VIE POLITIQUE – ETUDES ET ANALYSES – POUVOIRS -PRINTEMPS ARABES- LE SOIR D’ALGERIE/BELHIMER AMMAR
© Par Ammar Belhimer
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Qu’arrive-t-il aux jeunes pouvoirs issus du «printemps arabe» ? Pourquoi peinent-ils à se stabiliser ? Ont-ils réellement un avenir ? C’est à ces épineuses questions que tente de répondre une récente étude américaine(*). Les nouveaux pouvoirs arabes ne sont pas indemnes de reproches pour cette première raison que les révolutions n’ont pas toujours enfanté des démocrates : «De nombreux premiers dirigeants élus des nouvelles démocraties à travers le monde ont continué à gouverner comme des quasi-dictateurs (…) Une fois aux commandes, les militants de l'opposition nouvellement élus se transforment souvent en autocrates, bafouant les jeunes démocraties, dont les institutions ne sont pas encore assez fortes», écrit l’auteur de l’étude, Joshua Kurlantzick. Cependant, précise Joshua Kurlantzick, et c’est là l’intérêt de son propos, «les autocrates élus ne sont pas les seuls à blâmer pour les régressions démocratiques comme celle que nous observons en Égypte » où un Morsi s’est imposé dans le rôle d’un plébéien qui manque de charisme et échoué à convaincre de larges pans urbains de la société. Le coupable : les classes moyennes. Pourquoi ? Parce que «tout en étant convaincues qu'elles protègent réellement la démocratie, elles semblent souvent prêtes à utiliser pratiquement n'importe quel moyen pour renverser les présidents et les premiers ministres impopulaires». La pertinence du propos dépasse le seul contexte égyptien. Ainsi, d’après l’auteur, près de la moitié des coups d'État militaires fomentés au cours des 20 dernières années dans le monde ont bénéficié du soutien de la classe moyenne. Cette même partie de la société s’est également, dans de nombreux pays, tournée vers les tribunaux pour annuler des élections, ou organisé des manifestations de rue violentes visant à créer autant d'instabilité que nécessaire pour que le gouvernement tombe. «Malheureusement, en utilisant des moyens anticonstitutionnels pour évincer les dirigeants démocratiquement élus, ces mêmes acteurs perpétuent un cycle dangereux.» Et font reculer la démocratie. Selon l’ONG américaine Freedom House, la liberté dans le monde a reculé en 2012 pour la septième année consécutive, soit un déclin sans précédent. S’agissant du monde arabe, cette ONG qui a pignon sur rue en matière d’évaluation des processus électoraux commence par se féliciter de la chute des dictatures : «Le printemps arabe de 2011 a lancé une ère de bouleversements politiques dans les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, qui a toujours été la région la moins libre dans le monde.» Freedom House accorde à ces bouleversements une connotation positive : «Les soulèvements politiques qui ont balayé le monde arabe représentent le défi le plus important à un régime autoritaire depuis l'effondrement du communisme soviétique. Dans une région qui semblait à l'abri du changement démocratique, une coalition de réformateurs, de militants et de citoyens ordinaires a réussi à évincer des dictateurs qui ont passé des décennies tapis dans le pouvoir.» Pour notre pays, l’appréciation est, tout à la fois, critique et ambiguë : «L'Algérie n'est pas une démocratie électorale. Les services militaires et de renseignement jouent encore un rôle important dans la vie politique malgré leurs rivalités en cours avec l'establishment politique.»(**) A décrypter. Le coupable présumé est là aussi pointé du doigt : la classe moyenne. Il y a une raison essentielle à cela : plus que toute autre chose, ces nouvelles classes intermédiaires privilégient l’ordre et la stabilité. «De l’Algérie au Zimbabwe, la classe moyenne montante soutient souvent l’armée comme dernier rempart contre la démocratie populaire, craignant que celle-ci ne donne trop de pouvoir aux pauvres, aux religieux et aux moins éduqués. Dans mes recherches, je me suis penché sur toutes les tentatives de coup d’Etat menées ces dix dernières années dans les pays en développement et j’ai analysé ensuite un large éventail de sondages d’opinion et d’extraits de presse. Dans 50% des cas, j’en ai conclu que les hommes et les femmes des classes moyennes avaient soit milité au préalable en faveur du putsch, soit exprimé ensuite leur soutien indéfectible à la prise du pouvoir par l’armée.» Conséquence : «Dans nombre de pays en développement, les sondages montrent non seulement que la qualité de la démocratie régresse, mais aussi que le regard porté par l’opinion sur la démocratie se détériore.» C’est ce qu’établissent les enquêtes Global Barometer, qui se fondent sur des questionnaires exhaustifs pour sonder l’opinion ; elles concluent à un recul du soutien à la démocratie dans la majeure partie de nos contrées(**). Pour l’Algérie, ces mêmes enquêtes avancent des résultats étonnants : la situation économique est jugée «mauvaise » par 51,6% de nos concitoyens, une majorité à laquelle il faudrait ajouter 13,8% qui la jugent «très mauvaise» et 13,8% «très très mauvaise». L’insatisfaction économique gagne ainsi les trois quarts de la population. Les motifs d’inquiétude sont, dans l’ordre : la pauvreté, le chômage et l’inflation (71,3%), la corruption (18,3%), la consolidation de la démocratie (3,8%), la question palestinienne (2,9%), la stabilité et la sécurité intérieure (2%), la non-ingérence (1%). Compte tenu de ces préoccupations, la confiance de nos compatriotes est ainsi naturellement orientée vers l’armée (22,8%), la police (12), la justice (9,4), la société civile (8,3), le gouvernement ou le Conseil des ministres (6,6), le Parlement (3,8), les partis politiques (3,2). Quant au sens que donnent les Algériens à la démocratie, il tient aux contenus suivants : la possibilité de changer de gouvernement par les urnes (31,8%), la liberté de critiquer le gouvernement (20,6), satisfaire les besoins élémentaires – logement, nourriture, habillement (16,3), vaincre la corruption (13,1), réduire le fossé riches-pauvres (10) 54,5% d’entre eux ne songent pas à émigrer et 39,4% restent optimistes pour l’avenir. Revenons à notre propos du jour : Joshua Kurlantzick estime, fort heureusement, qu’il n’est pas impossible de s’assurer le soutien des classes moyennes tout en poursuivant des politiques hardies de justice sociale. «A partir de l'examen de la démocratisation à travers une série de pays, on peut voir qu'il y a des modèles de leaders qui ont poursuivi des politiques progressistes, voire populistes, tout en conservant le soutien de la grande entreprise et de l'armée. Nelson Mandela a atteint cet équilibre dans les premières années de l'après-apartheid en Afrique du Sud. Au Brésil, Luiz Ignacio Lula da Silva l’a également atteint, lors de ses deux mandats à la présidence, et maintenu à bord la classe moyenne, alors même qu'il poursuivait un large panier de politiques favorables aux pauvres. «Il serait sage pour le futur président égyptien élu de lire une page du livre de Lula», conseille Joshua Kurlantzick.
A. B.
(*) Joshua Kurlantzick, Egypt Faces Cycle of Instability, But it Can Break That Rotation, Council on Foreign Relations, 15 juillet 2 0 1 3 . http://www.cfr.org/egypt/egyptfaces- cycle-instability-but-canbreak- rotation/p31099
(*) Freedom in the World 2013, http://www.freedomhouse.org/report/freedom-world/2013/algeria
(**) Le document existe en arabe au lien suivant http://www.arabbarometer.org/ sites/default/files/countyreport yAlgeriaII.pdf