CULTURE - ARTS PLASTIQUES - PEINTURE - BAYA
(Extraits, article El Watan, 12 janvier 2013, par Ferhani Meziane ) (c)
…En 1943, en pleine guerre mondiale, Aimé Maeght (marchand d’art, ancien ouvrier imprimeur puis graveur lithographe…devenu ami de grands de la peinture comme Braque, Miró, Chagall, Léger, Bonnard, Tapiés, Giacometti….) se rend à Alger. Il y va notamment pour rencontrer Jean Peyrissac, peintre et plasticien, pour lui commander des œuvres qu’il compte exposer. Peyrissac est venu à Alger dans les années vingt. Alors plutôt orientaliste, il dessine des personnages de La Casbah en compagnie du peintre Albert Marquet. Dans son atelier algérois, Peyrissac montre à André Maeght des gouaches d’une fille qu’il a connue chez une amie qui a recueilli cette petite orpheline chez elle.
Baya Haddad est née le 12 décembre 1911 à Fort-de-l’Eau ( Bordj El Kiffan).
Ses deux parents décédés, elle se retrouve chez sa grand-mère qui doit travailler pour subvenir à leurs besoins. Pour aider sa grand-mère, la petite Baya l’accompagne dans la ferme d’horticulture qui l’emploie. Elle y découvre un univers extraordinaire de fleurs, d’oiseaux, d’abeilles… La sœur de la propriétaire, Marguerite Carminat, rencontre Baya et, émue par le destin de l’enfant, charmée par sa gentillesse et répondant peut-être aussi à un besoin de maternité, elle propose de l’installer chez elle et de la prendre en charge. Il était question aussi de soulager la grand-mère d’une bouche à nourrir, bien qu’on ne sache pas comment la vieille dame a pu vivre cette séparation.
Remarquant le goût de Baya pour le dessin, Marguerite Carminat lui achète des crayons de couleurs et une boîte de peinture. Dès lors, l’enfant se passionnera pour la peinture à travers laquelle elle commence à exprimer son univers féerique. Fleurs pour sa propre éclosion à la vie ? Personnages de femmes pour sa mère disparue et sa grand-mère finalement perdue ? Oiseaux admirés pour les envols qu’elle projetait en elle-même ? Mais ces interprétations plausibles pouvaient renvoyer à d’autres considérations que seule la petite fille connaissait et que même Baya adulte a pu oublier par la suite.
Au-delà des supputations psychanalytiques, cet univers respire de beauté et d’innocence et, surtout, la manière de le peindre, sans aucune référence académique, dans la spontanéité du mouvement, l’audace des formes et des couleurs, le rapprochement de la volonté de liberté créatrice qui est la base même de l’art moderne et contemporain. Cela, Aimé Maeght, fin connaisseur, esprit novateur, découvreur de talents, l’a tout de suite compris. Fasciné par les gouaches que lui montre Peyrissac, il décide de monter une exposition de Baya dans sa galerie (……….). C’est ainsi que Baya se retrouvera à Paris, exposant dans l’une des galeries les plus en vue dans le monde. Un événement que l’écrivain Kateb Yacine inscrira dans «l’ordre de la fable». Durant son séjour, elle fera l’objet d’une attention soutenue, apparaissant dans les médias, notamment dans la fameuse revue Vogue avec un article de la grande écrivaine Edmonde Charles-Roux, présidente actuelle de l’Académie Goncourt. Baya rencontre le peintre Braque et de nombreuses autres figures de l’art. Elle séjourne à Vallauris, sur la Côte d’Azur, où elle travaille la céramique à l’Atelier Madoura aux côtés de Picasso. (……………).
Dans le catalogue de l’exposition , André Breton, écrivain et fondateur du mouvement surréaliste, écrit un texte magnifique sur la peinture de «la très gracieuse Baya» Avec des teintes d’exotisme, l’écrivain n’oublie pas ses engagements. Celui qui sera l’un des premiers à signer, en 1960, le Manifeste des 121 qui affirme que «la cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres», lie les œuvres de Baya à «la délivrance du monde» et parle du «monde musulman, scandaleusement asservi».
Commentant l’exposition de 1947, Kateb Yacine écrira que Baya «incarne les premiers pas d’un art algérien moderne dont les cheminements complémentaires ne se cristalliseront décisivement que durant la décennie suivante, à travers la peinture des précurseurs, tels Issiakhem et Khadda, tous nés comme elle autour de 1930». Ainsi, il donnait à Baya sa véritable place dans l’histoire de l’art moderne algérien : celui de «mère». En cela, l’artiste, à la douceur et à la discrétion légendaires, qui nous a quittés en novembre 2009, aura marqué une sorte de record en étant la seule femme au monde à avoir initié, certes par un «concours ultra-favorable de circonstances» (dixit Breton), l’art moderne de son pays.