VIE POLITIQUE- ETUDES ET ANALYSES- DEMOCRATIE/AUTORITARISME-
(c) www.algeriepart.com/ Jean-Noël
Ferrié, Directeur de recherche au CNRS, Centre Jacques Berque, lundi 28 ja,vier
2019
Un régime
autoritaire est un régime où les gouvernants – du moins les principaux
d’entre eux – ne dépendent pas de l’élection. Différentes configurations
peuvent se développer à partir de cette base.
Disons que, d’une manière générale,
les régimes autoritaires arabes, avant le Printemps, oscillent (si l’on met
entre parenthèse les pays du Golfe) entre des monarchies avec pluralisme
partisan (c’et le cas de la Jordanie) et des républiques a parti hégémonique
(c’était le cas de l’Egypte).
Du point de vue institutionnel,
ces régimes sont représentatifs, c’est-à-dire qu’ils
comportent des assemblées élues. Ces assemblées ont un rôle plus ou moins
important, mais il est nécessaire de les contrôler étroitement dans la mesure
où la fabrication de la loi et la pérennité du gouvernement passent par elles.
Il en découle des élections truquées ou, au mieux, aménagées. Dans les
républiques à parti hégémonique, le trucage doit aboutir à reconduire le parti
dominant qui sert alors de bouclier à l’indépendance gouvernementale. Dans les
monarchies, il s’agit, plus subtilement, d’éviter qu’un parti puisse devenir
majoritaire, disposant ainsi d’une légitimité et d’une capacité d’action
alternative à celle du souverain. Comme on le voit, les régimes autoritaires de
la région ont donc comme caractéristique de reposer sur le dévoiement des
institutions représentatives plutôt que sur l’endoctrinement et l’embrigadement
des citoyens.
Des dysfonctionnements
importants
D’une manière générale, ils
préfèrent la dépolitisation et le chacun pour soi. En dehors, de la police des
oppositions, ils se montrent donc faiblement intrusifs, laissant plus ou moins
la société s’organiser. Il en résulte notamment des dysfonctionnements plus ou
moins importants en ce qui concerne les infrastructures, le système de santé,
la protection sociale et le système éducatif.
D’un point de vue économique, ils
sont tous plus ou moins libéraux et plus ou moins ouverts à l’affairisme. Ceux
qui étaient au départ « socialistes », comme l’Algérie, l’Egypte ou la Syrie,
se sont coulés dans une économie de marché plus ou moins dérégulée et plus ou
moins caractérisée par ce que l’on a nommé un « capitalisme de copains ». Cette
tendance a été renforcée par les politiques d’ajustement structurel mises en
œuvre dans les années quatre-vingt (comme au Maroc) ou quatre-vingt-dix (comme
en Egypte). Le système redistributif s’est avéré largement déficient dans ces
pays, aussi bien durant les périodes de croissance (ce fut typiquement le cas
en Egypte au milieu des années 2000) que durant les périodes d’ajustement
structurels.
Si l’on met de côté le
capitalisme de copains, il n’est pas certain que des régimes démocratiques
eussent poursuivi, dans ces pays, des politiques différentes : le libéralisme
caractérisait les politiques économiques durant toutes cette période, de sorte
que le bien-être social était aisément relégué au deuxième plan.
L’Egypte de la fin des années
deux mille a tenté de promouvoir une croissance pro-pauvres, mais la
sophistication du dispositif expérimental et limité mis en œuvre n’était pas à
même de répondre aux besoins pressants des classes défavorisées et de toute une
partie de la classe moyenne qui ne valait pas mieux.
Les régimes autoritaires
apparaissent ainsi, au début de ce siècle, comme doublement
retirés de la vie de la société : ils ne sont plus porteurs d’aucun projet
collectif – même autoritaires – et s’avèrent incapables d’assurer à l’ensemble
des gouvernés une vie décente. En même temps, a majorité d’entre eux a adopté
des mesures de « libéralisation » politique. La libéralisation politique est,
en fait, tout le contraire de la démocratisation. Elle consiste à ouvrir
l’espace public et, éventuellement, l’espace politique, sans pour autant que
les gouvernants n’acceptent de se soumettre à la compétition électorale.
C’est, si l’on veut, un
aménagement de l’autoritarisme. L’arrivée au pouvoir d’Hosni Moubarak, en 1981,
a ainsi été marquée par une libéralisation du régime qui avaient connu une
recrudescence de l’autoritarisme dans les dernières années de la présidence
d’Anouar El-Sadate, notamment au lendemain de la signature des accords de Camp
David. La Tunisie s’est libéralisée, au lendemain du coup d’Etat de Ben Ali, en
1987, donnant le change pendant quelques années. L’Algérie a du s’ouvrir au
pluralisme partisan, à la suite de la
crise de 1988. Le Maroc connaît une ample libéralisation politique, en 1998,
avec la nomination d’un opposant de longue date, Abderrahman Youssoufi comme
Premier ministre.
On nomme cette période « l’Alternance
». La Syrie a connaît un timide printemps dans les mois qui suivent l’arrivée
au pouvoir de Bachar El-Assad, en 2000. La même année, l’Egypte connaît une
seconde libéralisation, avec une légère ouverture électorale qui se confirme
lors des élections de 2005 et permet l’entrée de 88 Frères musulmans à
l’Assemblée du Peuple. Simultanément, le fils cadet du chef de l’Etat, Gamal
Moubarak, entreprend de réformer le parti présidentiel, le PND (Parti national
démocratique). Il espère en faire un parti disposant d’un véritable soutien
parmi les électeurs et de le transformer en force de proposition. Ces
différentes libéralisations – toutes fort limitées –s’accompagnent d’une large
ouverture communicationnelle de fait.
Les médias gouvernementaux, bien
sûr, ne s’ouvrent pas au pluralisme et la censure demeure active.
Il n’empêche que les idées en cours dans le monde et les standards
démocratiques circulent auprès d’une partie de la population, où ils acquièrent
un statut de normalité. C’est d’autant plus aisé que les régimes en place ne
sont plus à même, et depuis bien longtemps, de proposer d’autres standards. Du
reste, comme en témoigne leur retrait de la vie de la société, n’y songent-ils
même pas. Au contraire, ils sont les promoteurs d’une « libéralisation » qu’ils
présentent comme une « démocratisation » conduite pas à pas, de sorte qu’ils
souscrivent publiquement aux principes qu’ils espèrent ne pas avoir à appliquer
dans leur plénitude.
Les régimes autoritaires auxquels
nous avons affaire dans les années deux milles
apparaissent ainsi très différents de ce qu’ils étaient à leur origine. Forgés
dans la lutte armée pour l’indépendance, comme en Algérie et en Tunisie, ou nés
d’un coup d’Etat, comme en Egypte et en Libye, ils se sont routinisés, institutionnalisés,
allégés ; certains semblent s’inscrire dans une dynamique libérale effective.
Il en découle une conséquence décrite par Tocqueville et ultérieurement connue
sous le nom de « frustration relative ».
L’autoritarisme qui tente de
gommer ses aspérités et de s’inscrire dans le « temps mondial » apparaît
d’autant plus incongru et, partant, d’autant plus insupportable. Un
autoritarisme affaibli Incongru, l’autoritarisme s’était également affaibli.
Comme le remarquait Mohamed
Cherkaoui, en commentant Tocqueville, « si le pouvoir n’est pas en mesure de
montrer
constamment sa force, la moindre menace le fragilise ».
Il en découle qu’un pouvoir
autoritaire, qui n’est pas à même d’user à sa convenance de la répression, voit
ses jours comptés. Or, il ne fait aucun doute que le pouvoir était affaibli en
ce sens là en Tunisie et en Egypte. Inversement, en Algérie, la mémoire de la
guerre civile est encore suffisamment présente pour que la capacité du pouvoir
à user de la force ne soit pas douteuse. A ceci, s’ajoute le traumatisme subi
par les citoyens durant celle-ci, lequel demeure très vif. En Syrie même, où
pourtant la répression a été considérable depuis le début de la crise, et n’a
cessé de faire des victimes, nous sommes très loin de ce qui se pratiquait alors
qu’Hafez El-Assad était au pouvoir. Il est probable qu’en Libye sans
l’intervention de l’OTAN, les capacités répressives du régime eussent eu raison
des insurgés.
Le Maroc est un cas particulier,
puisque des réformes plus anciennes avaient entraîné un
désamorçage suffisamment important de la situation politique pour que les
gouvernants ou, plus exactement, la monarchie ne se retrouve pas dans la
situation d’avoir à compter sur la répression.
Les manifestation du 20 février
n’y ont jamais représenté un risque. Il en fut différemment en Egypte , de
sorte que les événement qui s’y déroulèrent, entre janvier et février 2011,
nous permettent de mieux cerner en quoi consistait l’affaiblissement de
l’autoritarisme.
L’habitude égyptienne, en matière
de répression des manifestations, est de déployer suffisamment de forces
d’intervention pour noyer les manifestants sous le nombre. Par ailleurs,
l’appareil sécuritaire était habitué à des manifestations restreintes,
catégorielles (celles, par exemple, des ouvriers d’Etat) ou tournées vers des
causes externes comme la Palestine.
Les manifestations de la place
Tahrir, qui commencent le 25 janvier, troublent cette habitude. Elles ne sont
pas le faits de foules déferlantes, mais elles ne ressemblent pas aux
manifestations auxquelles les gouvernants sont accoutumées. Ceux-ci font donc
très rapidement intervenir l’Armée.
Dès le début de son
intervention, l’Armée laisse transparaître qu’elle ne sera pas un outil de
répression en adoptant une attitude bienveillante vis-à-vis des manifestants.
Sans trop tenir compte de ceci (ou parce qu’il n’a pas d’alternative), le
président Moubarak nomme comme Vice-président un militaire, Omar Soulaymane,
chef des service de renseignement. C’est l’un de ses proches et, en même temps,
un homme que ses fonctions ont placé en porte-à-faux par rapport à l’Armée.
Il n’en garantit donc nullement
le ralliement effectif. Les militaires n’exercent aucune répression, la place
Tahrir ne désemplit donc pas et les manifestations prennent naturellement plus
d’ampleur.C’est la conséquence directe de l’attitude de l’armée. Il en découle
que celle-ci se trouve placée devant un trilemme qu’elle a elle-même provoqué :
soit laisser les manifestations se produire jusqu’à ce que l’opinion se lasse,
soit en venir à les réprimer durement (ce qui peut paraître de plus en plus
coûteux), soit accéder à la principale demande des manifestants qui fait à elle
seule leur force et leur union : pousser Moubarak à la démission.
Trop laisser les choses filer, on
ne sait où elles iront
La première possibilité se heurte
à l’inquiétude qu’elle provoque : à trop laisser les choses filer, on ne sait
où elles iront. La répression étant exclue, il ne reste alors qu’à obtenir le
départ du chef de l’Etat. Cette manœuvre permet à l’armée de reprendre le
contrôle des événements en s’alliant de facto avec les Frères musulmans.
De fait, le cours des choses, au
lendemain de la démission d’Hosni Moubarak, a favorisé les conservateurs au
détriment des libéraux qui avaient lancé le mouvement. Comme on
le voit la chute du Président est, certes, une conséquence des manifestations –
puisque ce sont elles qui ont placé l’armée dans une situation de trilemme –
mais elle découle directement de ce que l’armée à fait, dès le départ, un choix
de non intervention et, surtout, du fait (maladresse ou calcul) qu’elle a
affiché ce choix.
Si l’on se reporte à la
vigoureuse intervention de l’armée égyptienne, lors des émeutes de
1977, on ne peut que constater un total changement de registre. Tout d’abord,
les gouvernants égyptiens se sont éloignés de l’Armée sans que l’on s’en rende
réellement compte (et probablement sans que les gouvernants s’en rendent compte
eux-mêmes). Le régime s’est en quelque sorte scindé. C’est notamment la
conséquence du fait qu’Hosni Moubarak, dans la suite de son prédécesseur, a
voulu développer la part civile du régime en la fondant sur un parti politique
qu’il dirigeait et qui s’était largement ouvert aux hommes d’affaire. Lorsque
son fils Gamal, a utilisé – avec son aval – ce parti afin de promouvoir sa
future candidature à sa succession, un pas de plus a été franchi dans la
scission avec l’Armée qui n’approuvait pas ce projet.
Mais l’éloignement des
gouvernants par rapport l’Armée n’explique pas tout. Une raison
essentielle du changement de registre observé tient à ce que l’Armée est
engagée dans la société, et notamment dans le tissu économique, et que ces
membres tiennent à leur respectabilité. Bref, son éloignement relatif de la
décision politique a produit sa curialisation. Les familles de militaires, et
notamment des hauts gradés, sont plus ou moins insérées dans le temps mondial
où l’autoritarisme assumé n’est plus envisageable (ce qui ne veut pas dire que
l’autoritarisme routinier ait cessé de l’être). Certains de leurs enfants sont
sur la place Tahrir. De ce point de vue, la situation tunisienne apparaît très
comparable à la situation égyptienne. L’armée tunisienne n’était pas au centre
du dispositif de pouvoir et les militaires n’étaient pas prêts à assumer un
bain de sang
Si l’on considère les ressorts du
Printemps arabe, on doit donc nécessairement considérer,
parmi ceux-ci, l’affaiblissement de l’autoritarisme et de ses capacités
répressives. Cet
affaiblissement est d’autant plus intéressant qu’il signale un doute
intrinsèque au projet autoritaire lui-même.
L’entrée des régimes de la
région, à partir des années quatre-vingt-dix, dans ce que
Daniel Brumberg a appelé des stratégies de survie12, stratégies qui prenaient
la forme d’une libéralisation politique, visaient, sans doute, à alléger la
pression sur les régimes et à favoriser leur pérennité. Toutefois, cela
impliquait de reconnaître d’autres valeurs et d’autres cadres de respectabilité
que l’autoritarisme. Une partie des élites des régimes autoritaires a ainsi été
plongée dans cette ambivalence consistant à maintenir l’autoritarisme tout en
s’orientant vers des fonctionnements libéraux jamais réellement mis en œuvre,
ce qui ne convenait ni à la nature effective des régimes ni aux attentes
suscités par ces stratégies de survie. Le témoignage le plus illustratif en
réside dans le projet de Gamal Moubarak de se doter d’un leadership non
autoritaire en s’appuyant sur les ressources du régime autoritaire que
dirigeait son père.
A cet affaiblissement, s’est
ajouté une erreur sur les risques encourus, les régimes autoritaires ayant
tendance à se focaliser sur certains type de risques – notamment oppositionnels
– plutôt que sur d’autres, en définitive bien plus dangereux pour leur survie.
L’erreur sur les risques
L’instauration des régimes
autoritaires s’est toujours accompagnées de violences, de coups
d’Etat ou de tentatives de coups d’Etat, de complots plus ou moins avérés et de
lutte fratricides. On ne peut se faire une idée exacte de la trajectoire de ces
régimes, si l’on ne garde pas à l’esprit la violence accompagnant leur
installation. En 1952, le régime égyptien est mis en place par un coup d’Etat,
conduit par Nasser ; en 1954, un second coup d’Etat, toujours conduit par
Nasser, déchoie le premier président de la République, Mohammed Naguib, à son
profit.
L’indépendance de la Tunisie
s’accompagne d’une lutte fratricide entre partisans de Habib Bouguiba et de
Salah Ben Youssouf. Ce dernier est assassiné en 1962, en Allemagne. En 1965,
Houari Boumédiène devient chef de l’Etat, en Algérie, à la suite d’un coup
d’Etat contre Ahmed Ben Bella.
En Syrie, Hafez El-Assad parvient
au pouvoir, en 1971, après en avoir chassé l’aile gauche du parti Baath, auquel
il appartenait, et qui gouvernait depuis un précédent coup d’Etat, qui avait eu
lieu en 1966. En Libye, Mouammar Kadhafi arrive au pouvoir par un coup d’Etat,
en 1969. Au Maroc, l’un des premiers objectifs de la monarchie, après
l’indépendance, réside dans la réduction de l’influence de l’Istiqlal puis des
formations de gauche issues de scissions de ce parti. L’assassinat de Mehdi Ben
Barka, en 1965, s’inscrit dans cette lutte. Le roi Hassan II, échappe à deux
tentatives de coup d’Etat, en 1971 et en 1972. On pourrait aussi faire la liste
des incidents, des crises et des émeutes émaillant cette période, qui va des
années cinquante aux années soixante-dix.
En même temps qu’ils sont amenés
à craindre les risques des coalitions pouvant revendiquer les fruits de
l’indépendance et dont ils font partie (ce fut le cas du Baath et de manière
bien moindre de la monarchie marocaine) ou les risques venant de l’intérieur de
leur régime, les gouvernants autoritaires sont amenés, de façon parfois liée, à
craindre les partis et les factions de gauche (ce terme étant entendu
largement).
C’est, par exemple, à ces partis
et à ces factions de gauche que sont attribués – non sans raisons – les émeutes
de Casablanca, en 1965, celle du Caire, en 1977, et
la piètre tentative insurrectionnelle de 1973, au Maroc, dans le Moyen-Atlas,
tentative donnant lieu à un répression totalement disproportionnée. D’une
manière générale, les gouvernants autoritaires survivent avec succès à cette
longue période de turbulences. En revanche, les oppositions de gauche y perdent
leur capacité à s’opposer aux régimes, de sorte que leurs membres
préfèrent s’inscrire, à partir, des années quatre-vingt dans le mouvement de la
société civile.
Les années quatre-vingt et les
années quatre-vingt dix sont à la fois des années de
routinisation des régimes autoritaires et de lutte contre l’islamisme, cette
lutte servant, du reste, partiellement la cause de leur routinisation. Par
routinisation, on entends qu’ils tendent à se stabiliser en s’assimilant –
autant que faire se peut – à des régimes normaux. L’arrivée au pouvoir d’Hosni
Moubarak, en 1981, s’accompagne d’un véritable allégement de l’autoritarisme,
notamment par une ouverture (certes, toute relative) de l’espace public. La
Tunisie, au lendemain, du « coup d’Etat médical » de novembre 1987, qui permet
d’écarter Habib Bourguiba au bénéfice de son Premier ministre d’alors, Zine
El-Abidine Ben Ali, semble entrée dans une aire de pluralisme.
Le resserrement de l’emprise
présidentielle, dans les années quatre-vingt-dix, est
longtemps masqué par les prétendus impératifs de sa lutte contre l’intégrisme
et par un
libéralisme économique apparemment efficace. Sous l’effet des manifestations de
1988, le régime algérien se libère ; cependant, c’est la structure partisane,
le FLN, qui paye le prix essentiel de cette libéralisation, l’armée, véritable
centre de pouvoir, demeurant intouchée.
Au Maroc, le roi travaille a
étendre le consensus créé par la récupération de ses provinces sahariennes, à
la suite de la Marche verte, en novembre 1975, à l’ensemble de la vie politique
; les années quatre-vingt-dix sont entièrement consacrées à l’obtention de ce
consensus. En Algérie, en Tunisie et en Egypte, les opposants représentant un
véritable risque pour les gouvernants sont donc les islamistes. L’avantage
d’une telle opposition est qu’il est aisément possible de se poser en «
moderniste » et en « modéré », voire en « libéral », lorsqu’on la combat. En
effet, les islamistes apparaissent toujours comme encore moins démocrates que
les gouvernants autoritaires auxquels ils s’opposent.
Les régimes qui les combattent –
pour des simple raison de concurrence politique –
en tirent alors un bénéfice supplémentaire de respectabilité. Toutefois, dans
les années deux mille, les oppositions islamistes n’apparaissent plus comme un
risque sérieux pour les gouvernants autoritaires. En Egypte et en Tunisie, en
Algérie et en Syrie – pour ne pas parler de la Libye –ceux-ci apparaissent donc
stables, à même de contrôler des oppositions qui ont accepté, pour survivre, de
jouer leur jeu ou de s’exclure de la vie politique nationale.
Le vaste mouvement, qui vient
d’être rapidement brossé pour en faire ressortir les
tendances et les points forts, est, bien sûr, très différent d’un pays à
l’autre. Un point demeure, cependant, qui justifie la comparaison : le fait que
les gouvernants autoritaires ont toujours été en but à des ennemis politiques
ayant un programme alternatif. De plus, ces opposants étaient-ils toujours
organisés, de sorte que la répression se portait sur des groupes plus ou moins
repérables par une activité spécifique. Les gouvernants craignaient, bien sûr,
qu’ils ne soient à même de soulever de vastes portions de la population mais la
dépolitisation de celle-ci était suffisamment avancée dans les différents pays
pour que cette inquiétude ne soit pas extrême. Enfin comme tous les politiques,
les gouvernants (et l’appareil sécuritaire les entourant) était à l’affût d’un
événement critique interne d’une certaine gravité permettant de coaliser les
mécontentements.
Pour le reste, ils pensaient que
leurs régimes s’étaient suffisamment stabilisés pour ne rien risquer à moyen
terme. Or, le Printemps arabe est survenu presque sans événement critique en
Tunisie et sans aucun événement critique interne en Egypte, en Syrie ou en
Libye. Au Maroc, la manifestation du 20 février et les manifestations qui
s’ensuivent ne partent d’aucun événement et ne peuvent même pas s’expliquer par
un effritement de la popularité de la monarchie. Nous avons affaire à
quelque chose qui apparaît, de prime abord, comme une réaction à
l’autoritarisme lui-même et à sa stabilisation sans perspective de changement.
C’est, du reste, dans les régimes
où cette situation est le plus adéquatement illustrée par la permanence au
pouvoir d’un dirigeant immuable et ankylosé dans ses habitudes politiques que
le mouvement protestataire prend le mieux, en Tunisie et en Egypte. A
l’inverse, il ne prend presque pas au Maroc où il sert paradoxalement à la
monarchie pour avancer dans ses réformes. En Algérie, il ne prend pas. On peut
compter, parmi les raisons qui explique ce fait, la difficulté de cibler
précisément un gouvernant, le président Bouteflika n’étant qu’un des visages du
régime et tous n’étant pas nécessairement connus.
En Syrie, la capacité de
résistance des gouvernants s’explique aussi par le fait que le régime n’est pas
purement et simplement assimilable à Bachar El-Assad. Si l’on poursuit sur
cette voie, on s’aperçoit qu’à côté des risques oppositionnels combattus par
les gouvernants autoritaires durant des décennies, il existe une autre
catégorie de
risques simplement liés à la perception, par les gouvernés, d’un état de fait
incongru : le pouvoir immuable.
Ce risque ne s’actualise pas
nécessairement dans un événement critique interne, une
crise sociale ou économique. Il s’avère paradoxalement avivé par la
stabilisation du régime. Il est d’autant plus difficile à percevoir par les
gouvernants (et, à vrai dire, par les observateurs) qu’il ne dispose pas a
priori de ressources sociales. En effet, les oppositions constituées et les
islamistes ne se sont joints que relativement tardivement aux mouvements. Les
masses populaires, quant à elles, n’ont pas déferlé. Ce risque, en fait,
s’actualise dans la combinaison d’un fort sentiment d’incongruité mobilisant un
nombre inaccoutumé de protestataire et dans l’insuffisance de la réponse
sécuritaire. De fait, là où le mouvement a duré et a réussi dans son objectif
de chasser celui qui apparaissait comme le gouvernant suprême, c’est là où une
protestation presque spontanée a rencontré un régime affaibli dans au moins
l’une de ces composantes.