|
"Printemps noir" - Temlali Yassine (II/II)
Date de création: 14-06-2018 09:46
Dernière mise à jour: 14-06-2018 09:46
Lu: 1464 fois
VIE POLITIQUE- ETUDES ET ANALYSES- « PRINTEMPS NOIR »- TEMLALI YASSINE (II/II)
La révolte du "Printemps noir", ou l'histoire d'un gâchis
© Temlali Yassine, 19 avril 2016 (déjà paru en 2013)
A Alger, le 5 juin 2001
Tout en reconnaissant l'importance sociale des comités de villages, le FFS leur a dénié toute prétention politique, allant jusqu'à accuser la Coordination d'être à la solde d'un clan occulte du pouvoir (la sécurité militaire) et d'être une greffe maligne sur le corps sain du «mouvement citoyen» (22). Le RCD, dont la rédemption aux yeux de la population était une opération un peu plus laborieuse, a préféré, lui, soutenir cette coordination sans la moindre réserve. Ce mariage contre raison a surtout fonctionné dans le contexte de reflux de la mobilisation de la population.
La principale mission de la coordination était, au départ, de mettre fin à la confrontation entre les jeunes émeutiers et les gendarmes et d'affirmer le «caractère pacifique» de la contestation. Il n'empêche que, dans leur désir de reconnaissance par les jeunes, les délégués se sont souvent mis dangereusement à leur diapason, comme le prouve un sidérant appel de la coordination de Tizi-Ouzou, en décembre 2001, à organiser des sit-in devant les brigades de gendarmerie.
Les limites des nouvelles élites «locales»
La coordination de Kabylie a affirmé régulièrement la dimension nationale de la contestation et s'est démarquée du discours «autonomiste» du MAK. Cependant, son ancrage trop local n'allait pas tarder à être la source d'un nouveau décalage entre elle et les jeunes.
L'expression la plus frappante de ce décalage se trouve dans la plate-forme d'El-Kseur. Celle-ci dénonce, certes, les «politiques de sous-développement, de paupérisation et de clochardisation du peuple algérien» mais les revendications socio-économiques qu'elle comporte se résument à deux : celle, abstraite, d'un «Etat garantissant tous les droits socio-économiques» et celle d'une allocation-chômage à hauteur de 50% du SMIG pour les demandeurs d'emplois.
Ces revendications, bien sommaires et parcellaires, ont fini elles-mêmes par être reléguées au second plan dans l'action de la coordination. Elles ont été supplantées pendant la première année des émeutes par la revendication du départ de la gendarmerie de la région. Avec le reflux du vent d'émeutes - qui s'est progressivement traduit par une certaine invisibilité médiatique des jeunes émeutiers -, les motivations sociales de la révolte des marginaux ont fini par être complètement oubliées.
Le reflux de la contestation a plus généralement renforcé le caractère local du mouvement, dont les germes se trouvaient dans la plate-forme d'El-Kseur sous la forme de la revendication d'un «plan de développement spécial pour la Kabylie». Moins soumise à la pression des émeutiers, la direction du mouvement a pris peu à peu la voie de garage d'un repli quasi ethniciste. Elle n'avait plus de perspective nationale que le «rejet du système dans son ensemble» et de discours que le «refus du dialogue avec le pouvoir assassin».
Ce repli a évidemment été aggravé par le recul de la contestation au niveau national. Dans les autres régions, les jacqueries ont été traitées par le gouvernement avec infiniment plus de facilité. Celui-ci y disposait en fait non seulement de l'argument de la matraque et de l'effrayant souvenir des années de terreur (les années 1990), mais aussi de relais efficaces (associations de la «société civile», notables acquis aux partis officiels, etc.)
Repli communautaire ?
Les conséquences de ce repli ont été l'enfermement dans une logique franchement communautaire. Les manifestations de cette logique sont légion. Les candidats aux élections législatives et communales ont été mis en quarantaine dans leurs localités. L'électeur kabyle était, lui, invité à se comporter, non pas comme citoyen algérien mais comme un membre de sa communauté, la Kabylie : il devait boycotter le scrutin.
Quant aux grèves cycliques, proclamées par la Coordination, elles devaient être impérativement observées ; tout comportement réfractaire était assimilé, sans autre forme de procès, à une «trahison». Pareilles actions souvent imposées - et les troubles auxquels elles donnaient lieu - ont fait le vide autour de la Coordination. La désolidarisation progressive de plusieurs catégories de la population des émeutiers pourrait s'expliquer par leur crainte de ces débordements dangereux du champ de la marginalité sur les activités sociales intégrées au système (travail salarié, commerce, etc.).
Ce repli communautaire a aggravé les dysfonctionnements de la coordination de Kabylie. Au sein de cette coordination, plusieurs défenseurs d'une stratégie «raisonnable» de valorisation des acquis du mouvement et de «négociation intelligente sous la pression de la rue» ont été marginalisés. Le débat contradictoire était presque impossible à cause de la règle de «prise des décisions par consensus».
Cette règle reproduisait le fonctionnement des anciennes assemblées de villages kabyles ; elle a souvent paralysé la Coordination dans des moments décisifs. Quant au principe d'une «direction tournante» du mouvement, elle a ajouté à la confusion du discours de la Coordination, sans toutefois empêcher que quelques délégués, particulièrement sollicités par la presse pour donner leur «point de vue personnel», deviennent le véritable «bureau politique» de cette direction.
Au niveau politique, la coordination n'a pas réussi à valoriser les concessions forcées du gouvernement pour en faire des victoires sur la voie d'une lutte de longue haleine. Or, ces concessions étaient considérables (reconnaissance de la langue berbère, fermeture de 14 brigades de gendarmerie...). Elles ont été mises en valeur, en revanche, par le gouvernement afin d'isoler la Kabylie du reste du pays, d'un côté, et d'isoler la Coordination de la population, de l'autre.
La Coordination a également échoué à empêcher le déroulement des élections législatives en Kabylie autrement que par la force, par la mobilisation d'émeutiers, aguerris par des mois de combats des rues. Les assemblées municipales issues des élections du 10 octobre ont été installées même si cela s'est parfois déroulé sous les quolibets de quelques dizaines de manifestants.
Malgré ces échecs, la direction de la Coordination a continué à juger que le pouvoir était «moribond», à un moment où celui-ci réussissait à contenir les émeutes dans les autres wilayas et disposait d'une réserve financière considérable pour acheter la paix sociale le cas échéant. Cette erreur d'appréciation lui a été fatale.
Inexpérience de la direction du «Mouvement citoyen»
Profitant de l'inexpérience de la coordination et de la baisse de la mobilisation populaire autour d'elle, le régime avait toute latitude pour manœuvrer afin de la diviser tout en se montrant «ouvert au dialogue». Il a patiemment attendu son heure pour donner l'assaut final en procédant à l'arrestation de ses principaux dirigeants. Il a réussi ainsi non seulement à la réduire mais aussi à l'engager dans une épuisante bataille pour la libération des détenus.
Une des conséquences de cette répression a été l'amenuisement de la référence à la plate-forme d'El-Kseur dans le discours de la Coordination, ce qui permet au gouvernement d'éluder la question de la solution politique à la crise en Kabylie.
L'échec de la coordination et son isolement politique grandissant de la population juvénile l'ont poussée dans les bras de la «mouvance républicaine», menée principalement par le RCD.
Compromise par son soutien au régime pendant les années 1990, cette mouvance espère trouver en cette coordination un partenaire qui redorerait son blason. Le rapprochement de la coordination avec le «camp républicain» a inauguré l'intégration d'une partie de ses membres les plus médiatisés dans les élites politiques traditionnelles. Il est significatif qu'après avoir longtemps refusé «l'immixtion des partis dans le mouvement citoyen», la direction de ce mouvement prône aujourd'hui l'ouverture aux «formations politiques qui soutiennent la contestation».
La tentation régionaliste
L'affaiblissement de la coordination a exacerbé les aspects régionalistes de son discours et approfondi sa rupture avec la réalité politique du reste du pays. Dix années de guerre civile, de terreur et de contre-terreur sont ainsi réduites à une «guerre entre le pouvoir et les islamistes» dans la bouche de l'animateur le plus médiatique de cette Coordination, Belaïd Abrika, pour qui «le reste du pays n'a pas subi ce qu'a subi la Kabylie» (23).
La doctrine politique de la coordination est ainsi sous-tendue d'une perception quasi messianique du rôle de la Kabylie dans la «libération démocratique» du pays. Sans adhérer à la revendication d'autonomie de la Kabylie, son discours ambigu en favorise objectivement l'émergence.
Structurellement, cette perception messianique est celle-là même qui fonde l'idéologie du MAK, à cette différence près que ce dernier en tire une pratique politique inverse : si pour la Coordination la Kabylie est le «fer de lance» de la lutte contre le régime, pour le MAK, elle devrait justement se concentrer sur ses «propres problèmes» dans le cadre d'une autonomie régionale qui serait, plus tard, un modèle pour le reste du pays.
Il est peu probable que le mouvement autonomiste acquière une grande audience en Kabylie, vu l'insertion nationale de la bourgeoisie de cette région et les forts liens migratoires qu'elle entretient avec le reste du pays. Cependant, l'exaltation rituelle d'une «Kabylie abandonnée à son sort par les autres régions» à laquelle se livre le MAK pourrait renforcer le poids de la petite élite autonomiste.
Les appels à protéger les «Kabyles» du régime, adressés au Parlement européen et aux instances internationales sont un début de remise en cause de l'appartenance de la Kabylie à la nation algérienne. Ils sont le prélude à la naissance d'une «cause kabyle» que le MAK voudrait «internationaliser». Cette nouvelle cause serait de par son caractère anti-irrédentiste une coupure totale avec l'histoire du Mouvement culturel berbère. Plus grave encore, elle serait une rupture avec le processus de construction de la nation algérienne.
L'échec de la révolte par l'émeute
La révolte de la Kabylie a été un signe fort d'un réveil du mouvement social qui a mis fin à une décennie de chape de plomb autoritaire, justifiée par la «lutte antiterroriste». Elle a eu des répliques violentes dans les autres régions (24), parfaisant le décor d'un séisme national qui aurait pu, en d'autres circonstances, être le point de départ d'un véritable bouleversement politique. Elle a posé pour la première fois dans des termes violents le problème de la représentation de la Kabylie, irrésolu depuis l'indépendance. Elle a mis à nu, sous une forme brutale, l'absence de médiations entre le pouvoir et la société.
Mais la révolte kabyle a échoué à bousculer le régime, malgré des victoires réelles qui n'ont pas été assez bien valorisées par la direction du «mouvement citoyen». Elle a fini par sombrer dans des troubles épisodiques et minoritaires. Aucun gendarme accusé d'assassinat n'a été jugé publiquement. Aucun ministre ni wali n'a dû démissionner.
Cet échec est celui de la révolte par l'émeute : «Un pays qui entre dans un processus durable d'émeutes est forcément déstructuré» (25), explique Hocine Zehouane, vice-président de la Ligue algérienne de défense des droits de l'homme. Autrement dit, le champ de la marginalité ne peut être le moteur d'un changement politique considérable quand il ne rencontre que des mouvements sociaux affaiblis et le vide sidéral de l'inaction des «partis démocratiques».
Les émeutes de Kabylie n'ont pas, en effet, correspondu à un moment d'essor des mouvements sociaux qui auraient pu en prendre le relais. Elles n'ont pas non plus coïncidé avec une forte division du régime, qui aurait pu en faire le prétexte d'un changement politique majeur, comme en octobre 1988.
Le régime est sorti indemne d'une instabilité qui aura duré deux ans. Il n'a pas manque d'utiliser l'échec de la contestation sociale pour continuer sa politique anti-démocratique et anti-sociale. Les deux dernières années d'émeutes ont été, paradoxalement, celles d'une libéralisation effrénée de l'économie et du maintien de la poigne de fer autoritaire sur la société.
(*) Cet article a été publié dans le numéro 45 de la revue Confluences Méditerranée (2003). Nous le republions ici à l'occasion du 15e anniversaire du "Printemps noir".
Notes
(1) Selon le rapport de la Commission d'enquête officielle, présidée par le Pr Mohand Issad, « la gendarmerie a rendu public un communiqué dans lequel elle déclare que le défunt avait été interpellé "suite à une agression suivie de vol" ».
(2) Interview du vice-président du RCD, Djamel Fardjallah, publié dans le journal électronique Algeria Interface, le 14 juin 2001.
(3) Cette plate-forme a été adoptée le 11 juin 2001.
(4) Une motion du Parlement européen a même évoqué l'existence d'un « peuple kabyle ».
(5) Il n'y a qu'à examiner la liste des hauts gradés de l'armée originaires de Kabylie.
(6) Lire l'article d'un spécialiste de la Kabylie, Hugh Roberts : «A propos de la djemaâ et de la Kabylie" publié sur le site d'Algeria Watch.
(7) Idem.
(8) Adresse d'Abdelaziz Bouteflika à la nation le 29 avril 2001.
(9) Alger (1984), Constantine et Sétif (1986), émeutes d'octobre 1988, etc.
(10) Larbaâ Nath Irathen, Aïn El Hammam Azazga, Mekla en Grande Kabylie ; Akbou, el Kseur, Sidi Aïch en petite Kabylie.
(11) Saïd Chikhi, « Algérie : du soulèvement populaire d'octobre 1988 aux contestations des travailleurs », in « Mouvement social et modernité », ouvrage collectif, Naqd/SARP, Alger, mars 2001.
(12) Les années 90 ont été la décennie de la liquidation du secteur public. Entre 1994 et 1997, un millier de sociétés publiques ont été dissoutes.
(13) Les licenciements ont élargi la carte de la pauvreté. Les sources officielles reconnaissent que 12 millions d'Algériens sur 30 vivent au-dessous du seuil de pauvreté.
(14) Quelques jours après le début des émeutes, le président de la république a annoncé un plan de soutien à la relance économique de 7 milliards de dollars.
(15) Interview publiée dans Algeria Interface, en mai 2002.
(16) "La révolte par l'émeute pour le péril jeune", article publié Algeria Interface, le 21 juin 2002.
(17) «[Les] jeunes rejettent les valeurs du passé et ne veulent pas vivre comme leurs parents. Ils sont complètement acquis à la consommation de masse et leur imaginaire est tourné vers Paris et Naples qui les fascinent plus qu'Alger ou Le Caire. » Saïd Chikhi, « Algérie : du soulèvement populaire d'octobre 1988 aux contestations des travailleurs », in « Mouvement social et modernité », ouvrage collectif, Naqd/SARP, Alger, mars 2001.
(18) Voir la note n°6
(19) Interview publiée dans Algeria Interface, en mai 2002.
(20) La coordination est constituée essentiellement des délégués de Tizi Ouzou, Bejaïa, Boumerdès et Bouira. Des wilayas partiellement berbérophones comme Sétif y étaient représentées avant de se retirer.
(21) Le syndicat de l'enseignement de la wilaya de Béjaïa par exemple.
(22) Interview de l'ancien premier secrétaire du FFS, Ahmed Djeddaï, publiée dans Algeria Interface en septembre 2002.
(23) Interview publiée dans Algeria Interface, le 20 décembre 2001.
(24) Les émeutes ont touché, selon la presse, 40 départements sur 48.
(25) Hocine Zehouane, interview publiée dans le journal en ligne Algeria Interface, le 24 septembre 2002. |
|