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ANALYSES- AFRIQUE- CLASSES MOYENNES- ETUDE FSG 2018
Les classes moyennes
africaines, un véritable casse-tête pour les multinationales
© Par
Walid Kéfi/ Ecofin Hebdo, n° 37, vendredi, 06
juillet 2018
De nombreuses études menées par des prestigieux cabinets de
conseil et des institutions financières ont conclu à l’émergence d’une classe
moyenne africaine qui embrasse précipitamment le consumérisme, positionnant
ainsi le continent en dernier territoire de conquête pour les grandes enseignes
internationales à la recherche de nouveaux relais de croissance. Certaines
multinationales qui ont succombé à cet afro-optimisme effréné ont cependant
rapidement déchanté, sur fond de mauvaise compréhension des spécificités de la
classe intermédiaire africaine, qui ne possède pas l’homogénéité des sociétés
occidentales ou asiatiques.
Le
cabinet de conseil américain Frontier Strategy Group a relancé récemment le
débat sur l’émergence d’une classe moyenne en Afrique, en révélant qu’une
partie non négligeable de ses clients parmi les multinationales spécialisées
dans le Consumer Business (biens de consommation courante) peinent à dégager
des marges satisfaisantes en Afrique subsaharienne.
«Alors
que l’Afrique subsaharienne abrite certaines des économies les plus dynamiques
du monde et que des études font état de l’augmentation du pouvoir d'achat des
consommateurs, certaines multinationales constatent que leurs activités la
région ne sont pas performantes. Un sondage mené auprès de 20 dirigeants de
multinationales implantées en Afrique subsaharienne que nous conseillons a
révélé que six d’entre eux n’ont pas atteint leurs objectifs en termes de
rentabilité durant l’année écoulée. D’autres ont également mentionné des
résultats décevants, ce qui les a poussés, dans certains cas, à déprioriser la
région dans leurs stratégies d’expansion à l’international», a expliqué
William Attwell, analyste principal en charge de l’Afrique subsaharienne chez
Frontier Strategy Group.
En juin
2015, le directeur général Afrique équatoriale du géant suisse de
l'agroalimentaire Nestlé, Cornel Krummenacher, avait déjà jeté un pavé dans la
mare, en allant à contre courant de l’idée alors communément admise selon
laquelle la classe moyenne était alors en pleine expansion au sud du Sahara.
«Nous pensions que ce serait la prochaine
Asie, mais nous avons réalisé que la classe moyenne dans la région est petite
et n’est pas vraiment en progression», a-t-il déclaré au quotidien
britannique The Financial Times. Le leader mondial de l’industrie
agro-alimentaire, qui avait annoncé un programme d’investissements de près d’un
milliard d’euros sur le continent en 2010, a ensuite redimensionné son plan
d’expansion. Il s’est aussi séparé de plus de 15% de ses effectifs au cours des
deux dernières années, avant de procéder, en janvier dernier, à la fermeture de
son usine et de son siège social à Kinshasa (RD Congo).
L’idée
de l’émergence d’une classe moyenne regroupant des individus capables, après la
couverture de leurs besoins fondamentaux, d’affecter le solde de leur revenu à
l’achat de biens de consommation librement choisis, s’est répandue depuis 2011,
suite à la publication par la Banque africaine de développement (BAD) d’une
étude intitulée «Le milieu de la pyramide : les dynamiques de la
classe moyenne africaine». Pour l’institution financière panafricaine, un
Africain fait partie la classe moyenne lorsque son revenu est compris entre 2
et 20 dollars par jour, en parité de pouvoir d’achat. Selon ce critère, 370 millions
de personnes appartiennent au milieu de la pyramide sociale, soit 34 % des
quelque 1,1 milliard d’habitants du continent.
Des
critères d’appartenance controversés
L’échelle
statistique utilisée par la BAD pour définir la supposée classe moyenne en Afrique
ne fait l’unanimité. D’autant plus qu’elle met dans le même sac des catégories
sociales ayant des niveaux de revenus très différents.
«Sur
les 370 millions d'Africains relevant de la classe moyenne identifiée par la
BAD, 250 millions ont un revenu situé entre 2 et 4 dollars par jour, soit juste
à la limite supérieure de l'indigence, ce qui interdit par définition, de les
englober dans la classe moyenne. Cette dernière se réduirait donc à 120
millions de personnes et non 370 millions. Or, sur ces 120 millions
d'Africains, 50 millions ont un revenu compris entre 4 et 10 dollars, dont les
trois quarts entre 4 et 6 dollars, ce qui fait que la fourchette se réduit
encore», regrette Bernard Lugan, un historien français spécialiste de
l’Afrique, qui accuse la BAD de s’être «amusée à jouer les illusionnistes,
entraînant les médias dans des analyses erronées de la situation de l'Afrique
et dans une surenchère afro-optimiste».
Même
son de cloche chez Paul Derreumaux, président d'honneur et co-fondateur du groupe
bancaire panafricain Bank of Africa (BOA) : «Le choix de seuils
financiers modestes était sans doute le seul cohérent avec la volonté de donner
à cette classe moyenne une masse significative, pour frapper les esprits. Il
paraît cependant manquer de réalisme».
Contrairement à celle de la BAD, une étude publiée par banque sud-africaine
Standard Bank en 2014 n’a pas pris en considération la classe moyenne dite
«flottante » (floating class), c’est-à-dire la tranche de personnes ayant
des revenus compris entre 2 et 4 dollars par jour, arguant que cette classe
peut retomber facilement dans la pauvreté au moindre choc économique.
Intitulée
«Comprendre la classe moyenne en Afrique» (Understanding Africa's
Middle Class), l’étude de la première banque africaine en termes des actifs, a
été menée dans 11 pays d'Afrique subsaharienne représentant près de la moitié
de la population et du PIB du continent (Angola, Ethiopie, Ghana, Kenya,
Mozambique, Nigeria, Soudan du Sud, Soudan, Tanzanie, Ouganda et Zambie). Elle
a identifié la classe moyenne comme étant les ménages ayant des revenus allant
de 5500 à 42000 dollars par an, soit environ entre 15 et 115 dollars par jour.
Naturellement, la taille de la classe moyenne dans les onze pays étudiés réunis
était beaucoup moins importante que celle estimée par la BAD : à peine 15
millions de personnes.
La Banque mondiale a, quant à elle, retenu 12 à 15 de dollar par personne et
par jour comme critère international d’appartenance à la classe moyenne. Si on
applique ce critère à l’Afrique Subsaharienne, seuls 32 millions de
personnes entreraient dans cette catégorie.
Des
classes moyennes hétéroclites
Alors
qu’il n’existe encore aucun consensus scientifique sur les critères
d’appartenance à la classe qui se positionne dans un «entre-deux» social sur le
continent, les chercheurs s’accordent à dire qu’il n’y aurait pas une classe
moyenne africaine mais des classes moyennes hétéroclites.
Dans une
étude réalisée en 2015 pour le groupe CFAO, leader de la distribution en
Afrique, l’institut de sondage français Ipsos et le cabinet de conseil
BearingPoint se sont ainsi appuyés sur les ressources des ménages pour
distinguer deux catégories de classes moyennes dites «stables»: une catégorie
basse regroupant les ménages dont le revenu quotidien est compris entre 12 et
25 dollars et une catégorie haute, composée de ménages gagnant entre 25 et 50
dollars par jour. Selon ces critères, les classes moyennes africaines ne
représenteraient que près de 14% de la population du continent, soit environ 143
millions d’Africains.
L’approche
basée sur les revenus a cependant des limites, celles de ne pas prendre en
compte les dynamiques différentes selon les pays. Il est en effet difficile de
mettre dans le même sac les «Black Diamonds», la classe moyenne noire
sud-africaine et la classe intermédiaire ivoirienne. Apparue après la fin de
l’apartheid à la faveur des politiques d’affirmative action dans la fonction
publique et du Black economic empowerment (BEE) dans le secteur privé, la
classe moyenne noire sud-africaine regroupe essentiellement des personnes
possédant une voiture, un diplôme de l’enseignement supérieur et un revenu
mensuel net allant de 1000 à 3500 dollars par mois. Ces personnes se
distinguent par des pratiques de consommation ostentatoires, quitte à vivre à
crédit.
En Côte d’Ivoire, près des deux-tiers des personnes appartenant à la classe
moyenne exercent une activité dans le secteur informel contre seulement 4% dans
le secteur privé formel. Ces personnes vivent pour la plupart en zone rurale
(42%) ou dans une ville secondaire (42%), et sont des consommateurs très
circonspects.
Bien
que leurs avis divergent encore sur la taille des classes moyennes africaines,
les experts sont unanimes quant à la tendance à l’augmentation constante de la
classe intermédiaire. Proparco, filiale de l'Agence française de développement
dédiée au secteur privé, s’attend à ce que les classes moyennes africaines
stables passent de 132 millions d'individus en 2020 à 243 millions en 2040,
soit un marché d’une valeur globale de 1750 milliards de dollars.
Dans une étude publiée fin mars dernier, la Société financière internationale
(IFC) a estimé de son côté que 100 millions de personnes devraient rejoindre
les classes moyennes et celles à revenus élevés en Afrique subsaharienne d’ici
2030. Intitulée «Construire l’avenir de l’Afrique» (Shaping the future of
Africa), cette étude révèle aussi que les dépenses des ménages devraient
augmenter à un rythme de 5% par an dans la région, contre une moyenne de
3,8 % dans les autres pays en développement.
Adaptation
des modèles opérationnels
A
l’instar de Nestlé, plusieurs multinationales, dont le géant néerlandais de
l'alimentation et de l'hygiène Unilever et le fabricant américain de produits
d'hygiène et de cosmétiques Procter & Gamble, ont eu beaucoup du mal à
rentabiliser leurs investissements dans certains pays du continent. Leurs
déconvenues ne mettent pas en doute l’entrée du continent dans l’âge de la
consommation. Elles émanent plutôt d’une erreur de compréhension des spécificités
de la classe intermédiaire africaine, qui ne possède pas l’homogénéité de ses
homologues occidentales ou asiatiques. En République démocratique du Congo,
Nestlé n’a pas par exemple pris en considération la nécessité d’adapter ses
prix au pouvoir d’achat de la classe moyenne locale, préférant miser plutôt sur
la qualité. Résultat : les prix des cubes Maggi et du lait Nido que le
groupe fabriquait dans son usine implantée en 2012 à Kinshasa, pour un
investissement de 13 millions d’euros, n’étaient pas compétitifs face à ceux
proposés par ses concurrents locaux. Une étude publiée en 2016 par le cabinet
d’audit et de conseil Deloitte avait pourtant fait ressortir que les
consommateurs africains affichent une nette préférence pour les marques locales
abordables en ce qui concerne les produits alimentaires, tandis qu’ils
perçoivent les marques internationales de prêt-à-porter et de cosmétiques comme
un plus grand gage de qualité et d¹innovation.
Intitulée
«La consommation en Afrique : le marché du XXIème siècle», cette
étude a également recommandé aux géants internationaux des biens de
consommation d’élaborer des modèles opérationnels spécifiques aux marchés
africains, tout en mettant en garde contre la vision selon laquelle le
continent constitue un bloc homogène. «Continent aux multiples facettes,
l’Afrique demeure aussi complexe que contrastée mais offre des opportunités à
ceux qui sont prêts à adapter leurs modèles opérationnels à la région. Etant
donnée la diversité des populations en Afrique, il est peu probable que des
stratégies élaborées pour l’ensemble du continent produisent les résultats
attendus. Une approche spécifique par pays pouvant s’avérer coûteuse, des
stratégies spécifiques aux groupes de population constitueraient une option
rentable», ont souligné les auteurs de l’étude.
«L’adaptation des prix pour prendre en
compte le pouvoir d’achat local ou la création de marques locales adaptées aux
goûts locaux peuvent également s’avérer des choix judicieux», ont-ils
ajouté.
Dans
ce cadre, Fan Milk, la filiale ghanéenne du groupe français de produits
laitiers Danone, a trouvé une bonne recette l’année dernière : elle a
lancé en juin 2017 un yaourt à boire crémeux et enrichi en calcium,
spécialement conçu pour l'Afrique de l’Ouest. Baptisé FanMaxx, ce yaourt
proposé en format de 330 millilitres bénéficie d’une duré de conservation de
quatre mois, ce qui permet au groupe d’exporter ce produit vers les autres pays
des pays d’Afrique de l’Ouest et de mieux gérer l’approvisionnement des
commerces situés dans les zones rurales. Un exemple à suivre.