COMMUNICATION-ENQUETES ET
REPORTAGES- MEDIAS FRANÇAIS- PROPRIETE
D'où parlent les
médias français ? Leurs propriétaires en question
©
Stéphane de Sakutin Source: AFP
Si l'origine des fonds
de RT est constamment citée, il n'en va pas de même pour les autres chaînes et
magazines. Pourtant, comprendre qui tient les cordons de la bourse dans le
paysage médiatique permet une lecture plus avisée.
«Collabo !» ; «Fasciste !» : voici les termes peu
avenants proférés par certains manifestants à nos reporters qui
couvraient le rassemblement
des foulards rouges à Paris le 26 janvier. La
raison de leur acrimonie ? Le financement de RT France par des fonds
gouvernementaux russes, sur lesquels notre média a toujours été transparent,
argument sans cesse dégainé par nos détracteurs comme
un sceau d’infamie. Si le financement de RT est précisé dans
chaque article de la presse française à son sujet, il n'en est pas de même pour
les autres chaînes ou magazines en France, au risque pour le lecteur de ne pas
percevoir leurs éventuels biais éditoriaux. Le Monde diplomatique a récemment (Ndlr :
numéro de décembre 2016) établi un panorama
partiel des propriétaires des principales chaînes et titres de presse, qui
permet de définir avec davantage de clarté qui les détient, et donc qui
peut les influencer. Milliardaires,
banques, Etats, multinationales, et même fabricant d’armes :
la liste des propriétaires a de quoi donner le tournis. Le photojournaliste
Olivier Goujon, auteur du livre Ces
cons de journalistes, aux éditions Max Milo, décrit la déroute
actuelle de cette profession, selon lui victime de précarité, des desiderata
des annonceurs et d'autocensure. Il évoque l’importance de connaître les
propriétaires des médias. «Qui me parle ? Et comment dois-je recevoir son
discours en fonction de ce que je sais, ou pas, de lui ?»,
interroge-t-il. «Appliquée aux médias français, cette question ouvre des
horizons nébuleux», estime-t-il.
Le soft power ne
serait-il qu'une spécialité russe ?
Au rang des médias nationaux, l’Etat français est le seul
actionnaire de France Télévisions avec France 2, France 3, France
4, France 5, France Ô, ou encore la chaîne France Info, et détient
des parts dans TV5 Monde (49 %),
Euronews (10,73 %), Africanews (10,73 %). La diffusion
de chaînes françaises en Afrique ou dans le monde est pourtant rarement
qualifiée de soft power... L’Etat français détient également Arte à moitié,
tandis que l’Allemagne, via l’ARD ZDF, en possède les 50% restants. Il contrôle
également France 24 et RFI par le truchement de France Médias Monde. A l'instar
de RT, une autre nation étrangère diffuse un média très apprécié en France, qui
a séduit plus de 470 000 abonnés sur Facebook. Il s’agit d’AJ+ français,
média digital émanant d’Al-Jazeera, chaîne propulsée par le Qatar. Faisant la
promotion des droits des femmes et des communautés LGBT, elle fustige le
racisme et l’islamophobie. Plusieurs fois accusée de complaisance envers les
religieux extrémistes, elle bénéficie néanmoins d’une bonne réputation en
France. Un fonds d’investissement qatari, le Qatar Investment Authority,
détient également 13% de Lagardère SCA, lui-même possesseur de Lagardère
active, éditeur de Paris
Match, du JDD…
Le Qatar est pourtant accusé d’être une base arrière pour les prédicateurs
islamistes, de financer le Hamas, de soutenir les Frères musulmans ou de
maltraiter ses ouvriers étrangers… mais qui oserait associer Europe 1 ou Paris Match à de
telles pratiques ? Qui se cache derrière les titres de presse tels
que Grazia, Sciences
et Vie et Télé
Star ? Nul autre que l’éditeur Mondadori, propriété de la
famille de Silvio
Berlusconi, via la maison mère italienne Fininvest, présidée
par Marina, la fille de l’ancien président du Conseil italien. Elle est
actuellement en discussions pour finaliser la vente, en janvier 2019, de la
filiale française à Reworld Media, un éditeur de contenus d’ores et déjà très
critiqué par les journalistes, qui l’accusent de ne produire que des articles
en concertation avec les annonceurs, à tel point que la rédaction de Grazia a organisé
une manifestation en décembre. Pourtant, personne pour faire allusion à
l’implication de Silvio Berlusconi, ni pour rappeler les frasques qui jalonnent
sa vie personnelle et politique. Ni pour critiquer un éventuel soft power
italien à la manœuvre...
Groupes et
milliardaires s'offrent des médias
«D’où parlent TF1, Le Figaro, Libé ou L’Obs? La presse française
est dans les mains de 10 milliardaires qui ne la détiennent pas par
philanthropie ou par souci du bien commun de la nation française. Ils s’en
servent. La presse est pour eux un outil de communication, une source de
revenus (les aides à la presse), un moyen de contrôle de l’opinion, de
négociation pour l’obtention de marchés. N’oublions pas que la plupart des
milliardaires en question travaillent de près ou de loin avec de l’argent, des
commandes ou des contrats publics», estime Olivier Goujon.
La presse française est dans les
mains de 10 milliardaires qui ne la détiennent pas par philanthropie ou par
souci du bien commun de la nation française. Ils s’en servent.
Parmi ces milliardaires, certains personnages très controversés
sont à la barre de médias d’importance comme Vincent Bolloré, dont le groupe du
même nom détient 21% de Vivendi, qui possède Canal+. L’homme
d’affaires a été largement accusé de tuer l’«esprit Canal», qui a
vu ses piliers historiques quitter le navire lors de son arrivée à la
présidence. Tout le monde a encore en mémoire la tentative de censure
d'une enquête sur le Crédit mutuel par Vincent Bolloré au nom de son
amitié avec le directeur de la banque. Mais il a été peu fait mention des activités
controversées de ses filiales en Afrique, continent
dans lequel il détient, entre autres sociétés liées à l'huile de palme, une
vingtaine de concessions, donc 13 portuaires. Il aurait été certes risqué de
les dénoncer, puisque la trentaine de journalistes qui s’y sont attelé et ont
évoqué les violations des droits des populations locales sont
poursuivis depuis des années sans relâche par le groupe. Même si Bolloré est
quasi systématiquement débouté, cet acharnement
judiciaire, qui persiste jusqu’en cassation, impacte largement les rédactions
poursuivies, telles que Bastamag ou Les
Inrocks. Encore plus étonnant, nulle voix ne s’élève contre le
propriétaire du Figaro,
un titre qui bénéficie d’une grande respectabilité. Pourtant, Dassault
est bel et bien un marchand d’armes, qui s’apprête à livrer des Rafale à l’Inde et
a totalisé des ventes de 2,1 milliards de dollars en 2017, en augmentation de
48%. Ce qui ne manque pas de susciter des questions sur l’activité éditoriale
du magazine en matière de traitement de la Défense française. Les démêlés avec
la Justice de Serge Dassault, décédé en mai 2018, n'ont pas non plus entaché la
réputation du titre.
Ces journaux sont pleins de
rédacteurs en chefs devenus de simples courroies de transmission
Bouygues n’a
pas manqué d’être épinglé pour divers scandales liés à ses projets : contrats
juteux au Turkménistan, pays considéré comme une dictature par les Etats
occidentaux, attribution contestée du «Pentagone français», sans oublier la
NRL, dispendieuse route pharaonique d’un coût estimé de trois milliards
d’euros, longeant une portion de côte dans l’île de la Réunion… Il est rarement
fait mention de ces projets controversés lorsque les programmes de TF1, la chaîne
qu’il possède, sont évoqués dans les médias. Mais en interne, on sait aussi que
tout ne peut être dit. Francis Bouygues avait déjà montré les limites de
l'exercice en licenciant Michel Polac après un numéro de l'émission
culte Droit de
réponse. Elle avait eu le tort de faire référence au pont de
l’île de Ré construit par le bâtisseur, dans un dessin commenté par les
mots : «Une maison de maçon, un pont de maçon, une télé de m…».
L’appartenance à des banques ou à des milliardaires est en
revanche bien plus commentée par le public, quoique moins dans la presse.
Crédit agricole possède La Voix
du Nord et 20
minutes tandis que le Crédit mutuel, via le groupe Ebra,
détient Le Républicain
lorrain, Le Progrès, Le Dauphiné libéré ou Les Dernières nouvelles d’Alsace. Il est compréhensible
que la puissance financière, les connexions et les possibles implications
politiques de ces milliardaires et banques patrons de presse soient diversement
appréciés par les lecteurs.. Pourquoi vouloir compter
dans son portefeuille des titres de presse dont la viabilité économique est
malheureusement quasi moribonde, sinon pour tenter de peser dans le débat
d’idée, dans la plus pure tradition du soft power ? Le milliardaire
Patrick Drahi s’est offert Libération, L’Express, BFM et RMC.
Il a de plus fondé i24 News en 2013, en réponse à Al-Jazeera, dans le
but avoué de «montrer le vrai visage d'Israël vu par les Israéliens» : une
ambition des plus affichées… Bernard
Arnault a de son côté acquis Le
Parisien, et Les
Echos. Matthieu
Pigasse a jeté son dévolu sur Les Inrocks ou Radio Nova. Avec Xavier
Niel, il a fait main basse sur L’Obs et Le Monde SA, qui représente Le Monde, La vie, Télérama,
Courrier international. Mathieu
Pigasse a depuis a cédé 49% de ses parts au milliardaire tchèque
Daniel Kretinsky, qui a aussi racheté Elle et Marianne avec la
bénédiction d'Emmanuel Macron, qui ne voit aucun problème à cela puisqu'il fait
partie des «investisseurs de l'Union européenne»...
On s’interroge en permanence sur
l’opportunité ou la motivation de certaines enquêtes.
Mais qui commentera le désir d’influence de ces groupes et de ces
milliardaires, et leur impact sur la ligne éditoriale ? «Imaginer que le Figaro enquête
sur des pots-de-vin liés à des ventes Dassault, que Canal fasse un sujet sur
Bolloré en Afrique ou Libé une enquête sérieuse sur les
méfaits de la téléphonie portative… Plus loin, ces groupes ont tous partie liée
avec l’Etat, c’est donc un nœud gordien difficile à démêler, et l’on
s’interroge en permanence sur l’opportunité ou la motivation de certaines
enquêtes. L’autocensure est à l’œuvre, elle est quasi schizophrénique. La
précarisation des jeunes journalistes ajoute au phénomène car on n’ose pas
proposer de sujets dont on sait qu’ils peuvent déranger. L’autocensure concerne
donc toute la chaîne rédactionnelle», estime Olivier Goujon. «Ces
journaux sont pleins de rédacteurs en chefs devenus de simples courroies de transmission,
qui jurent leurs grands dieux qu’ils travaillent librement, qu’ils n’ont jamais
été censurés etc... C’est faux. En fait, ces responsables ont tellement intégré
les limites de leur possible qu’ils savent exactement ce qu’ils peuvent se
permettre ou pas», conclut Olivier Goujon.
Brut, la start-up
tentaculaire des anciens de Canal et de Xavier Niel
Xavier Niel, le grand manitou des start-ups, également ami
d'Emmanuel Macron, n’a pas uniquement jeté son dévolu sur la presse papier. Il
est entré au capital de Brut, le média «100% digital» qui a suscité
l’engouement des Gilets jaunes par ses couvertures live assurées par
le journaliste Rémy Buisine. 2,2 millions d’abonnés suivent sa page
Facebook, tandis que Brut a cumulé 820 millions de vidéos vues dans le monde en
décembre 2018. Ce réseau fait l’objet d’un article de Libération, qui cite le
Gilet jaune Eric Drouet le comptant au rang des «médias libres». Brut, présent
en France mais aussi en Inde, aux Etats-Unis et en Chine où des versions ad hoc
ont été créées, n’a pourtant rien d’un petit fanzine alternatif qui a
trouvé fortuitement son public. Monté en 2016 par trois transfuges de Canal+ et
un producteur, il compte le cinéaste Luc Besson dans ses actionnaires via une
société de production. Les accusations de viol le visant n'ont, en passant, pas
été rapportées par Brut. En mai, ce média a réussi une belle levée de
fonds de 10 millions auprès de Bpifrance (Banque publique
d'investissement), du fonds NextWorld de Sébastien Lépinard, du fonds Cassius d'Emmanuel
Seugé… et de Xavier Niel. Outre des créations de contenus pour des marques ou
l’afficheur Clear Channel, Brut tire ses revenus français d’un fructueux
partage de régie avec France Télévisions et d’un partenariat avec Facebook qui
lui assure des revenus publicitaires grâce au spot de 6 secondes à la première
minute de diffusion sur une vidéo de plus de trois minutes.Brut, à qui les
portes de l'Elysée sont plutôt ouvertes, a interviewé des ministres du
gouvernement à plusieurs reprises en 2018, laissant entendre des rapports
cordiaux avec le pouvoir. Son positionnement n'y est pas étranger :
Brut est né face du constat qu’il existait un traitement de l’info
mainstream et des discours radicaux de droite comme de gauche : «Ce n'est pas
possible, il faut faire quelque chose… Notre idée a été d'offrir des clés de
compréhension pour décrypter ce flot d'infos», avait expliqué le co-fondateur
Guillaume Lacroix à L'Obs.
Entre-temps, la petite start-up frenchie est devenue un média tentaculaire
d'envergure mondiale nouant des partenariats de tous bords avec un média d’Etat
et les réseaux sociaux mondiaux. Pas vraiment anti-mainstream, pas du
tout contre-pouvoir, mais bigrement efficace…