VIE
POLITIQUE- ETUDES ET ANALYSES- HIRAK MARS 2019- HUMOUR
(c) Entretien réalisé par Salima
Tlemcani, El Watan, jeudi
21 mars 2019.Extraits
Professeure et chercheure consultante
internationale en marketing et culture de consommation à Kedge
Business School, Nacima Ourahmoune a réalisé une enquête sur l’utilisation, par les
Algériens, des marques internationales pour en faire des slogans avec un trait
d’humour. Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, elle explique que «l’usage
extensif de l’humour porté par des références aux marques globales pour
contester l’ordre politique est une innovation culturelle, dont les Algériens
ont fait montre bien au-delà des frontières. L’humour est l’arme de toutes les
sociétés privées de liberté. Le coller aux marques globales en les détournant
permet aux jeunes de se connecter à l’extérieur et de clamer le changement avec
pacifisme (…). Grâce à leur hyperconnexion, leur
humour corrosif et bienveillant, ils peuvent retourner l’opinion internationale
en créant un lien positif, en défaisant des stéréotypes, tout en clamant une
continuité : la non-ingérence».
Vous
venez de réaliser une enquête sur l’humour utilisé par les manifestants
algériens pour se faire entendre. Qu’est-ce qui a motivé votre travail ? Est-ce
le recours aux marques dans un style teinté de dérision ou le fait que les
manifestants algériens ont su utiliser des marques connues pour réaliser leurs
slogans dans le but de toucher le plus de gens ?
Ma
spécialité en tant que chercheure et consultante en marketing est l’étude des
signes dans les stratégies de marque, à savoir dans le packaging, la publicité.
J’analyse à la fois les codes visuels et verbaux et la relations des
consommateurs aux marques. Mon travail consiste, en fait, à comprendre le lien
entre marketing et société. Les marques ne sont pas des objets neutres, elles
portent des idéologies et aujourd’hui la consommation est vécue partout comme
un enchantement et une libération, car elle permet de construire
une identité.
L’innovation des
jeunes Algériens est d’avoir su mobiliser ce qui est devenu une culture globale
pour signifier leur revendication de rejoindre symboliquement les sociétés
d’hyperconsommation, où la liberté est garantie. Les marques sont aspirationnelles, car elles promettent liberté, monde
ouvert, plaisir, récompense, etc. Les jeunes savent regarder. En moins d’un
mois, ils ont joué un rôle énorme dans le changement de représentation du pays.
Grâce à leur hyperconnexion, leur humour corrosif et bienveillant, ils
peuvent retourner l’opinion internationale en créant un lien positif, en
défaisant des stéréotypes tout en clamant une continuité : la
non-ingérence. Donc, ce n’est pas un message d’acculturation simple à la
culture globale, mais bien une réaffirmation de leur compétence et appétence
pour vivre dans une société qui maîtrise les codes de la modernité sans renier
leur culture locale.
Vis-à-vis
de l’étranger, ils disent bien qu’ils sont attachés à leur patrie, qu’ils ne
sont pas des migrants, qui représenteraient un fléau pour l’Europe, par
exemple. C’est un message de la génération dite milléniale, hyperconnectée – puisque
l’Algérie est le premier pays connecté en Afrique – qui informe,
est alerte, agile, ne bloque pas des structures rigides, un ordre établi qui ne
leur laisse pas de place. Symboliquement, le surgissement créatif avec des
références globales montre leur talent au monde entier et symboliquement
ringardise les gouvernants. L’usage extensif de l’humour porté par des
références aux marques globales pour contester l’ordre politique est une innovation
culturelle dont les Algériens ont fait montre bien au-delà des frontières.
L’humour est l’arme de toutes les sociétés privées de liberté.
Le coller aux marques
globales, en les détournant, permet aux jeunes de se connecter à l’extérieur et
de clamer le changement avec pacifisme. L’humour a littéralement désarmé les
interlocuteurs rigides, à savoir les gouvernants. En marketing, on pourrait
dire qu’ils ont occupé un nouveau territoire sur les modes de contestation à
l’intersection du pacifisme et du digital. Ils ont fait comprendre le message à
tout leur peuple. Ils ont acquis de la notoriété internationale. Maintenant,
tout reste à faire pour développer symboliquement une marque qui leur
ressemble, c’est-à-dire une Algérie où la gouvernance correspond aux
aspirations et compte avec les plus jeunes ingénus et motivés à transformer le
pays.
Selon
vous, les nouvelles technologies ont-elles permis aux Algériens de faire
entendre leur voix ? Ou serait-ce plutôt ce que vous qualifiez de trauma qui
les a poussés à recourir à un moyen plus démocratique et une diffusion plus
large pour se faire entendre ?
Le tournant digital
est majeur. Le taux de pénétration du smartphone en
Algérie est de 120%. C’est le pays le plus connecté. Je pense que le tournant
technologique et digital est majeur pour, justement, dépasser le trauma que la
génération d’avant n’avait pas pu évacuer. Les jeunes Algériens ultra-connectés
acquièrent des compétences, des connaissances, découvrent des initiatives, des
mondes divers, communiquent dans diverses langues et l’anglais, par exemple,
apparaît plus qu’autrefois. Ils sont nés avec cette modalité de la
communication en ligne et de la logique collaborative.
Dans cette phase,
c’est en ligne que les étudiants et jeunes s’organisent dans un esprit
collaboratif avec moins d’affrontement et des générations d’idées sur des
plateformes. Il n’y a qu’à voir la campagne «Je suis un citoyen conscient»,
initiée par «Wesh derna ?»
(Qu’avons-nous fait ?), qui invite les jeunes Algériens à formuler leurs propositions
pour une Algérie positive en mettant en scène des vidéos en ligne qui se
visualisent ou se partagent instantanément, stimulant de nouvelles idées de
proposition chez les jeunes. Regardez comment tout le monde est prêt pour les
manifestations, parce que durant la semaine, les mots d’ordre circulent et
l’info avance.
Regardez aussi les
messages des jeunes, qui disent vouloir vivre dans un air plus respirable, en
référence à la marche du siècle sur le climat, comment le challenge trashtag sur le nettoyage est en train de faire tache
d’huile mondiale et ça a commencé par un jeune Algérien. Etre connecté, c’est
consommer des marques digitales. Facebook, Twitter, Instagram sont tous des
marques. Donc c’est bien de culture de consommation globale que nous parlons.
En maîtriser les codes
permet de se donner le courage de rêver plus grand que leurs aînés et oser
autre chose, ne pas se bloquer avec le trauma récent, même si cette boulimie de
consommation digitale est liée à un manque de liberté de perspectives et une
fascination pour les sociétés qui l’offrent. Les jeunes Algériens veulent la
même chose chez eux. Je pense que résister à travers les marques est un mode
connu, notamment dans la recherche en comportement du consommateur. Résister au
pouvoir politique, avec autant de références par le détournement des marques
globales, est une innovation, à mon sens, que je vais continuer à observer et à
analyser. Durant cette séquence que nous vivons, il y a chez les jeunes une
approche nouvelle et parfaitement maîtrisée qui forcera toujours le respect
quelles que soient les conséquences à venir.
Peut-on comparer cet humour dans les slogans à ces blagues
que se racontaient les Algériens sur le terrorisme durant les années
1990 ?
Cette séquence ne se
résume pas à des slogans de marques globales détournées. C’est un «mindset», c’est-à-dire un état d’esprit nouveau, arrimé à
celui des milléniales de par le monde. Le nettoyage, le secours, la solidarité,
le pacifisme, le sourire, la main tendue à leurs aînés, la célébration de la
diversité dans l’union du peuple algérien ont produit une atmosphère
littéralement irrésistible. Ils ont gagné le cœur, ont séduit et désarmé. C’est
un mode puissant, un style nouveau, qui décontenance le pouvoir. S’ils avaient
cédé à un discours d’affrontement, ils auraient reçu de l’affrontement.
Voulez-vous dire que la globalisation des nouvelles
technologies a créé chez les Algériens un nouvel état d’esprit ?
L’humour est une
tradition. Les Algériens sont méditerranéens, hédonistes et aiment rire et
manger. Comme dans tous les régimes autoritaires, la fermeture du pays et la
décennie noire ont exacerbé l’humour comme arme de résistance. Pour la première
fois, on a des jeunes nés dans le pluralisme des marques et surtout le digital,
cette fenêtre sur le monde. Ils ne sont plus dépendants de l’idéologie apprise
à l’école et décidée par les gouvernants. Ils vont chercher l’info, les
pratiques partout dans le monde et les adapter à leur contexte. Pour moi,
l’état d’esprit positif algérien était là, muselé et très anxieux du fait des
événements terribles qui ont jalonné le pays. Il y avait une retenue et une
impossibilité à oser. La nouvelle génération a cassé ce cycle et exhorté les
Algériens dans leur ensemble à être eux-mêmes.
L’image
et les conditions imposées par le régime ne leur ressemblent pas. Alors, ils se
sont dits : osons être nous-mêmes : chaleureux, joyeux, éduqués, ouverts,
solidaires, etc. Tous ensembles, on le peut. Pour les Algériens, l’unique
blocage à cet état d’esprit est le système. Ils se sont dits : «Défaisons ce système et
inventons celui qui nous colle à la peau.» L’impulsion est venue des jeunes.
Ils ont donné du courage aux aînés. C’est très beau. Les icônes de la
Révolution qui les rejoignent ont bien senti, cette fois-ci, la détermination
sans faille. Il faut être très fort pour afficher autant de positif dans la
contestation. Il faut que la détermination soit énorme pour garder autant son
calme, force mentale, créativité et exemplarité. Ils ont gagné l’adhésion à
l’intérieur et à l’extérieur pour marginaliser le pouvoir. «On ne savait pas que
les Algériens avaient autant d’humour», me disent mes contacts internationaux.
Eh bien, désormais, ils savent !
Pouvons-nous dire que les Algériens viennent d’inventer un
nouveau concept de contestation, qui s’exerce d’abord sur la Toile pour mieux
mobiliser et cadrer les revendications avant d’occuper la rue ?
Je pense que cette
manière de faire a été entamée avec les Printemps arabes, c’est-à-dire
l’activisme via le web. Les jeunes Algériens ont mobilisé l’outil certes, mais
également d’autres références comme les marques globales, l’humour, le
collaboratif et certains récurrents des générations digitales de par le monde.
Ils ont inventé un mode d’exercice du pacifisme nouveau, qui combine toutes ces
valeurs très à l’avant-garde.
Ils ont produit de
l’effet. Cela a désarmé des gouvernants dépassés et déconstruit l’image du
jeune d’un pays du Sud dépendant de l’Europe et sans connaissances. En jouant
l’inclusion au monde global via les codes des marques, les jeunes rendent ce
discours impossible. Ils le renversent. Ils sont brillants dans leur
organisation et leur message. Ils sont donc inattaquables et se font modèle.
Oui, internet est un outil essentiel, notamment en matière de dissémination de
l’état d’esprit à toutes les villes et à la diaspora. Un monde sans frontières
qui permet de faire émerger les idées les plus plébiscitées pour montrer, dans
la rue, une unité sans faille.
C’est un art
difficile, mais ils l’ont réussi, car l’étendue du ras-le-bol, si vous me
passez l’expression, était profonde. L’état d’esprit sur la Toile s’est
matérialisé physiquement dans la rue. Attention, internet est aussi un
territoire qui peut être très oppositionnel et violent. La spécificité, encore
une fois des jeunes, c’est d’avoir inventé un mode de pacifisme qui s’appuie
sur le digital pour mieux changer la société réelle. En fait, ils en ont eu
assez de vivre leur état d’esprit ouvert uniquement sur internet.
Ils ont voulu qu’il
s’incarne dans le réel. Ils sont convaincus que la société entière veut voir
l’Algérie comme un pays moderne, pluriel, prospère, qui tente, qui ose, etc.
Ils ont osé essayer de faire le saut du digital au réel. Ils ont trouvé l’écho
et le soutien à la hauteur de leur pacifisme et leur humour. Reste à
transformer cet état d’esprit en modalités de gouvernance. Cette fois, il
faudra compter avec eux, avec leurs propositions pour inventer l’Algérie qu’ils
rêvent. Ils sont en mouvement sur la Toile, se réunissent, débattent et structurent
des propositions. Ils ne font pas que marcher le vendredi. C’est tout un
mouvement d’exercice de la citoyenneté que l’on observe sur la Toile.
Justement,
ne pensez-vous pas que cette Toile, tout comme elle peut être un moyen
magnifique de mobilisation et de contestation, peut aussi être un instrument au
service de la violence, voire la déstabilisation ?
Internet est un outil.
Tout outil peut être dangereux s’il est mal utilisé. Nous sommes à une période
charnière. Le maintien du même état d’esprit, d’une massification de la
manifestation, toujours sans heurts, avec des additions à l’adhésion comme des
policiers, appelle à la vigilance.
Le basculement dépend
de la réaction de ceux qui sont contestés et qui ont toujours le monopole de la
violence… Internet peut être un service au service de la violence. Pour le
moment, les Algériens ont maximisé le recours aux bonnes pratiques et maximisé
aussi son usage positif. Si la violence intervient, on ne pourra pas dire :
c’est le fait des jeunes qui composent la majorité de ce pays. Toute
provocation serait externe au mouvement qui a conduit à voir l’Algérie entière
en communion.