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Essai Kamel Daoud-" Le peintre dévorant la femme"

Date de création: 10-12-2018 09:42
Dernière mise à jour: 10-12-2018 09:42
Lu: 1179 fois


CULTURE-BIBLIOTHEQUE D’ALMANACH- ESSAI KAMEL DAOUD- « LE PEINTRE DEVORANT LA FEMME »

Le peintre dévorant la femme. Essai de Kamel Daoud. Editions Barzakh, Alger 2018, 206 pages, 800 dinars.

Décidemment, Picasso aura marqué non seulement la génération de Boudjedra (celle des années 50-60, années marquées par la Guerre de libération nationale et les luttes anti- coloniales).....mais aussi, celle de Daoud Kamel (celle des années 90-2000, années marquées par le terrorisme islamiste...et la montée des   intolérances)

Le premier a disséqué, à sa manière, très engagée politiquement, une œuvre de Pablo Picasso (« Les Algéroises »)....et le second a été invité, par son éditeur,  à passer toute une nuit, enfermé à l’intérieur du Musée national (français) Picasso-Paris .....Seul, face  aux œuvres du « maître »,  œuvres datant de 1932, « l’année érotique », un véritable journal.  « Il y a un lit de camp ....un panier –repas et toute la nuit pour prier ou écouter ». Surtout observer, ressentir, analyser....pour  « coucher » ses impressions. Sur les œuvres du « maître » ....mais pas que ! Pour un « livre de promenade »

Un « Arabe » regardant le peintre ! Pour lui , au bout de « la longue-vue de sa culture » ,   Picasso érotique ne peut être que grossier, monstrueux, incompréhensible .....Pour Kamel Daoud, donc (comme d’ailleurs pour Rachid Boudjedra face aux œuvres d’art des « maîtres », étrangers ou algériens, dont il est un critique averti ) , « Picasso érotique », ce sont des interrogations : sur le peintre, sur la peinture, sur le musée, sur la femme, sur sa conquête, sur l’acte d’amour (plutôt sur « comment la manger »), sur la calligraphie, sur les statues, sur les livres sacrés..... Tout un mode d’emploi que l’on retrouve dans les toiles de 1932.  La toile inaugurale, « Femme assise dans un fauteuil rouge »....est un véritable « exercice d’anatomie ». « Rien de mieux pour se sentir dieu que de reprendre le corps de l’être aimé et le recréer mais à partir de son ossature »..... « C’est, aussi, les restes cannibalesques d’un repas » d’un « homme à femmes », un « homme fatal ».... mais un homme qui ne se suffit pas de l’accouplement ....qui ne  suffit pas  à son désir. Il veut aller au plus profond de ses conquêtes... répétant sans cesse, sans fin, ses « études » du corps possédé. Il en devient maniaque. A la fin (y en a-t-il pour lui de fin ?) la femme n’est plus le sexe mais la sexualité achevée.  Picasso est connu pour la « bagatelle » mais il l’a sublimée grâce à son génie pictural.......et  à sa férocité. « Son cannibalisme est un rite ancien qui le dépasse mais qu’il a incarné et rendu visible ».

Le passage qui m’a le plus intéressé ; celui consacré à la calligraphie arabe (pp162-165)  qui, selon Picasso « a atteint l’objectif ultime de l’art ».....Pour l’auteur, rejoignant quelque part la pensée picassienne , « c’est un art érotique sublimé.....Un érotisme de l’écriture......Une formidable mise en scène de la guerre de l’image contre le dogme......Ce que la main ne pouvait dessiner, elle l’a écrit.....Du figuratif clandestin en quelque sorte...C’est le strip-tease le moins passible de lapidation....Un art du contournement de l’interdit de la représentation... ». Par contre, pour lui, la miniature « l’est curieusement moins ». Moins érotique, cela s’entend, et on le comprend.

 

L’Auteur : Né à Mostaganem en 1970, journaliste au « Quotidien d’Oran », où il y écrit toujours (Chronique « Banc Public » après « Raïna Raïkoum »), auteur de plusieurs ouvrages à succès (dont « Meursault , contre-enquête », en 2013 et « Zabor ou les Psaumes » en 2017) , ce qui lui a valu de nombreux prix littéraires.

Extraits : « Toute la terreur du déambulant « arabe » en Occident : que faire du temps en plus ? Marcher sans aucun but n’est plus facile à l’époque des attentats. Déambuler c’est presque tuer, sinon menacer ou intriguer. Faire semblant est un art perdu ou difficile pour l’étranger » (p 11), « Les « Arabes » sont une aristocratie vieillissante, bavarde. On n’arrive pas à admettre que l’on a perdu  la fortune du monde. Alors le récit de jours passés, de l’âge d’or, s’allonge, mange nos restes et nos corps et nous donne des aires de fierté là où on n’a pas de chaussures. Un vieil aristocrate raconte mieux l’histoire du monde car sa langue a un milliard de nuances et il a le temps de ne rien faire sauf commenter. Il peut vous détailler son pays perdu » (p 13)

 Avis : Difficile pour un jeune écrivain, « arabe » de surcroît, un « chercheur de sens » de ne pas être sous l’emprise des sens face à des œuvres à l’érotisme sublimé. En fait, pour moi,  Daoud est , quelque part, un « autre » Boudjedra.....un  « père », aujourd’hui plus que septuagénaire,   qui ne supporte pas trop le « fils »......C’est  un « fils » ,même pas cinquantenaire,  qui, outre l’admiration (visible ou tue, plus tue que visible) pour son père, veut parfois, sinon souvent,  le surpasser. Tant mieux pour la littérature algérienne !  Ouvrage à  lire en se mettant dans la peau du visiteur .......nocturne et solitaire....et en un lieu clos. Ecriture tourmentée.....s’adaptant  très bien à l’  « orgie de lignes », au «  désossement spectaculaire »,  à l’œuvre d’un  « Narcisse enfermé dans le corps d’autrui »

Citations : « L’érotisme est une clef dans ma vision du monde et de ma culture » (p 16), « L’érotisme est un art à deux, la rencontre de deux corps mais c’est toujours l’un qui rêve d’absorber l’autre » (p 19), « Le baiser est la preuve que tout amour est cannibalisme. La salive y est le premier sang » (p 29), « Quand un livre est sacré, l’homme ne l’est plus » (p 32), « Pour comprendre Picasso, il faut être un enfant du vers , pas du verset » (p 44), « Le plus beau corps-à-corps amoureux  est celui où n’arrivent à s’immiscer ni rites, ni dieux, ni lois, ni témoins ou assesseurs. C’est celui que peint Picasso, cette année peut-être, à mi-chemin entre la  volupté et la cruauté » (p 55), « Le musée, dans cette géographie (l’Occident)  , n’est pas un souvenir, il est aussi le butin de guerre contre le Temps et les crises.......Les « collections » sont l’expression d’un triomphe, d’une préservation et, du coup, de la valeur morale de ce commissaire universel que se veut l’Occident. Collectionner c’est sauver, préserver. Tout musée, dans ce cas, fait face à une barbarie présupposée, implicite. Si on collectionne, c’est parce que le reste du monde détruit » (p 103), « Le musée est une invention occidentale, pas orientale. C’est un peu le contraire du conte, du récit » (p 114), «  Tout livre sacré est un révisionnisme violent, une épuration des mémoires, un hold-up des commencements. Les musées lui sont dissidentes, par définition. Ils sont des lieux de versions en sourdine. On y accorde de l’éternité, on le veut, à autre chose qu’à soi ou son Dieu » (p 119), « La calligraphie dessine les corps et les vivants mais en les escamotant » (p163)