalisme
algérien, dans l’est du pays, en avril 2004. Près de quinze ans plus tard,
c’est de cette ville et de cette région que partiront les grandes
manifestations qui vont aboutir à sa destitution.
Bouteflika est né au… Maroc, le 2 mars
1937, à Oujda, ville frontalière avec l’Algérie. En fait, comme de nombreux
Algériens de l’Ouest, il appartient à une famille qui a longtemps ignoré les
frontières entre les deux pays. Ses parents étaient originaires de Tlemcen. Il
a grandi dans un milieu modeste. Oujda est aussi la ville où se sont
rassemblés, pendant la guerre d’indépendance, les hommes clés de la direction
du pays qui joueront un rôle important après le coup d’Etat de Boumediene
contre Ben Bella en 1965.
Membre du bureau politique du FLN en avril
1964 et appartenant au cercle restreint des intimes du futur président
Boumediene, Bouteflika est directement à l’origine du processus qui a conduit
au coup d’Etat militaire du 19 juin 1965 : en voulant le limoger, le président
Ben Bella précipite sa propre chute. Houari Boumediene est son modèle et son
mentor. Ils partagent le même nationalisme intransigeant et le même patriotisme
sourcilleux. Comme lui, c’est un nationaliste adossé à la croyance du peuple
forcément uni, en particulier contre la France coloniale. Le populisme est au
cœur de son expérience politique, combiné avec les héritages des révolutions
nassérienne ou kémaliste. La guerre d’indépendance contre la France reste la
séquence centrale de légitimation de la nation en Algérie.
Alors ministre des Affaires étrangères,
Bouteflika est reçu au mois d’octobre 1965 par le général de Gaulle. Bouteflika
déclare qu’« il est légitime que l’Algérie rende un hommage mérité à celui qui,
le premier, a permis l’accomplissement d’une mutation historique ». Il est
pourtant celui qui prononcera les plus violentes diatribes antifrançaises au moment
de la présidence Boumediene dans les années 1970. Tout en gardant pour le
personnage de De Gaulle, distant à l’égard des partis, une estime particulière.
Sous Boumediene, Bouteflika, ministre des
Affaires étrangères depuis le 4 septembre 1963, incarne le visage de l’Algérie
« révolutionnaire » dans le monde. L’Afrique est sa première expérience de
politique étrangère. En 1961, pendant la guerre d’Algérie, il avait été chargé
d’élargir la lutte armée en ouvrant le « front malien » au sud de l’Algérie. De
cet homme, on dira qu’il représente une « diplomatie de maquisards » très
engagée aux côtés des peuples du tiers-monde.
En décembre 1975, le chef de la diplomatie
algérienne s’entretient dans un des salons de l’aéroport d’Alger avec Ilitch
Ramirez Sanchez, alias « Carlos ». Il a accepté que l’avion, qui transporte le
terroriste et les ministres pris en otage au siège de l’Opep à Vienne, fasse
une escale à Alger. Cette photo de lui avec Carlos montre la force obscure du
tiers-mondisme. La capitale algérienne devient alors, pour un temps, la «
Mecque des mouvements anticoloniaux » et l’épicentre des actions violentes que
préparent ces groupes dans le monde. Mais, dès 1972, l’Algérie, par souci de
respectabilité sur la scène internationale, fermera progressivement les sièges
de beaucoup de ces organisations.
Devant la tombe du président Houari
Boumediene, décédé le 9 décembre 1978, celui qui avait été son principal
collaborateur jure que la marche vers la révolution socialiste sera poursuivie.
La promesse ne semblait pas déplacée. L’homme, pensait-on, allait succéder au
chef de l’Etat défunt, dont il avait été le confident. Las, l’armée – toujours
elle – en décide autrement et lui préfère l’un des siens, Chadli Bendjedid. Le
13 janvier 1980, le dauphin présumé est évincé du gouvernement. Sa disgrâce est
confirmée en 1982. C’est le temps de l’humiliation et de la solitude. Comme de
nombreux autres hommes politiques, Abdelaziz Bouteflika quitte le pays pour
rejoindre l’« Algérie des exilés ». Il partage son temps entre la Suisse, la
France et les Emirats arabes unis.
A la fin de la guerre civile des années
1990 qui a fait plus de cent mille morts en sept ans, l’armée va chercher
Bouteflika. A la mi-décembre 1998, le « candidat privilégié », comme le surnomment
ses adversaires, se veut un homme de « rassemblement ». Avançant à petits pas,
il préconise, pour sortir de la crise, le « dialogue » avec tous ceux,
islamistes compris, qui n’ont pas appelé à l’action violente. Il est facilement
élu président de la République, le 15 avril 1999. Il entretiendra toujours des
rapports compliqués avec l’armée qui l’a installé au pouvoir mais dont il
cherchera, par moments, à se distancier. A sa prise de fonctions, Bouteflika se
trouve confronté à une série de dossiers délicats : retour à la paix civile et
question de l’amnistie, crise sociale et gestion du passage à la privatisation
économique, relations politiques à l’échelle internationale, notamment avec le
voisin marocain pour la construction de l’Union du Maghreb arabe (UMA).
Sous la présidence de Jacques Chirac,
qu’il accueille ici à Alger en avril 2004, Bouteflika veut lever l’hypothèque
mémorielle coloniale et se rapprocher de la France. Mais, en 2005, l’Assemblée
nationale française vote une loi reconnaissant les mérites positifs de la
colonisation. Cela fait capoter la signature du traité d’amitié. Le
rapprochement se fait au moment du déplacement de François Hollande à Alger en
2012, puis se poursuit avec Emmanuel Macron lorsque ce dernier reconnaît la
responsabilité de la France dans l’assassinat de Maurice Audin en septembre
2018. Avec les manifestations populaires qui secouent l’Algérie à partir de
février 2019, Macron soutiendra maladroitement le processus de transition voulu
par le régime. Pendant notre entretien lors du grand débat, je lui avais
recommandé de soutenir le mouvement démocratique du peuple algérien, et il
m’avait répondu : « Je suis d’accord avec vous personnellement, mais je ne peux
pas le dire en tant que président de la République. »
J’étais en Algérie un mois avant les
manifestations. Malgré les réticences perceptibles d’une jeunesse humiliée
d’être représentée par un président muet et invisible, jamais je n’aurais
imaginé l’ampleur du mouvement qui allait embraser l’Algérie en février 2019.
Photos d’accompagnement : Lors de sa démission, le 2 avril, à Alger, avec Tayeb Belaiz, le
président du Conseil constitutionnel (à droite), et Abdelkader Bensalah, le
président du Conseil de la nation qui a été nommé mardi 9 avril président par intérim.
(Chine Nouvelle/SIPA)
Lors de sa démission, le 2 avril, à Alger,
avec Tayeb Belaiz, le président du Conseil constitutionnel (à droite), et
Abdelkader Bensalah, le président du Conseil de la nation qui a été nommé mardi
9 avril président par intérim. (Chine Nouvelle/SIPA)
Sur cette photo où on le voit annoncer sa
démission, revêtu d’une gandoura, il a l’air perdu. Il n’a pas réussi sa
sortie. Abdelaziz Bouteflika sera vraisemblablement le dernier chef d’Etat
algérien issu de la séquence de la guerre d’indépendance. La fin de cette
tradition politique n’est pas seulement une question « biologique » avec la
disparition progressive des générations issues de la guerre. Elle ne correspond
plus au soubassement sociologique et idéologique de l’Algérie du XXIe siècle.