CULTURE- MUSIQUE- RAYMOND LEYRIS- ETUDE A. MERDACI
(c) * Par Abdelmadjid Merdaci*, 6
septembre 2018
Dans une série d’été consacrée aux
artistes assassinés, le quotidien français Le Monde a récemment publié, sous la
signature de José Marie Frolon, un article sur Raymond Leyris titré « Raymond,
le martyr de Constantine ». Le constat premier est que l’auteur reconduit sans
informations ni éclairages nouveaux l’entreprise récurrente en France – à
l’exemple du documentaire de Denis Ammar, diffusé par la Chaîne France 2 en
2002- de convoquer Raymond, moins pour rendre réellement justice à son talent
que pour réactiver, entre autres, les thèses d’une victimisation de la communauté
juive algérienne.
Raymond Leyris a été abattu aux environs de midi, le
21 juin 1961, à l’entrée du populaire marché de « Souq El Assar », non loin de
la grande synagogue de la ville, et l’arme du meurtrier était munie d’un
silencieux.
Mostefa Boutemira, chef de la Zone V de Constantine
–dont les mémoires sont attendues avec un grand intérêt- affirme dans son
témoignage que le FLN, dont il était le premier responsable, n’avait en aucune
manière ordonné l’opération qui avait visé Raymond. Il ajoute : «Ce
jour-là, j’étais descendu en ville pour une inspection et le principe était,
dans pareilles circonstances, de ne programmer aucune action pour éviter la
sortie des services de sécurité français. »
Les documents existent, notamment les recommandations
écrites du commandant Si Messaoud Boudjeriou, membre du commandement de la
Wilaya II, sur l’importance des liens avec les européens libéraux et la
communauté juive, et il y a lieu de rappeler la soumission de toute opération
visant notamment une personnalité à l’accord formel du chef de Zone. Le constat
a, par ailleurs, été largement fait, que le silencieux ne faisait pas partie de
l’armement des fidayin du FLN, ouvrant ainsi légitimement droit aux questions
de savoir qui a décidé de l’exécution et à quelles fins. Cela, d’autant plus
que le FLN, à Constantine, n’hésitait pas à revendiquer clairement ses
responsabilités comme cela avait été notamment, en mars 1956, avec l’assassinat
du commissaire Sanmarcelli, ou en novembre 1958, avec l’opération ciblant cheikh
Abdelali Lakhdari, grand clerc musulman rallié à la France.
Dans son édition du 22 juin, c’est en bas de casse que
La Dépêche de Constantine, des frères Morel, organe du colonat, signale
l’évènement, et la mort de Raymond apparaît en deuxième position après le titre
rapportant l’attentat ayant visé une jeune assistante sociale musulmane. En
page intérieure, c’est « l’émotion de la communauté musulmane »
qui est mise en exergue par le journal. Quelques semaines avant la disparition
de Raymond Leyris, alors qu’il séjournait à Paris pour des raisons familiales -
son épouse devait subir des contrôles médicaux dans les services de cardiologie
du Pr Nègre- une folle rumeur avait secoué Constantine selon laquelle l’artiste
aurait été arrêté à Paris qu’il faut sans doute imputer à ceux qui
n’appréciaient pas les positions affichées par Raymond sur la guerre en cours.
En janvier 1961, Raymond Leyris avait voté « oui », et
appelé ses proches à le faire, au référendum organisé par le Général de Gaulle
sur sa politique algérienne. « Il faut voter oui pour récupérer nos
racines », témoigne l’un des ses proches.
Si le talent de l’artiste était unanimement reconnu à
Constantine, sa judéité était, par contre, contestée au sein de la communauté
juive constantinoise. Son fils Jacques rapporte les brimades subies à
l’alliance israélite de la ville. « Que viens-tu faire ici ? Tu n’es pas juif.
Ton père a été circoncis à l’âge de cinq ans. Comment pouvaient-ils savoir si
ce n’étaient les parents ?», s’interroge-t-il.
Le fils de Céline
Raymond Leyris, né en 1912 à Constantine, porte le nom
de sa mère qui l’abandonnera à sa naissance. Son père biologique Joseph, jeune
juif batnéen, - qui devait mourir à la guerre- entretenait une liaison avec
Céline, issue d’une famille catholique française établie à Batna qu’il ne
pouvait épouser en raison de l’opposition de sa famille. L’enfant est recueilli
par la famille Cohen, qui le prendra en charge et assurera notamment son
éducation religieuse. Il évoluera dans une grande proximité avec la communauté
musulmane de la médina.
Son fils signalera, par ailleurs, dans une
contribution publiée par Le Quotidien d’Oran, sa parfaite maîtrise de l’arabe
dialectal - en usage courant au sein de la famille et de l’arabe classique.
Etait-ce là le péché originel de Raymond Leyris, né de mère non juive, et qui
plus est, s’était recueilli sur sa tombe au cimetière chrétien de Saint-Eugène
d’Alger et avait observé un deuil d’une année ? Tout semble alors se passer
comme si ceux-là mêmes qui contestaient sa judéité – Raymond ne figure pas sur
le cursus honorum des juifs algériens établi par la revue de l’Arche, à
l’occasion du vingtième anniversaire de l’indépendance algérienne, premier
retour d’une mémoire juive algérienne en France- s’étaient attachés à en faire
le symbole d’une communauté juive violentée.
D’une certaine manière, ceux-là signaient la seconde
mort de Raymond, dont la survie fut, faut-il le marquer, d’abord algérienne,
assurée avec affection et respect par les mélomanes et les citadins
constantinois. Au carrefour de la mémoire musicale de Raymond Leyris, Sid-Ahmed
Benkimouche, mélomane averti et surtout technicien audio, qui avait participé
avec Cohen, son patron de studio, aux enregistrements des prestations privées
ou publiques – à la soirée de la fête de la police notamment- du musicien.
Proche des communistes algériens
Il est peu fait cas dans les différentes évocations de
Raymond Leyris de sa proximité avec les communistes constantinois, et l’organe
du PCA « Liberté » n’avait pas manqué de signaler l’animation, par Raymond, de
l’une des kermesses du parti. C’est aussi dans les colonnes de ce même journal
que l’on peut retrouver l’une des rares expressions médiatiques de l’artiste.
Ainsi, dans l’entretien qu’il accorde au correspondant constantinois de
Liberté, Raymond rend hommage à celui qu’il désigne comme étant son maître, Si
Tahar Benkartoussa – ceux qui ont le privilège d’écouter les enregistrements,
véritables incunables de Benkartoussa y entendront clairement la filiation - et
s’affiche comme un défenseur de la tradition, déplorant « la
disparition des m’hals véritables conservatoires » .
Une canonisation suspecte
Ceux qui parlent aujourd’hui – avec emphase et
autorité – de « Cheikh Raymond » sont probablement ceux qui le connaissent le
moins. Ceux-là ignorent entre autres l’appellation affectueuse de « Mirou »,
que lui attribue le cercle des proches et des mélomanes de la médina dans la
version constantinoise – ezzaglamia- du verlan. A Constantine, les musiciens et
mélomanes continuent, aujourd’hui encore à dire « Raymond », simplement
Raymond. L’accolement de la notion de « cheikh » relève clairement d’un
exotisme post-colonial sans racine en Algérie ou à Constantine. En attestent sa
présentation dans les disques enregistrés par la maison « Hess El Moknine » -
La voix de l’ortolan- qui indique « elmoughani Raymond », le chanteur Raymond,
alors que le speaker des émissions radiophoniques de la station d’Alger
présente « El moutrib - l’interprète, Raymond. Ce n’est pas attenter au talent
et à la place singulière de Raymond Leyris dans le champ musical citadin de
Constantine que de tenir qu’il n’a nul besoin de cette forme de canonisation.
De son vivant Raymond, profondément imprégné de la culture de la société
musicale de la médina, veillait aussi autant aux déférences qu’au respect de
l’orthodoxie esthétique.
Son gendre Gaston – Enrico Macias- rapporte comment
Raymond avait sermonné son violoniste Sylvain qui s’était autorisé quelques
fioritures alors que Baba Alloua Bentobbal, l’une des figures de la maîtrise à
Constantine, était présent. L’immense artiste que fut Raymond – absolument
selon le code esthétique en vigueur : maîtrise de l’instrument, maîtrise du
répertoire, maîtrise de la voix - avait ce qui, précisément, caractérisait les
authentiques artistes, le sens de l’humilité. En aucune manière et à aucun
moment Raymond ne n’est prétendu référence ultime du malouf ou des corpus
associés de la tradition citadine constantinoise.
Sa canonisation a-t-elle alors préparé la thèse
farfelue du malouf, « version constantinoise de l’andalou, musique
populaire importée d’Espagne par les juifs chassés d’Espagne »,
soutenue par le journaliste du Monde ? Sous réserve d’inventaire et/ou de
renouvellement spectaculaire de l’historiographie, il a toujours été question à
ce sujet des royaumes musulmans en terre hispanique sur près de huit siècles et
c’est à leur pouvoir que s‘était attaquée la Reconquista catholique. La
communauté juive qui y vivait comptait dans ses rangs de fabuleux poètes dont
les mouwashahs - en langue arabe- font aujourd’hui partie intégrante du
patrimoine musical citadin de tout le Maghreb. Cette communauté, en marge de
l’effondrement des royaumes musulmans, avait fait le choix de l’exil pour
échapper à l’inquisition et l’obligation d’une conversion forcée au
catholicisme.
Seuls ceux qui continuent à
(s) aveugler font l’impasse sur huit siècles d’échanges multiples entre les
sociétés musulmanes du Maghreb et les royaumes musulmans d’Espagne s’obstinent
à dater de la chute de ces royaumes – Ah Grenade 1492 - l’histoire de leurs
musiques. Abdelkader Toumi Sief, grande référence intellectuelle des musiques
citadines constantinoises, a pu soutenir, à titre d’exemple, que le mahdjouze,
déclinaison locale du melhoun, préexistait à l’arrivée des Andalous à
Constantine. D’une certaine manière, le mérite des juifs important d’Espagne
des musiques arabes n’en serait que plus grand.
Raymond Leyris doit sa stature exceptionnelle à son
talent d’artiste, uniquement à son talent d’artiste, et l’appartenance confessionnelle
n’y était pas pour grand-chose. D’autres musiciens juifs constantinois –
Alexandre Naccache dit Juda, Edmond Bententano dit Charlot, Edmond Atlan, voire
même Sylvain Ghrenassia- n’ont jamais bénéficié de la même aura qui figure
légitimement dans l’histoire des musiques citadines de Constantine. Il est tout
aussi légitime de défendre la mémoire de Raymond Leyris contre les tentations
d’instrumentaliser les conditions tragiques de sa disparition à des desseins à
peine occultes.
Quelques rappels s’imposent.
L’assassinat de Raymond, en juin 1961, intervient dans
un contexte marqué pat une décisive inflexion du cours de la guerre. En réponse
à une invitation publique du Général de Gaulle, une délégation du GPRA
rencontre des représentants du gouvernement français le 20 mai à Evian, un mois
tout juste après la tentative de putsch des généraux du 22 avril et au moment
même où se créait à Madrid l’Organisation armée secrète (OAS). L’avenir de la
communauté européenne d’Algérie - sans référence particulière au statut
historique de la communauté juive algérienne - est l’un des points centraux des
négociations engagées.
Qu’en était il alors des
juifs algériens ? La ratonnade du 12 mai 1956 à Constantine, conduite par des
milices juives armées, sous le contrôle du Mossad et des unités territoriales,
fournissent, au moins partiellement, une réponse. Selon le témoignage de l’un
des parrains de l’opération, le Mossad avait mission de « protéger les juifs
des actions du FLN » et on peut comprendre, à bon droit, qu’il s’agissait aussi
d’organiser l’indépendance de l’Algérie ne faisant plus de doute, l’Alya, le
transfert vers Israël des juifs Constantinois. L’assassinat de Raymond
pouvait-il être l’une des clés de l’opération ? La question attend les
clarifications ses services Israéliens.
L’article du Monde suggère aussi que cette opération
aurait pu être commanditée par ceux qui, au FLN, étaient les tenants d’une «
Algérie arabo-musulmane », revendication longtemps portée par l’Association des
oulémas. Cela revient à ignorer le poids marginal des représentants des oulémas
au sein de la direction du FLN, d’une part, et faire peu cas des juifs
algériens engagés dans les rangs du Front, à l’exemple de Daniel Timsitt ou de
Hadj Ghrenassia, membre du commando Ali khodja, d’autre part. En 1956, le FLN
lançait un appel aux juifs algériens de rejoindre ses rangs pour défendre la
patrie commune ; la réponse d’Alger, Oran, Constantine est connue : « Notre
partie, c’est la France. » S’il y a eu des victimes juives durant la guerre
d’indépendance – et il y en a eu- sans rappeler que le plus fort tribut fut
payé par les musulmans, aucune imputation d’un FLN antisémite n’a trouvé crédit
aux yeux des observateurs.
Hors de la notable contribution de Benjamin Stora, il
existe peu de travaux sur la communauté juive algérienne et il faut sans doute
revenir à l’incontournable travail du rabbin Emile Einseibeth pour avoir une
vue plus documentée sur sa démographie. Selon les estimations, datant de 1954,
la population de Constantine s’élevait à 112 000 personnes – 80 000 musulmans,
20 000 Européens, 12 000 juifs- et Constantine n’était alors que le quatrième
foyer en nombre de la communauté juive algérienne.
L’assassinat de Raymond avait-il été un embrayeur du mouvement de la migration
des juifs constantinois ? Cette thèse, pour avoir pour elle les effets de la
dramatisation, ne se fonde sur aucune étude et l’auteur de ces lignes peut
témoigner de la présence dans les classes de son collège de camarades juifs
jusqu’au terme de l’année scolaire 1961/1962.
Raymond
Raymond continue de vivre par son art, sa voix, sa
maîtrise, singulièrement dans sa ville Constantine. Son aura continue
d’échapper aux quelques remugles d’un antisémitisme de circonstance et le temps
n’est plus où ses enregistrements circulaient sous le manteau, souvent sous
ceux de plénipotentiaires du régime.
En marge de l’organisation de la manifestation « Tlemcen, capitale de la
culture islamique », une exposition consacrée aux maîtres des musiques
citadines algériennes faisait toute sa place à Raymond Leyris, aux côtés de
Cheikh Larbi Bensari ou de Dahmane Benachour. C’est en présence de Khalida
Toumi, ministre de la Culture à l’époque, que s’était effectué le vernissage au
palais Moufdi-Zakaria. Raymond, artiste algérien, repose en terre algérienne.
*Historien et écrivain, docteur d'État
en sociologie, Abdelmadjid Merdaci est professeur à l'université Mentouri de
Constantine.