ECONOMIE- PERSONNALITES- HADDAD
ALI
Algérie : le mystérieux Ali
Haddad, magnat du BTP proche du cercle présidentiel
© Par Farid
Alilat/ Jeune Afrique, vendredi 18 mai
2018
À la
tête de l’un des plus importants groupes algériens de BTP, l’homme d’affaires
proche du cercle présidentiel a étendu son influence à la sphère politique. Et
suscite bien des fantasmes.
La notoriété ? Il s’en
passerait volontiers. Non qu’Ali Haddad ait des choses à cacher, jurent ses
amis. La discrétion est sa seconde nature. Lui-même confesse être un
« grand timide ». Mais comment éviter les projecteurs lorsque l’on
est la star du patronat ? En novembre prochain, l’homme fera face à un
dilemme : briguer un deuxième mandat à la tête du Forum des chefs
d’entreprise (FCE) et embrasser de nouveau la pression qui va avec… ou passer
la main et retrouver un peu de quiétude.
Si lui ne dit mot de ses
intentions, son entourage laisse entendre que le choix est loin d’être évident.
« La présidence du FCE l’a violemment propulsé sur le devant de la scène,
ajoute un jeune patron. L’omniprésence médiatique lui fait prendre des
coups. » En rendre quelques-uns aussi. Jusqu’au KO. L’ancien Premier
ministre Abdelmadjid Tebboune en a fait l’amère expérience.
Les parties de chasse au gros
gibier sont si imprévisibles qu’il n’est pas rare que le chasseur finisse en
proie. Nommé Premier ministre le 24 mai 2017, Abdelmadjid Tebboune se
lance l’été dernier dans une guerre éclair contre « l’argent sale »,
qui, dit-il, a envahi la sphère politique. « En concertation avec le
président », assure le même à ses proches,
l’ordre aurait été donné lors d’une rencontre en tête à tête à Zeralda, à une
trentaine de kilomètres à l’ouest d’Alger, dans la résidence privée d’Abdelaziz
Bouteflika.
Abdelmadjid Tebboune comprend à
la colère du chef de l’État qu’il lui est demandé de faire le ménage chez les
hommes d’affaires. « Pour qui se prennent-ils ? aurait
pesté le premier magistrat. Ils ont dépassé toutes les limites. »
L’instruction est réitérée quelques jours plus tard, en présence cette fois
d’Ahmed Gaïd Salah, vice-ministre de la Défense et chef d’état-major de
l’armée. La même exaspération à chaque fois. Et le même soin de ne désigner
aucune cible explicite. Abdelmadjid Tebboune s’est chargé de traduire.
Les hostilités
sont lancées le 15 juillet. Une cérémonie de remise
de diplômes se tient à l’École supérieure de la sécurité sociale, sur les
hauteurs d’Alger. Tout le gratin algérois s’y presse. Le Premier ministre est
attendu. Ali Haddad est arrivé en avance. Tout comme Abdelmadjid Sidi Saïd, le
secrétaire général de la puissante UGTA, premier syndicat des travailleurs,
très proche du pouvoir. Très vite, un malaise s’installe derrière les sourires
de façade. Le bruit court que le Premier ministre exige le départ d’Ali Haddad
de la cérémonie. Mais nul n’ose en aviser le PDG du groupe ETRHB. C’est
Abdelmadjid Sidi Saïd qui s’en charge. « Si tu pars, je pars avec
toi », ajoute le syndicaliste. La traque peut commencer.
Deux jours plus tard, des mises
en demeure sont adressées à l’ETRHB. Le gouvernement reproche à l’entreprise
d’Ali Haddad ses retards dans l’exécution d’une vingtaine de projets se
chiffrant à 3,4 milliards d’euros. Le businessman répond point par point
dans la presse. Silence de l’exécutif. Mais en parallèle, Abdelmadjid Tebboune
et son entourage se répandent en
confidences sur le train de vie des « oligarques », ce
terme désormais utilisé pour disqualifier ceux qui gravitent autour du
président du FCE. Le Premier ministre reçoit à tour de bras dans son bureau. À
ses convives, il se plaint des largesses supposées dont auraient bénéficié les
hommes d’affaires proches de Haddad. Stupeur et colère du principal intéressé.
La disgrâce est en marche. Sous
le couvert de l’anonymat, une partie de la nomenklatura algérienne se délecte
de la chute programmée du golden boy. « Ce n’est
qu’une question de semaines, voire de jours », croit savoir un diplomate.
D’aucuns lui prédisent le même sort que Rafik Khalifa, cet ancien milliardaire
qui a connu gloire et fortune au début des années 2000, avec la bénédiction du
pouvoir, et qui croupit désormais en prison pour malversations. Mais Ali Haddad
connaît son histoire. Et le natif d’Azeffoun, village côtier de Kabylie, a
appris à se défendre.
Le président du FCE
contre-attaque. À ses côtés, deux fidèles alliés : Abdelmadjid Sidi Saïd
et surtout Saïd Bouteflika, l’influent conseiller spécial et frère du chef de
l’État. La première humiliation est infligée à Abdelmadjid Tebboune le 30 juillet.
L’Algérie enterre Redha Malek, ancien dirigeant du FLN et négociateur des
accords d’Évian. Devant la dépouille, au carré des martyrs du cimetière
d’El Alia, Saïd Bouteflika et Ali Haddad s’affichent côte à côte. La
complicité est évidente, entre éclats de rire et échanges amicaux sous l’œil
des caméras.
À deux mètres, Abdelmadjid
Tebboune affiche une mine déconfite. Inséparables, Saïd Bouteflika et Ali
Haddad repartent dans la même voiture après les obsèques. La scène vaut mille
mots. Pour le Premier ministre. Pour l’opinion publique. Le pouvoir protège
l’allié Haddad du serviteur Tebboune. Quinze jours plus tard, ce dernier est
limogé sans ménagement. À peine trois mois après sa nomination. Le chasseur est
devenu la proie.
Bien sûr, le bras de fer engagé
par l’ancien Premier ministre contre Ali Haddad n’est pas l’unique raison de
son limogeage. Une rencontre en catimini avec son homologue français Édouard
Philippe le 7 août à Paris avait déjà entamé son crédit auprès de la
présidence. Malgré tout, l’épisode forge une légende : celle de
l’intouchable Ali Haddad. C’est que l’Histoire semble se répéter. Quelques mois
auparavant, un différend protocolaire entre l’homme d’affaires et un autre
Premier ministre, Abdelmalek Sellal, s’était aussi soldé par le départ du second.
Chaque fois que la vox populi prédit sa chute, Ali Haddad triomphe de son
adversaire. L’influence qui lui est prêtée est désormais sans limites.
De lui, on dit beaucoup de
choses. Il nommerait des ministres. Aurait son mot à dire sur la promotion de
préfets. Placerait ses hommes au cœur des centres de décision. Ali Haddad
serait consulté par Saïd Bouteflika à chaque remaniement. Il organiserait des
rendez-vous entre hommes d’affaires et ministres. Rassurerait certains sur leur
maintien quand il indiquerait à d’autres la porte de sortie. L’ancien président
de la Fédération algérienne de football Mohamed Raouraoua, par exemple. C’est
Ali Haddad qui lui aurait intimé l’ordre de quitter son poste, en se présentant
alors comme l’émissaire de Saïd Bouteflika.
Si de tels pouvoirs lui sont
prêtés, c’est sans doute en raison de l’opacité qui entoure la gestion des
affaires de l’État. La relation étroite qu’entretient Ali Haddad avec les
décideurs intrigue. C’est que, en plus d’être un intime de Saïd Bouteflika et
de connaître depuis des années Abdelmalek Sellal ou l’actuel Premier ministre
Ahmed Ouyahia, Ali Haddad est un allié indéfectible du chef de l’État, dont il
a financé, comme d’autres membres du FCE, les campagnes électorales. Lui sourit
des spéculations sur son entregent, purs fantasmes, à en croire ses proches.
« C’est vrai qu’Ali a
entretenu une grande amitié avec Abdelmalek Sellal, admet l’un de ses amis. Il
a pu être consulté pour la nomination de certains cadres. Mais on lui demandait
juste un avis. De là à croire qu’il fait et défait les carrières de ministres,
c’est lui prêter une influence qu’il n’a pas. »
Le patron de l’ETRHB assume en
tout cas ses amitiés. Il leur doit une partie de sa réussite et ne s’en cache
pas. La fréquentation des hommes du président lui ouvre des portes et, jurent
certains, lui permet de siphonner les marchés publics, d’éliminer ses
concurrents ou d’obtenir plus facilement des emprunts. « Haddad est une
créature de la commande publique associée au pouvoir, décrypte un initié du
sérail. Son groupe dépend exclusivement de cette commande. Si celle-ci se
raréfie, il disparaît avec. Il n’a pas pris l’escalier de la réussite, mais carrément
l’ascenseur. » Les accusations de favoritisme ou de prédation ulcèrent le
principal intéressé.
Le pire ? Les doutes sur
la solidité de son groupe. Il ne répond jamais directement aux mises en cause.
Ses amis s’en chargent pour lui. « Ali s’est fait des ennemis en faisant
de la politique, analyse l’un d’eux. Tout le monde travaille avec l’argent public
et l’argent des banques. Combien de chefs d’entreprise ont reçu des sommes
faramineuses, comme lui, sans connaître la même réussite ? Il ne doit
celle-ci qu’à ses efforts et son sérieux. »
« Diplomatie parallèle,
oligarchie, influence politique, des foutaises tout cela, récuse un autre. Les
commandes publiques ? C’est toute la structure de notre économie qui en
dépend. La puissance ? Si tel était le cas, son groupe de médias
croulerait sous la pub. Il n’en est rien. Sa proximité avec le pouvoir ?
Il n’est pas interdit d’en être l’allié. Est-ce que Haddad a écrasé ses
adversaires ou leur a chipé des marchés ? Si cela était avéré, nos
concurrents étrangers auraient contesté ou protesté. En Algérie, la réussite
est suspecte. On croit qu’il est impossible de réussir sans avoir un général,
un ministre ou un président devant, derrière ou à ses côtés. »
La défiance à l’égard d’Ali
Haddad et de ses affaires est amplifiée par son profil atypique dans le
paysage des businessmen algériens. À la fin des années 1980, alors que ses
camarades héritent d’affaires déjà lucratives, lui, le cadet d’une fratrie de
six garçons et deux filles, lance sa petite entreprise de BTP avec une
brouette, une pelle et un ouvrier. Trente années plus tard, à 53 ans, le
voilà à la tête d’un conglomérat dont les activités vont du BTP aux médias en
passant par le sport, l’hôtellerie et le tourisme, le transport, l’industrie
pharmaceutique ou encore l’hydraulique.
En plus de diriger ce groupe
tentaculaire, ce père de trois enfants préside le FCE depuis
novembre 2014. Une récompense pour avoir assuré le soutien du syndicat
patronal au quatrième mandat d’Abdelaziz Bouteflika. « À vrai dire, il ne
voulait pas de cette responsabilité », assure un témoin de l’époque. Ses
« amis » lui auraient forcé la main. Le FCE compte
7 000 entreprises brassant plus de 30 milliards d’euros de
chiffre d’affaires. La fonction de président le met dans la lumière. Et
l’expose.
De ses discours, ses
détracteurs moquent les hésitations et autres approximations linguistiques.
« Ali a deux problèmes : l’élite francophone et les opposants à
Bouteflika, tranche un ancien ministre qui le qualifie d’ami. C’est très mal le
connaître que de penser qu’il serait un joujou entre les mains d’autrui. »
Ali Haddad s’en soucie comme d’une guigne. « Les critiques glissent sur
lui, note l’un de ses intimes. Il parle sans filtre et évolue sans filet parce
qu’il est comme ça dans la vie de tous les jours. Non seulement il n’a pas
d’états d’âme, mais son cuir s’est tanné au fil des ans. Atteint et affecté par
les attaques ? Peut-être parfois. Mais il en faut beaucoup plus pour le
déstabiliser. » Pour l’heure, le patron de l’ETRHB a résisté à toutes les
bourrasques. Ses adversaires sont prévenus.
L’homme est d’ordinaire
pudique. Mais quand il évoque son groupe, Ali Haddad se fait lyrique.
« L’ETRHB, c’est l’amour de ma vie », confie-t‑il en privé.
L’idylle dure depuis trente ans. L’Entreprise des travaux routiers,
hydrauliques et bâtiments, créée en 1988, emploie aujourd’hui quelque
15 000 salariés.
« Mon premier contrat,
c’était la construction de trottoirs en Kabylie », se rappelle l’homme
d’affaires. Aujourd’hui, le groupe se déploie toujours dans le BTP, mais aussi
dans le sport, l’hôtellerie, le transport, l’industrie pharmaceutique ou les
médias. Le conglomérat revendique un chiffre d’affaires de 768 millions
d’euros pour l’exercice 2017.