CULTURE-
ENQUETES ET REPORTAGES- YENNAYER DE A A Z-AMEL BLIDI/EL WATAN
La fête du «nouvel an
amazigh» de A à Z
Mythes, rites et légendes de Yennayer
(c) Par Amel Blidi/EL WARTAN MAGAZINE, jeudi 10
janvier 2019 (Extraits)
Portant des valeurs telles que le
partage, l’hospitalité ou le respect de l’environnement, Yennayer est
fêté depuis des temps immémoriaux, à telle enseigne qu’en l’absence de traces
écrites, l’on distingue mal ses symboles, ses rites ou son histoire. Petit
abécédaire pour y voir plus clair.
Amazigh
La fête de
Yennayer, vieille tradition inscrite dans le calendrier agraire des
Nord-Africains, est connue en Algérie comme «le Nouvel An amazigh». La journée
a été décrétée «fête légale», à l’issue d’un Conseil des ministres, le 27 décembre 2017.
Une décision qui vient couronner plusieurs années de lutte des militants
berbéristes pour la reconnaissance de la culture, de l’identité et de la langue
amazighes. Bien qu’émaillé de quelques approximations et d’un manque de rigueur
scientifique, un travail formidable a été accompli par les militants afin de
lutter contre l’oubli. Yennayer est néanmoins fêté par tous les Nord-Africains,
qu’ils soient amazighophones ou arabophones, depuis les temps immémoriaux.
Beni Snouss
Yennayer
revêt un cachet particulier dans le village de Beni Snouss, près de
Tlemcen. A cette occasion, et depuis des milliers d’années, dit-on,
les enfants se déguisent afin de quémander des friandises. L’on raconte
que les habitants qui s’y refuseront verront leur maison boudée par les 7
âmes des ancêtres disparus. Selon les dires des habitants, l’événement
tirerait ses origines de l’histoire ancienne des Beni Snouss, à l’ère où
les guerres déchiraient les autochtones, Romains, Numides et Pharaons.
Cette
manifestation culturelle qui dure trois jours permet aux
habitants «snoussis» de se déguiser avec divers accoutrements et de
faire la tournée des foyers pour collecter des vivres et divers produits
qui seront, par la suite, distribués aux pauvres et aux démunis.
Calendrier
La façon
de découper l’année ne s’est pas faite en un jour. L’ethnologue Marceau
Gast a parlé, à propos des Touareg de l’Ahaggar, d’un calendrier de la
faim, c’est-à-dire d’une division de l’année en fonction des disponibilités des
ressources alimentaires ou de leur restriction. Les Amazighs ont ordonné le
temps en utilisant plusieurs computs, à en croire Mohand Akli Haddadou,
professeur de linguistique amazighe et écrivain, qui avait longuement travaillé
sur ces questions. Il a ainsi signalé que les habitants d’Afrique du Nord
avaient notamment emprunté les mois au calendrier romain, sans toutefois
reproduire les festivités ou les rites, se limitant aux événements agricoles.
Ce
calendrier a été établi en 45 avant JC, sous le règne de l’empereur Jules
César, dont il porte le nom. Néanmoins, et bien qu’il
soit propice aux rythmes des saisons et des travaux
agricoles, il accusait du retard. Le tir sera rectifié par le Pape
Grégoire XIII, au 16esiècle, opérant un changement de date,
passant ainsi du jeudi 4 octobre 1582 au lendemain vendredi 15 octobre 1582.
Entre l’ancien calendrier julien et le nouveau calendrier grégorien, l’écart
était de 10 jours.
Etant
passé sous la domination turque, le Maghreb n’a pas tenu compte de la réforme
grégorienne, raison pour laquelle le calendrier commence le 12 janvier. Les
choses se sont compliquées au fil du temps, le retard ne cesse de se creuser
depuis le 16e siècle. En déclarant fériée la journée du 12
janvier, le gouvernement algérien a ainsi fixé une date qui aurait dû être
flexible.
Date
Si la fête
de Yennayer est des plus anciennes, le calendrier est des plus récents. L’idée
de la datation de Yennayer n’apparaîtra qu’à la fin des années 70′. Ammar
Néggadi, fondateur de l’Union du peuple amazigh et fervent militant des
Aurès, propose de choisir un fait marquant dans la longue histoire des
Amazighs. Il fait commencer le calendrier à partir de 950 avant J-C, date à la
quelle Chechnaq 1er, guerrier qu’on dit
berbère, aurait remporté une bataille décisive contre les
Pharaons. Sans doute animé par une bonne volonté, Neggadi remonte à
l’an I de la 22e dynastie d’Egypte, fondée par
Chechnaq, pour faire correspondre le premier jour du mois de Yennayer 2930 avec
la date du lundi 1erjanvier 1980.
L’Académie
berbère fait sienne cette datation. Les récentes recherches, dont Neggadi
ne pouvait avoir connaissance, montreront que cette date était
inexacte.Plus troublant encore, l’histoire de Chechnaq remportant une bataille
contre Ramses III et accédant au trône pharaonique aurait sans doute été belle
si elle n’avait pas été contestée par les historiens.
Ces
derniers affirment que Chechnaq était certes d’origine Lebou (libyenne,
berbère), mais il était surtout égyptien depuis plusieurs générations et
n’avait, de ce fait, jamais été à la tête de troupes numides. Il ne
pouvait avoir disputé une bataille contre Ramses III pour la simple
raison que les deux personnages n’étaient pas contemporains. Alors certes, nous
ne savons rien de l’année primitive de Yennayer, mais il est certain qu’elle
est bien plus ancienne que le règne de Chachnaq.
Ennayer
Dans
plusieurs régions d’Algérie subsiste la légende de la vieille d’Ennayer (dite
laâdjouza ou Yemma Meru) qui viendrait déposséder de leurs friandises tous les
enfants qui se seraient montrés insolents ou ceux n’ayant
pas dégusté comme il le faut le copieux repas de la fête. Il est
généralement de bonne augure de bien manger ce soir-là,
afin de conjurer le spectre de la famine.
Pour s’en
assurer, la vieille de Ennayer vient inspecter les ventres des enfants, et
si par malheur l’un d’eux a oublié de se gaver, elle n’hésitera pas à
l’éventrer pour remplir son estomac avec de la paille. Les maîtresses de maison
se doivent, par ailleurs, d’assurer le meilleur accueil aux mendiants le jour de Ennayer. On raconte qu’un jour, une femme, trop occupée à
préparer le repas de cette journée particulière, avait éconduit une mendiante
demandant l’aumône. Mal lui en prit, elle fit maigre chère l’année durant.
C’est alors qu’elle comprit sa faute. La vieille de Ennayer
en personne avait tapé à sa porte ce jour-là.
Furar
Selon une
croyance populaire encore vivace et qui nourrit l’imaginaire collectif, et
reprise dans le document du HCA, la célébration de cette manifestation aurait
pour origine un mythe : on raconte que Yennayer (janvier) aurait sollicité
Furar (février) pour lui prêter un jour afin de punir une vieille femme qui
s’est moquée de lui. Ce jour-là, selon l’histoire, un violent orage éclata et
poursuivit la vieille femme jusqu’à l’étouffer. La mort de celle-ci
symbolisera, depuis, dans la mémoire collective, le sort réservé à quiconque
aurait la hardiesse de parodier la nature.
Ianuarus
Les avis
divergent sur l’étymologie du mot Yennayer. Les esprits scientifiques
relèveront que le mot émane du latin Ianiarus, soit le premier mois du
calendrier romain. Il est dédié au dieu Janus, gardien des seuils. Les
militants prétendront que le mot est composé de «Yan», qui signifie
«un» en tamazight, et «Nayer ou Ayur» qui a pour sens «mois».
Yennayer serait donc le premier mois de l’année.
Et les poètes déclameront que le mot est composé de Yenna (dire, du verbe
Ini (dire) et Yer (Lune), c’est-à-dire les paroles de la lune ou, par
extension, le «verbe du ciel».
Kabylie
En Haute
Kabylie, les rites de Yennayer ont été jalousement préservés. La fête y est
nommée «Thabourth useggwas» (La porte de l’année), consistant en un ensemble de
rituels destinées à conjurer le spectre de la misère. Yennayer est la fête
d’Amnar, dieu des seuils de la mythologie amazighe, l’équivalent de Janus, dieu
des seuils et des portes dans la mythologie romain.
Marché
Jour
symbolisant le renouveau, il convient, à la veille de Yennayer, de faire table
rase du passé afin de mieux se préparer pour les jours à venir. A l’approche de
Yennayer, les chefs de famille doivent faire ce qui est appelé «Tisewiqt
n’Imensi n yennayer» (Le petit marché). A cette occasion, il est recommandé de
s’acquitter de ses dettes, renouveler les contrats de travail ainsi que les
transactions (vente et achat de marchandises), de clôturer l’inventaire de
l’année ainsi que l’évaluation des échanges.
Il est
aussi d’usage que l’homme achète un cadeau à son épouse. L’idée de solder les
comptes et de commencer la nouvelle année sur des bases solides, sans aucune
pierre d’achoppement. Cette période de disette, de grand froid et de journées
courtes et sombres doit être affrontée avec un esprit communautaire fait de
compassion, d’entraide et d’amour du prochain.
Nature
Yennayer
est ainsi considérée comme une célébration de la communion de l’homme et de la
nature. Plusieurs jours avant la fête, les femmes et leurs enfants se baladent
dans la forêt pour y ramasser des plantes. Celles-ci sont mises à sécher, puis
laisseées suer les toitures des maisons. A leur tour, les hommes transmettent
aux plus jeunes l’art de la chasse et le maniement des armes.
Labours
Le
calendrier agraire organise les temps agricoles en relation avec les
changements saisonniers. Il n’existe pas d’éléments suffisants pour
reconstituer le calendrier originel. Néanmoins, les activités des agriculteurs
et les phénomènes naturels émergent des temps anciens : le temps des
labours, le temps des semailles, le temps des cueillettes, le temps du gel, le
temps du repos des arbres, le temps de la renaissance de la nature, le temps de
la fructification, le temps des fenaisons, le temps des battages, le temps des
canicules, etc. Ce calendrier démarre en octobre avec iwedjiven, les premiers
labours (labours d’Adam) pour finir en septembre de l’année suivante avec
«Iqechachen» (Le temps où tombent les feuilles).
Partage
La veillée
de Yennayer est un dîner familial, marqué par la préparation de mets à base de
semoule et de grains. C’est aussi le temps des gâteaux, des friandises et des
sucreries, qui accueillent l’année en douceur. «C’est l’esprit de partage et de générosité qu’encourage
”Yennayer” comme une réponse en réaction à l’adversité de la nature. Cette période
de disette, de grand froid et de journées courtes et sombres doit-être
affrontée avec un esprit communautaire fait de compassion, d’entraide et
d’amour du prochain», écrit le HCA. Et
d’ajouter : «C’est pour cela que Yennayer
est une fête de l’homme, dans l’acceptation de ce que ce terme a de noblesse et
de valeur.»
Les quatre marmites
Dépendant
des aléas climatiques, les agriculteurs tentaient de scruter le ciel pour
déterminer le sort qui leur sera réservé. L’une des traditions de Yennayer
consistait à placer, à la nuit tombée, sur le toit de la maison quatre marmites
contenant des légumes secs (du gros sel ou de la pâte, selon les régions),
chacune représentant une saison. L’exercice consistera à déceler l’humidité de
chaque saison et de là sa richesse. Le légume sec qui aura abondamment gonflé
sera le gagnant et suivant la position de la marmite on sait de quelle saison
il s’agit. L’on raconte que les vieilles dames se réveillent la nuit pour
inspecter les marmites avant les autres et vont jusqu’à tricher en ajoutant un
peu de levure pour l’automne et l’été.
Religions
De tous
temps, la fête de Yennayer a eu à subir l’opprobre des hommes de religion,
déclarant impies les hommes et les femmes qui la célébraient. La première trace
de cet interdit religieux remonte à l’empereur Aurélien (270 – 275) qui, en
instituant le culte solaire «Sol invictus», qu’il voulait imposer dans toutes
les provinces romaines, a tenté de combattre Yennayer. En vain.
Les
chrétiens classèrent, eux aussi, Yennayer dans le registre des hérésies
païennes. Asterios d’Amassée, Chrysostome, Tertullien et le même le prêtre
berbère Saint Augustin, cherchèrent à éradiquer ce qu’ils considéraient comme
une survivance du paganisme nuisible a l’âme du bon chrétien. A l’ère
musulmane, l’Andalou Muhammed ibn Waddah al Qurtubi (mort en 900) fustige
Yennayer dans son ouvrage El
Bidaε wa al nahy εanha, estimant
qu’elle serait contraire à l’islam.
Superstition
A chaque
nouvelle année se joue la grande comédie visant à éloigner le spectre de la disette.
Pour commencer l’année sur de bonnes augures, les
femmes se doivent de répéter la sentence «Que sortent
les jours noirs, qu’entrent donc les jours blancs» (Ad fɣen iberkanene, Adkecmen Imellalen). Dans la liste des interdictions de Yennayer, figure notamment
celle du nettoyage au balai (l’opulence partirait avec la poussière qu’il
soulève), du port de la ceinture pour les femmes, ou la prononciation de mots
tels que famine ou misère.
Yennayer
intervenant au moment où les récoltes sont faibles et où les provisions
s’amenuisent, il est d’usage, selon un document du Haut Commissariat à
l’Amazighité intitulé «Yennayer,
patrimoine de l’humanité», de
conjurer les risques de disette, en se référant notamment
à «Buxladen», le mélancolique est préconisé, d’interpréter les rêves à
l’envers «Di Buxladen tirga mxalfa» : en «Bukhladhen les rêves sont
contraires». Aussi est-il déconseillé aux femmes mariées de rendre visite à
leurs parents. Les déplacements sont déconseillés, même pour les bêtes qui
doivent être retenues aux étables. Les paysans préférant voir leurs vaches
maigrir mais vivantes.
Traz
Le trez,
assortiment d’amandes, noisettes, fruits secs et bonbons, est l’une des
traditions les plus connues – et les plus prisées – de Yennayer. En Kabylie, il
est connu que les familles font circuler dans certains villages le plat
d’offrande «Tarvuyt n lfal» rempli de friandises et de fruits secs. S’il est
difficile de savoir à quand remonte la tradition, il apparaît tout au
moins qu’elle existait déjà à l’ère andalouse. Ibn Quzman (mort en 1160/555,
surnommé le “prince des poètes populaires” décrit un assortiment similaire lors
d’une visite du marché de Cordoue.
Yennayer
Appelée le
plus souvent Yennayer, cette fête est nommée différemment dans d’autres régions
: Yennar, Nnayer, Yiounyir, Yiwenir, Younar… Mais partout, elle est la fête des
symboles et des bons présages liés à l’expulsion des maux et au renouvellement.
C’est un moment de prière vers le ciel pour qu’il soit plus favorable. Pour ce
faire, l’on compte sur un ensemble de rituels destinés à atténuer l’angoisse
des agriculteurs.
C’est
le «jour inaugural d’une période
augurale», selon une formule du sociologue
Pierre Bourdieu. Saïd Bouterfa, auteur d’un essai intitulé Yennayer ou le symbolisme de Janus, paru en 2001 aux éditions Musk, fait remonter son origine à la
culture indo-européenne. «Vouloir
limiter Yennayer au seul espace maghrébin, voire méditerranéen, explique-t-il, ne peut que
confirmer l’étroitesse de vue de certaines démonstrations».