CULTURE- BIBLIOTHEQUE D’ALMANACH- ESSAI KAPLAN ALICE- « EN
QUÊTE DE L’ETRANGER »
En quête de l’Etranger. Essai de Alice
Kaplan (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Patrick Hersant). Barzakh Editions, Alger 2018 (en anglais
, Presses universitaires de Chicago, 2016 et Gallimard, 2016) , 1 000
dinars, 332 pages.
Journaliste, militant, écrivain, homme de théâtre, amant,
brièvement époux, fils de sa mère, enfant de son quartier miséreux : à
vingt-cinq ans, Camus a déjà tenu bien des rôles. Pas une seule fois « le
même visage pour deux êtres ». Tout le problème est là, affirme l’auteure.
C’est ce qui rend difficile les recherches, impossible des conclusions et
délicate la description. De Camus , mais aussi et
surtout des personnages du roman en question.
Le livre aura connu le succès . A 2011, il s’est déjà vendu à 10, 3 millions
d’ exemplaires rien que pour les seules éditions françaises....talonnant
ainsi « le Petit prince ».....Soixante traductions en d’autres
langues, dont deux en arabe, au Liban et en Egypte.....Le livre transformé en chanson....en
film....Et, les œuvres ,qui lui sont consacrées se comptent par dizaines,
connaissent (à l’exemple de celle d’Edward Said, qui
en fait une lecture plus politique –celle d’un monde colonial brutal - que philosophique, écartant toute lecture
« existentialiste ».....celle de Kamel Daoud), elles aussi, le succès.Garanti !
Aujourd’hui encore, « l’Etranger » reste à
déchiffrer, chacun y allant de son interprétation.La
littéraire, la politique, la sociale, la philosophique, ..... Et, même les (re-) lectures mutltipliées
ne résoudront pas le problème. Cela est ,sans doute,
très lié à la personnalité même de son auteur, lui-même un homme assez « compliqué ». En
fait, simplement un « artisan de la littérature » qui a « foi
dans les vertus du remaniement » et qui, à l’inverse de Sartre, a plus de
talent que de génie (ils sont qualifiés , les deux , d’ « ennemis
intimes » : Camus avait soutenu, dans un article que Sartre est plus
un philosophe qu’un romancier....et Sartre avait déclaré que Camus est bien
meilleur romancier qu’il n‘est philosophe.....). Le démarrage est difficile. Il a beau ciseler des phrases splendides
, le roman ne parvient pas à se modeler. Il travaille à partir de
souvenirs d’enfance et de jeunesse, de lectures passées, de spectacles vus, de
petits bouts de papier, de rencontres, d’autres manuscrits, d’images et de
pensées couchées sur le papier.....Il travaille, en fait, et c’est ce que fait ressortir l’auteure de l’essai
(qui a entrepris , en « détective manquée ») , une longue
enquête sur le terrain à Alger et à Oran ), comme le « grand-reporter de
presse » et le correspondant judiciaire
qu’il a été à ses débuts. A l’écoute de son ressenti, de son
environnement et des réalités sociétales......tout particulièrement les
conflits latents ou révélés entre les communautés européenne (surtout la classe
ouvrière des Européens d’Alger...les « petits blancs d’Algérie » ) et « arabe ». Avec un peu, un tout petit
peu, d’aversion pour la violence
coloniale.
Heureusement, l’effort apporte toujours un gain quel qu’il
soit. Et, peu à peu, « L’Etranger » va devenir un roman écrit..... « sans
le savoir », un livre « trouvé en lui »....sur le cadavre d’un
autre projet ,
abandonné en cours de route, au stade de manuscrit , « La Mort
heureuse ».....et en passant par un essai sur l’absurde , « Le mythe
de Sisyphe ». L’idée d’une œuvre de
fiction qui se trouverait à l’intérieur du créateur ,
attendant d’être découverte, est un « élément clé du crédo moderniste en
général et de la poétique de Camus en particulier......Proust décrit cette même
idée dans « Le Temps
retrouvé .... »
« L’Etranger » est terminé le 1er mai 1940
« au sortir d’une nuit blanche ». Le manuscrit ne parvient chez un imprimeur que le 1er
avril 1942......Le 21 avril, il est édité et
diffusé à 4 400 exemplaires (collection Blanche, classique de la
NRF/Gallimard) . Dès novembre, il est épuisé. D’autres
tirages ....Et, en 1957, le Prix
Nobel de littérature pour l’auteur....... du roman « le plus
célèbre ».
L’Auteure : Phd
en littérature française de l’Université de Yale (Etats-Unis), enseignante,
écrivaine et chercheuse . Des travaux portant sur
l’autobiographie, les mémoires, la théorie de la traduction, la littéraure de langue française du XXè
siècle. Plusieurs publications dont « Trois américaines à Paris :
Jacqueline Bouvier Kennedy, Susan Sontag, Angela Davis », en 2012
(Gallimard). A séjourné en Algérie (Alger, Oran....) en mai 2018 afin de
présenter son ouvrage et d’en débattre avec le public.
Extraits : « Aussi longtemps
qu’il y aura des lecteurs de roman, « L’Etranger » continuera de
vivre : quel auteur peut rêver d’une si longue vie ? » (p 11),
« Première leçon d’écrivain- l’idée, chère aux modernistes, qu’il y a plus
de force dans le montrer que dans le dire, plus d’émotion dans le silence que
dans la parole » (p 27), « D’où vient que savoir rester seul à
Paris un an dans une chambre pauvre apprend plus à l’homme que cent salons
littéraires et quarante ans d’expérience de la « vie parisienne ».
C’est une chose dure, affreuse, parfois torturante, et toujours si près de la
folie. Mais dans ce voisinage, la qualité d’un homme doit se tremper et
s’affirmer –ou périr. Mais si elle périt, c’est qu’elle n’était pas assez forte
pour vivre » ( Albert Camus, Carnets, p 91),
Avis : Sacré Camus, il n’arrête pas (comme son
roman) , sinon
de passionner, du moins d’attirer.Une analyse
fouillée et de grande qualité .....et une autre théorie (celle-ci, à mon
avis, « anecdotique » et
littéraire, s’intéressant bien plus à la vie européenne de l’époque, à Alger, Oran et Paris, qu’au contexte colonial.....encore que,
peut-être, A. Camus n’avait pas osé dépasser la « ligne rouge »
permise par sa communauté « pied-noir » ) sur la question.Il
est vrai, que l’ « on ne fait pas la même lecture de « L’Etranger »
selon que l’on est américain, français ou algérien » (K. Daoud)....ou
selon que l’on est étudiant, enseignant, écrivain, critique, historien...ou
....A lire et ,surtout, ne vous découragez pas devant la masse de détails.
Citations : « Pour qui aime la littérature,
les livres sont des êtres vivants : les livres ont une vie propre. Ils
s’éveillent à la vie à mesure qu’on les lit, et restent vivants longtemps après
qu’on en a refermé la dernière page » (p 8), « Aucun auteur, aussi
puissant et influent soit-il, n’est en mesure de contrôler le destin de son
œuvre. Le moment vient toujours où le roman , échappant à son emprise, poursuit
seul sa route vers l’inconnu » (p 11), « Réduire un homme à un simple
qualificatif ethnique lui permet de signifier le racisme sans avoir à
l’expliquer » (p 59), « Nous sommes tous des condamnés à mort, mais
certains de nous ont plus de temps que d’autres » (p 115) , « La
publication d’un livre s’accompagne presque toujours , chez l’écrivain, d’une
sensation de dépossession ; l’ouvrage imprimé lui vaut une dépression
post-natale.....Il pleure sa propre mort, la mort de l’auteur, premier moteur
de son livre » (p 163), « Un roman peut exister sans avoir rien
à prouver » (J-P Sartre, commentant « L’Etranger », p 179) ,
« Mentir, ce n‘est pas seulement dire ce qui n’est pas, c’est aussi
accepter de dire plus qu’on ne sait, la plupart du temps pour se conformer à la
société « (A. Camus commentant ,pour E. Roblès, le personnage de Meursault, p 219)