VIE POLITIQUE- ENQUÊTES ET REPORTAGES- ANISSA
BOUMEDIÈNE
Entretien avec Anissa Boumediene
(c) Nidal Aloui/ Tsa, 28 mars 2019
Après la divulgation par
le magazine
français L’Obs d’archives françaises déclassifiées sur
la période Boumediene, nous avons interrogé sa veuve sur les révélations
contenues. Anissa El-Mansali,
enfant unique d’un riche père algérois, avait épousé l’ancien chef d’État en
1973.
Soit cinq ans avant sa
mort. Quarante après le décès de son mari, elle reste méfiante et contrôle ses
réponses, éludant notamment les questions concernant le chef de la diplomatie
de Houari Boumediene, Abdelaziz Bouteflika. À l’élection présidentielle de
2004, elle avait soutenu Ali Benflis.
On pensait que le président
Boumediene et son ministre des Affaires étrangères étaient liés par une solide
amitié et on découvre grâce aux archives de la France qu’il le faisait
surveiller par les services spéciaux de ce pays. Comment expliquez-vous cette méfiance
?
Le président Boumediene,
sous ses dehors sévères, austères était aussi un sentimental pour qui les
relations de maquis comptaient beaucoup. Si j’osais m’aventurer à une
comparaison, je dirais comme cela se passait pour la Résistance en France. Ce
sont des relations qui se forgent dans le danger, dans l’âpreté de la lutte, en
bref dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. Mais c’est vraiment
mal connaître la personnalité du président Boumediene, farouchement
indépendant, que de prétendre qu’il s’adressait à des services étrangers pour
faire surveiller ses collaborateurs.
Notons au passage que les
services algériens étaient suffisamment performants et disposaient à l’époque
des cadres de haut niveau pour se charger d’une pareille tâche si tant est
qu’ils en fussent chargés. Précisons aussi que dans le cas où les relations
sont bonnes entre deux pays, il peut y a voir un échange d’informations sans
que l’un ou l’autre en soit demandeur.
Votre présence auprès du chef
de l’État lors de ses déplacements à l’étranger semblait gêner ce ministre qui
a demandé, selon ces archives, que vous fussiez reléguée en arrière-plan. Vous
confirmez ?
Là encore c’est faire
preuve d’une méconnaissance totale de l’histoire de l’Algérie des années 70, de
la personnalité du président Boumediene et de ses rapports avec ses
collaborateurs pour oser avancer de telles inepties. En dépit des relations de
maquis tous ses collaborateurs, sans exception, s’adressaient à lui avec
respect en lui disant : “Si Boumediene”, ce qui chez les Algériens est une
grande marque de respect.
Et si le président
Boumediene consultait ses cadres pour les affaires politiques du pays car il
avait l’esprit ouvert dans ce domaine il n’aurait jamais toléré une réflexion
concernant sa vie privée et son épouse, ce que d’ailleurs un cadre intelligent
ne se serait jamais hasardé à faire, sachant qu’il aurait été rapidement remis
à sa place et qu’il se serait immédiatement fait mal voir.
Avant votre mariage, le
domicile du président était ouvert à ses amis. Votre arrivée a naturellement
modifié les rapports et certains, semble-t-il, en ont conçu de la jalousie ?
Qu’est-ce que le mariage de Boumediene a changé dans ses rapports avec ses amis
et dans l’exercice du pouvoir ?
On oublie trop souvent
l’état dans lequel se trouvait l’Algérie en 1962, après huit années de guerre
sans merci : un peuple analphabète à 91%, presque pas de cadres du fait que les
cadres pieds-noirs étaient partis, deux millions de réfugiés, un pays fortement
endetté vis à vis de la France du fait des accords d’Evian, plus trois années
de gabegie de 1962 à 1965, un chômage considérable, un manque énorme de
médecins, d’infirmiers, de médicaments. Les Etats-Unis et l’Union Soviétique
envoyaient bénévolement des bateaux de blé. Ajoutez à cela l’instabilité à
l’intérieur du pays où le président de l’époque s’était arrogé les titres de
ministre des Finances, de l’Information, du Secrétaire général du FLN et pour
finir de l’Intérieur, multipliant les arrestations d’opposants et n’hésitant
pas à recourir à la torture.
Tout cela pour vous dire
que la tâche qui attendait le président Boumediene, après le 19 juin 1965,
était immense et qu’il n’hésitait pas à sacrifier toutes ses journées et toutes
ses soirées et à multiplier les échanges avec ses collaborateurs. Mais en 1973
lorsque la situation économique du pays s’est considérablement améliorée et que
le président s’est marié, il tenait à se déconnecter un peu de son travail en
passant quelques soirées tranquilles avec son épouse bien qu’il se tienne
toujours prêt à répondre présent quand les affaires urgentes le réclamaient.
Boumediene était un
bourreau de travail et personnellement je ne l’ai jamais vu profiter d’une
journée entière tant il était sollicité par les chefs d’État du monde africain
ou arabe soucieux de connaître ses prises de position car l’Algérie des années
70 jouissait d’une véritable aura auprès de ces pays, ne serait-ce que par le
fait d’avoir réussi à posséder et à commercialiser ses hydrocarbures.
Pour vous reléguer dans l’ombre,
on aurait menacé le président de divulguer les factures des bijoux qu’il vous
aurait offerts. Ce qui sous-entend qu’ils ont été payés sur les deniers
publics…
De telles inepties m’ont
vraiment laissée pantoise car elles montrent l’incompétence et l’imbécillité de
ceux qui les ont proférées. Qui en effet pouvait contraindre ou menacer un chef
d’État qui avait eu l’immense courage politique de braver les “sept sœurs”,
c’est à dire les sociétés multinationales exploitant les hydrocarbures dans le
monde, sachant que le président Boumediene était parfaitement conscient que ces
puissances étrangères pouvaient rêver d’un coup d’Etat pour se débarrasser de
lui comme cela s’est produit en Iran avec Mossadegh en 1952.
C’est une fois de plus
faire preuve d’une méconnaissance totale de la politique et de l’histoire de
l’Algérie des années 70. Si on avait pris la peine de se documenter on aurait
vu que de 1974 à 1978, année de la mort de mon mari, je n’étais nullement dans
l’ombre et que j’accomplissais mes devoirs d’épouse du chef d’État en recevant
aux côtés de mon mari le président Valéry Giscard d’Estaing et son épouse en
visite officielle en Algérie du 10 au 2 avril 1975 et que des revues comme
Paris Match ou Point de vue m’avaient amplement montrée.
Où étais je “reléguée dans
l’ombre” quand j’accompagnais le président à l’ONU, quand j’accueillais des
chefs de gouvernement comme Willy Brandt qui m’invitait a festival de Bayreuth
sachant que j’aimais Wagner, ou encore Olof Palm, ou le prince Sihanouk et son
épouse Monique du Cambodge, le président Kil-Il-Sung
et son épouse, le président bulgare Jivkov et sa
fille, les présidents africains et leurs épouses comme Omar Bongo, Amin Dada,
Didier Ratsiraka, Mokhtar Ould
Daddah, Moussa Traoré, Hamani Diori, Mesdames Wassila Bourguiba, Tito et la veuve Allendé
? La liste est longue et s’arrête fin 1978 lorsque j’accompagnais le président
à Moscou pour se soigner.
Quant au chantage exercé
pour de supposées factures de bijoux transmises par le canal de l’ambassade
d’Algérie c’est de la diffamation pure et simple. On peut fouiller dans toutes
les archives de la présidence et aussi dans celles de la Place Vendôme, à Paris
je serais très heureuse de prendre connaissance de ces fameuses factures qui
n’ont jamais existé.
Je m’interroge vraiment:
pourquoi s’en prend-on à moi qui n’ai jamais bénéficié des deniers de l’État au
point de payer mes propres billets d’avion? A la mort de Boumediene, de
nombreuses enquêtes ont été faites car ses ennemis auraient été trop heureux de
jeter le doute sur sa probité ou sur la mienne. Elles n’ont rien donné parce
qu’il n’y avait rien à trouver.
En ce qui me concerne, j’ai
fait un mariage d’amour. Je suis issue d’une vieille famille algéroise
honorablement connue. Les terrains à Alger où a été construit Diar El Mahçoul appartenaient à
ma famille et nous en avons été expropriés en 1951. Mon père est né dans
l’ancien petit palais de Raïs Hamidou attenant à ces
terrains et acheté par mes grands-parents en 1876 et classé monument historique
par la France en 1945 sous le nom de villa des Arcades, vendue en licitation en
1946 et rachetée par la suite par l’architecte Pouillon.
Mon père a été le premier
distributeur de films algériens au début des années 30 et l’historien Ahmed Tewfik El Madani parle de mon grand-père paternel qui a été
l’un des fondateurs du Cercle du Progrès et qui a donné beaucoup d’argent pour
la création d’écoles privées enseignant l’arabe littéraire en Algérie. La salle
de cinéma Dounyazad à Alger appartenant à mon père a
servi de refuge aux Moudjahidine pendant la guerre de libération. Tout cela
pour dire que j’ai connu l’aisance dès ma naissance. Comment le président
Boumediene qui était pour la promotion de la femme, lui ouvrant l’accès aux
universités, nommant des femmes magistrats, obligeant les petites filles du M’zab à aller à l’école, aurait laissé dans l’ombre son
épouse, l’une des 15 premières avocates après l’indépendance ?
Quels étaient vos rapports
personnels avec Bouteflika avant et après votre mariage ? Avez-vous gardé le
contact avec lui après le décès de votre mari ?
Après la disparition du président Boumediene, le seul président
qui a eu la délicatesse de me souhaiter les fêtes et de s’enquérir de mes
nouvelles fut le président Zeroual, un homme très humain et intègre. Il m’avait
dit Boumedine “abouna, abou
ldjeïch (notre père, le père de l’armée).