CULTURE-BIBLIOTHEQUE D’ALMANACH- ESSAI
KAMEL DAOUD- « LE PEINTRE DEVORANT LA FEMME »
Le peintre dévorant la femme. Essai de Kamel Daoud. Editions Barzakh,
Alger 2018, 206 pages, 800 dinars.
Décidemment, Picasso aura marqué non
seulement la génération de Boudjedra (celle des
années 50-60, années marquées par la Guerre de libération nationale et les
luttes anti- coloniales).....mais aussi, celle de Daoud Kamel (celle des années
90-2000, années marquées par le terrorisme islamiste...et la montée des intolérances)
Le premier a disséqué, à sa manière, très
engagée politiquement, une œuvre de Pablo Picasso (« Les
Algéroises »)....et le second a été invité, par son éditeur, à passer toute une nuit, enfermé à l’intérieur
du Musée national (français) Picasso-Paris .....Seul, face aux œuvres du « maître », œuvres datant de 1932, « l’année
érotique », un véritable journal. « Il y a un lit de camp
....un panier –repas et toute la nuit pour prier ou écouter ». Surtout
observer, ressentir, analyser....pour
« coucher » ses impressions. Sur les œuvres du
« maître » ....mais pas que ! Pour un « livre de
promenade »
Un « Arabe » regardant le
peintre ! Pour lui , au bout de « la
longue-vue de sa culture » ,
Picasso érotique ne peut être que grossier, monstrueux, incompréhensible
.....Pour Kamel Daoud, donc (comme d’ailleurs pour Rachid Boudjedra
face aux œuvres d’art des « maîtres », étrangers ou algériens, dont
il est un critique averti ) , « Picasso érotique », ce sont des
interrogations : sur le peintre, sur la peinture, sur le musée, sur la
femme, sur sa conquête, sur l’acte d’amour (plutôt sur « comment la
manger »), sur la calligraphie, sur les statues, sur les livres
sacrés..... Tout un mode d’emploi que l’on retrouve dans les toiles de
1932. La toile inaugurale, « Femme
assise dans un fauteuil rouge »....est un véritable « exercice
d’anatomie ». « Rien de mieux pour se sentir dieu que de
reprendre le corps de l’être aimé et le recréer mais à partir de son
ossature »..... « C’est, aussi, les restes cannibalesques d’un
repas » d’un « homme à femmes », un « homme
fatal ».... mais un homme qui ne se suffit pas de l’accouplement ....qui
ne suffit pas à son désir. Il veut aller au plus profond de
ses conquêtes... répétant sans cesse, sans fin, ses « études » du
corps possédé. Il en devient maniaque. A la fin (y en a-t-il pour lui de fin ?)
la femme n’est plus le sexe mais la sexualité achevée. Picasso est connu pour la « bagatelle »
mais il l’a sublimée grâce à son génie pictural.......et à sa férocité. « Son cannibalisme est un
rite ancien qui le dépasse mais qu’il a incarné et rendu visible ».
Le passage qui m’a le plus intéressé ;
celui consacré à la calligraphie arabe (pp162-165) qui, selon Picasso « a atteint
l’objectif ultime de l’art ».....Pour l’auteur, rejoignant quelque part la
pensée picassienne , « c’est un art érotique sublimé.....Un érotisme de
l’écriture......Une formidable mise en scène de la guerre de l’image contre le
dogme......Ce que la main ne pouvait dessiner, elle l’a écrit.....Du
figuratif clandestin en quelque sorte...C’est le strip-tease le moins passible
de lapidation....Un art du contournement de l’interdit de la
représentation... ». Par contre, pour lui, la miniature « l’est
curieusement moins ». Moins érotique, cela s’entend, et on le comprend.
L’Auteur : Né
à Mostaganem en 1970, journaliste au « Quotidien d’Oran », où il y
écrit toujours (Chronique « Banc Public » après « Raïna Raïkoum »), auteur de
plusieurs ouvrages à succès (dont « Meursault ,
contre-enquête », en 2013 et « Zabor ou les
Psaumes » en 2017) , ce qui lui a valu de nombreux prix littéraires.
Extraits : « Toute la terreur du déambulant « arabe » en
Occident : que faire du temps en plus ? Marcher sans aucun but n’est
plus facile à l’époque des attentats. Déambuler c’est presque tuer, sinon
menacer ou intriguer. Faire semblant est un art perdu ou difficile pour
l’étranger » (p 11), « Les « Arabes » sont une aristocratie
vieillissante, bavarde. On n’arrive pas à admettre que l’on a perdu la fortune du monde. Alors le récit de jours
passés, de l’âge d’or, s’allonge, mange nos restes et nos corps et nous donne
des aires de fierté là où on n’a pas de chaussures. Un vieil aristocrate
raconte mieux l’histoire du monde car sa langue a un milliard de nuances et il
a le temps de ne rien faire sauf commenter. Il peut vous détailler son pays
perdu » (p 13)
Avis : Difficile pour un
jeune écrivain, « arabe » de surcroît, un « chercheur de
sens » de ne pas être sous l’emprise des sens face à des œuvres à
l’érotisme sublimé. En fait, pour moi,
Daoud est , quelque part, un « autre » Boudjedra.....un « père », aujourd’hui plus que
septuagénaire, qui ne supporte pas trop le
« fils »......C’est un « fils »
,même pas cinquantenaire, qui, outre l’admiration (visible ou tue, plus
tue que visible) pour son père, veut parfois, sinon souvent, le surpasser. Tant mieux pour la littérature
algérienne ! Ouvrage à lire en se mettant dans la peau du visiteur .......nocturne
et solitaire....et en un lieu clos. Ecriture tourmentée.....s’adaptant très bien à l’ « orgie de
lignes », au « désossement spectaculaire », à
l’œuvre d’un « Narcisse enfermé
dans le corps d’autrui »
Citations : « L’érotisme est une clef dans ma vision du monde et de ma
culture » (p 16), « L’érotisme est un art à deux, la rencontre de
deux corps mais c’est toujours l’un qui rêve d’absorber l’autre » (p 19),
« Le baiser est la preuve que tout amour est cannibalisme. La salive y est
le premier sang » (p 29), « Quand un livre est sacré, l’homme ne
l’est plus » (p 32), « Pour comprendre Picasso, il faut être un
enfant du vers , pas du verset » (p 44), « Le plus beau corps-à-corps
amoureux est celui où n’arrivent à
s’immiscer ni rites, ni dieux, ni lois, ni témoins ou assesseurs. C’est celui
que peint Picasso, cette année peut-être, à mi-chemin entre la volupté et
la cruauté » (p 55), « Le musée, dans cette géographie
(l’Occident) ,
n’est pas un souvenir, il est aussi le butin de guerre contre le Temps et les
crises.......Les « collections » sont l’expression d’un triomphe,
d’une préservation et, du coup, de la valeur morale de ce commissaire universel
que se veut l’Occident. Collectionner c’est sauver, préserver. Tout musée, dans
ce cas, fait face à une barbarie présupposée, implicite. Si on collectionne,
c’est parce que le reste du monde détruit » (p 103), « Le musée est
une invention occidentale, pas orientale. C’est un peu le contraire du conte,
du récit » (p 114), « Tout livre sacré est un révisionnisme violent,
une épuration des mémoires, un hold-up des commencements. Les musées lui sont
dissidentes, par définition. Ils sont des lieux de versions en sourdine. On y
accorde de l’éternité, on le veut, à autre chose qu’à soi ou son Dieu » (p
119), « La calligraphie dessine les corps et les vivants mais en les
escamotant » (p163)