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BeIn Sports :
Spéculation et miroir aux alouettes
Comment les coûts des droits sportifs ont été multipliés par 20 ?
© El Watan Magazine/Amel Blidi, jeudi 12 JUILLET 2018
Cela est
désormais entré dans les mœurs. A chaque Coupe du monde de football, les
Algériens s’échangent les astuces pour suivre les matchs sans s’abonner à BeIN
Sports, dont les tarifs sont jugés trop élevés. Cette année, ils se sont
tournés vers les chaînes allemandes qui diffusent en clair la majorité des
matchs.
Fini le
temps où les matchs les plus importants étaient captés puis diffusés par la
Télévision nationale. Implanté dans 43 pays rassemblant près de 60 chaînes,
BeInMediaGroup donne l’impression de venir en conquérant agressif et arrogant.
Toute
qatarie qu’elle soit, l’apparente réussite de BeIN ne se reflète pas sur le
chiffre d’affaires de l’entreprise, repris par les grands médias
internationaux, tant le marché est instable et plein de contradictions.
La baisse
des revenus pétroliers, réduisant notablement les activités du Qatar dans le
monde, fragilise le groupe, qui a du mal à trouver son modèle économique.
A cela s’ajoutent des suspicions de corruption en lien avec l’octroi des droits
de diffusion pour les Coupes du monde de football.
C’est
l’histoire d’un prince qui aimait le foot… Pour comprendre l’évolution de la
chaîne qatarie, il faut revenir à son histoire.
Tout a
commencé lorsque le Cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani prend les commandes du
gouvernement qatari au début des années 90, en renversant son père.
Le nouvel
émir, lui-même fan de foot, espère utiliser le sport, un soft power par
excellence, pour asseoir la puissance du Qatar. Isolé géopolitiquement, il
dépense frénétiquement grâce au fonds souverain d’investissement Qatar Sports
Investment (QSI) dont il est le propriétaire et qui a racheté le Paris
Saint-Germain en 2012.
Logique spéculative
La
spéculation autour des droits sportifs du Mondial débute en 1998, lorsque
Eurosport et Canal + entrent en jeu. Le seul moyen pour regarder les matchs
était alors de se tourner vers les chaînes satellitaires, encore aisément
accessibles.
L’affaire
se corse en 2008, lorsque Sportfive, appartenant au groupe français Lagardère,
se fraye une place dans le terrain de la gestion des droits sportifs grâce à un
accord avec la Confédération africaine de footlball. «En 2009, Sportfive
décroche le budget de la communication de l’opérateur français Orange pour les
quatre prochaines compétitions de la CAN (Coupe d’Afrique des nations). Un an
plus tard, elle reçoit 137 millions de dollars pour les droits TV et
déclare 15,53 millions de dollars de bénéfices. L’accord Sportfive – CAF est
une parfaite réussite si l’on se place sous l’angle des bénéfices spéculatifs»,
explique l’expert en géopolitique et chercheur à l’IRIS, Sébastien Abis.
En 2012,
Sportfive revend les droits Afrique de la Coupe du monde 2014 à Al Jazeera, qui
devient le statut d’agent exclusif pour les droits marketing et médias en
Afrique. Plus question de regarder les matchs sur les chaînes satellitaires,
celles-ci sont désormais cryptées.
Le
commerce de craquage des démodulateurs prospère. Très vite, les prix culminent
à des sommets inatteignables. Le football, qui représentait déjà pour le
gouvernement algérien un enjeu de stabilité politique, veillant jusque-là à
acheter les matchs, devenait inaccessible. La pression monte et l’ENTV
n’hésitera pas, en 2013, à pirater un match qualificatif de la Coupe du monde
de football. Al Jazeera aurait exigé la réouverture de leur bureau permanent à
Alger en contrepartie de la retransmission du match Burkina Faso-Algérie.
Devant la
justice, la chaîne publique algérienne sera condamnée à payer 1,5 million
d’euros au groupe qatari. «Les diffuseurs africains sont les premières victimes
de cette inflation. Les paysages économiques ne permettent pas à beaucoup
d’annonceurs africains de payer des spots TV à dix ou vingt mille euros pour
trente secondes.
Quant aux
chefs d’Etat africains, ils commencent à se fatiguer de devoir mettre
systématiquement la main à la poche pour offrir à leurs concitoyens les matchs
dans lesquels joue leur équipe», souligne Sébastien Abis.
Et de
poursuivre : «En Europe, un tel pouvoir serait partiellement remis en
question par la directive européenne ”Télévision sans frontières”. L’objectif
de cette directive est de renforcer le droit à l’information des
téléspectateurs, en s’assurant que des événements tels que les Jeux olympiques,
la Coupe du monde ou le Championnat d’Europe de football (l’Euro)
soient diffusés par des chaînes de télévision en accès libre et non
exclusivement par des chaînes payantes. En Afrique, il n’existe pas de
réglementation équivalente.»
Pour
autant, les télévisions et les spectateurs ne sont pas au bout de leurs peines.
A la création du réseau BeIN Sports (qui n’est que l’ancienne filiale sportive
d’Al Jazira), en 2014, le montant des droits par saison est multiplié par
vingt. Du jamais-vu dans l’histoire des droits TV du football.
La chaîne
s’implante dans 43 pays, mais ne parvient pas à s’introduire dans les pays
africains qui, face à la montée spectaculaire des prix, sont passés maîtres en
matière de décodage et de système D. Selon les spécialistes, le seul moyen pour
elle de gagner le marché africain serait de sceller un accord avec Canal + qui
y a tenté quelques intrusions.
Mais les
rapports entre les responsables du réseau qatari et ceux du bouquet français se
sont tellement détériorés depuis l’arrivée des Qataris en France, que cela ne
pourrait se conclure de l’immédiat.
Et demain ?
D’ores et
déjà, de nouveaux acteurs avancent leurs pions dans le vaste échiquier de la
commercialisation des droits sportifs. Des invités surprise pourraient
bousculer BeIN.
Le groupe
chinois Startimes, qui édite déjà sept chaînes sportives, a obtenu
l’exclusivité sur le continent noir et pour cinq ans de la diffusion de la
Bundesliga (championnat allemand de première division) et de la Coupe du
monde des clubs. D’un autre côté, les géants d’internet pourraient
bouleverser la donne dans les années à venir. Malgré sa précarité, BeIn sports continue d’acquérir des droits colossaux pour le
marché, comme l’intégralité des Coupes du monde du monde 2018 et 2022.
Le marché
constitue désormais une bulle financière qui ne cesse d’enfler. Selon une étude
du cabinet Deloitte, les droits télévisés sportifs ont été estimés à 24,6
milliards d’euros par an sur le plan mondial, soit une augmentation de 12% en
2015, alors que sur la période 2009-2013, le taux de croissance annuel moyen
n’était que de 5%.
Dans cette
course à l’acquisition de droits, il reste, pour le moment, beaucoup
d’incertitudes. Le match s’annonce haletant.
BeIN en bref
Partout dans le monde BeIn fait des remous
En
Tunisie, en Algérie, au Maroc et en Egypte, beIN Sports est
le seul diffuseur agréé pour la Coupe du monde.
En Algérie, les chaînes sont piratées à la source, par des téléspectateurs achetant
dans le commerce des «démodulateurs» qui cassent le système de cryptage
des diffuseurs.
Le
phénomène est largement répandu au Maghreb : dans la capitale
économique du Maroc, Casablanca, un grand marché populaire considéré comme
«la Mecque du matériel piraté» fait le bonheur des téléspectateurs.
Brandissant le droit des supporters à suivre leur équipe, BeIN Sports est
traîné devant le conseil de la concurrence du Maroc.
Le groupe
audiovisuel qatari est accusé d’abus de position dominante par Palm Production,
société marocaine spécialisée dans l’événementiel. Celle-ci dénonce le
fait que BeIN Sports détienne l’exclusivité des droits de diffusion des grands
événements sportifs sur toute la région Afrique du Nord et Moyen-Orient (MENA).
En Afrique subsaharienne, beIN Sports n’a aucun droit de diffusion.
Ici,
des sociétés privées ont piraté son signal et le revendent à des
téléspectateurs pas forcément au courant qu’ils regardent leur match
favori illégalement. «Canal+ a un quasi-monopole des droits de diffusion
sportifs sur toute l’Afrique francophone subsaharienne, mais des
entreprises font du piratage industriel. Pour eux, c’est gratuit, alors
que nous, on a payé les droits !», affirme Mamadou Mbengue, directeur
du groupe pour le Gabon à l’AFP.
«Cela nous
inquiète car ça impacte notre business. Il y a un risque que ça se
passe comme au Maghreb : qu’à terme, on doive partir. Dans les pays d’Afrique
où les équipes nationales se sont qualifiées pour la Coupe du monde
-Sénégal, Nigeria, Maroc, Tunisie- les chaînes publiques ont toutefois
acheté les droits de diffusion pour les matchs de leur équipe.
Pour sa
part, l’Autorité égyptienne de la concurrence a annoncé avoir réclamé à la
Fédération internationale (FIFA) le droit pour la Télévision nationale de
diffuser 22 rencontres du Mondial-2018, en dénonçant le monopole de la chaîne
beIn.
Dans un
pays de près de 100 millions d’habitants, où le salaire moyen ne dépasse
pas 200 euros, les Egyptiens qui veulent regarder leur équipe nationale,
qualifiée pour la première fois depuis 28 ans, doivent acheter un décodeur pour
1 630 livres (78 euros) et payer plus de 2 000 livres (100
euros) d’abonnement. Dans un communiqué, l’Autorité dit avoir reçu
une plainte, dont elle ne révèle pas l’origine, accusant la FIFA de violer les
règles de la concurrence. «La FIFA a privé la concurrence de beIN de
présenter de meilleures offres aux téléspectateurs égyptiens», avance le
communiqué. Dans plusieurs courriers adressés à la FIFA, l’Autorité a soulevé
la question, mais l’instance internationale «n’a pas coopéré», dit
encore le texte.
L’autorité
égyptienne affirme alors avoir décidé de «contraindre» la FIFA à accorder
les droits de retransmission à la Télévision publique du pays en échange
d’une somme d’argent dont le montant n’a pas été révélé. Elle dit par
ailleurs envisager des démarches en ce sens auprès de
l’Union européenne et de la Suisse, où se trouve le siège de la
FIFA.
Sur les droits sportifs, les géants de
l’internet avancent encore à petits pas…
Leur puissance
financière fait saliver les ligues sportives, mais les géants américains
de l’internet, Amazon, Facebook ou Google en tête, se font encore désirer
dans les droits sportifs, préférant avancer à petits pas, en
particulier sur le football, plutôt qu’investir massivement. Cette
approche est symbolisée par la première apparition du mastodonte
du commerce en ligne Amazon sur la scène footballistique britannique: il a
acquis le 8 juin un lot pour une petite vingtaine de matches, pour un
montant qui, s’il n’a pas été communiqué, devrait être relativement
limité. «Ces lots avaient été invendus dans un premier temps.
C’est une
vraie opportunité pour Amazon, qui s’est présenté pour mener une campagne
de test auprès du public britannique, il y a une approche tactique de leur
part», rappelle Nicolas Reffait, spécialiste médias au cabinet Bearing
Point, à l’AFP.
Le groupe
américain diffuse déjà au Royaume-Uni plusieurs tournois de tennis de premier
plan, dont Wimbledon ou l’US Open, aux droits de diffusion moins élevés
que le football, alors que les téléspectateurs y sont prêts à payer
beaucoup pour suivre les compétitions. «Ils font preuve d’une certaine
prudence en n’allant pas sur les plus gros lots. L’idée semble être de
voir quel peut être l’impact sur les abonnements à leur service Prime, ils
y vont pas à pas», commente Thomas Coudry, analyste médias pour Bryan
Garnier.
Cette
prudence se retrouve sur l’ensemble des investissements des plateformes
internet dans les droits sportifs : si Twitter diffuse aux Etats-Unis des
matchs de NFL, la ligue de football américaine, ou Amazon du hockey sur
glace avec la NHL, il s’agit rarement des lots les plus importants. Car la
structure des droits n’est guère encourageante pour les géants
de l’internet, habitués à penser leur stratégie de manière mondiale et
confrontés pour le sport à des ventes de licences exclusivement sur des
marchés nationaux.
D’autant
que si la diffusion de sports représente le fonds de commerce de chaînes
de télévision comme beIN Sport ou Sky, elle est avant tout pour
les plateformes internet un moyen d’améliorer l’engagement de leur
base d’utilisateurs vis-à-vis de leurs services. Or, les revenus
supplémentaires générés par les abonnés Prime pourraient largement amortir
des investissements importants nécessaires à la retransmission d’une
saison complète de Premier League ou de Ligue 1.
BeIn vs BeOut
En août
2017, en pleine crise diplomatique entre le Qatar et certains pays du
Golfe, l’Arabie Saoudite a lancé un bouquet intitulé Beout Q (être
en dehors du Qatar), détournant en la ridiculisant la marque beIN,
retransmettant «illégalement» l’ensemble des compétitions diffusées par
celle-ci, dont la Coupe du monde 2018. Selon les responsables de ce
bouquet, qui transmet via le satellite Arabsat (26.0 Est),
l’objectif est «de mettre fin au monopole de beIN Sports» moyennant un
tarif annuel de 10 000 dinars.
Sauf que
les «hackers» ont trouvé la parade pour décrypter les chaînes Beout Q, via
des démodulateurs pourvus de la nouvelle norme H265. La FIFA s’est empressée
de réagir en publiant un communiqué sur son site officiel, dénonçant «les
activités illégales» de Beout Q, car elle ne lui a pas donné le droit de
diffuser le tournoi.
La
Confédération africaine (CAF) s’est mise également de la
partie, condamnant «fermement la pratique du piratage audiovisuel
des manifestations sportives» qu’elle a qualifié
de «véritable fléau pour notre industrie». L’Arabie Saoudite, dont les
relations avec le Qatar sont des plus houleuses, a annoncé
avoir confisqué plus de 12 000 dispositifs de piratage à travers le pays.
«L’Arabie Saoudite respecte la question de la protection des
droits intellectuels et les conventions internationales à ce sujet»,
a-t-elle ajouté.
BeIN,
bouquet de chaînes TV basées à Doha, détient les droits particulièrement
onéreux de retransmission de nombreux événements sportifs, dont la Coupe
du monde en Russie (14 juin-15 juillet). Les déclarations du responsable
saoudien sont intervenues, alors que le groupe du Qatar se dit victime
d’une importante opération de piratage à partir de l’Arabie Saoudite.