SCIENCES- PERSONNALITÉS- FANNY COLONNA (SOCIOLOGUE)
Mardi 18 novembre 2014, la chercheure Fanny Colonna,
de nationalité algérienne, est décédée , à Paris, à
l’âge de 80 ans, loin de son terrain de recherche, l’Algérie qui l’a vu naître
en 1934. Ceux qui l’ont connue lui rendent hommage.
Heureuse d’encourager une nouvelle génération dans la
découverte de l’Algérie :
Fanny Colonna, sociologue algérienne, nous a quittés
subitement le 18 novembre 2014. Née en Algérie en 1934, étudiante à Constantine
puis à Alger, où elle a milité «raisonnablement», de
ses propres termes, dans le milieu des consciences maghrébines et des cadres du
PPA-MTLD recherchés alors par la police française. Enseignante après
l’indépendance aux côtés de Mouloud Mammeri, réfugiée en France en 1993 mais
souvent, depuis, revenue dans son pays, elle a travaillé sur l’Egypte, sur le
Maghreb plus largement, mais surtout sur le terrain algérien de l’Algérie «profonde» : le Gourara, les Aurès étaient ses lieux de
recherches privilégiés. On lira encore pendant longtemps ses brillants ouvrages
de référence sur les instituteurs algériens de l’école française (Instituteurs
algériens, 1975), l’histoire de l’islam contemporain vu à travers les oulémas aurésiens (Les Versets de l’invincibilité, 1995), la
pratique d’une l’ethnographie Sud-Sud (Récits de la province égyptienne, 2004),
ou les liens surprenants qui ont pu exister à un moment d’avant-1914, entre
personnalités étonnantes d’Algériens et d’Européens dans l’intérieur du pays
(Le Meunier, les moines et le bandit, 2010), et ses abondants articles,
toujours pleins de détails comme de subtiles analyses sur l’histoire rurale et
ses «savants paysans», sur la science coloniale, la culture, les producteurs
intellectuels et j’en passe. Elle aimait le cinéma et la littérature.
Ses écrits sont faits avec un sens à la fois du visuel
— un portrait ou un paysage est dépeint en quelques lignes avec une remarquable
finesse — et une richesse de langage où l’acuité d’analyse se combine avec la
profondeur de l’observation. Mais nous continuions de profiter, surtout, de
l’abondante générosité avec laquelle elle a prodigué idées, conseils, lectures,
aide et encouragements non seulement à ses propres étudiants, mais à tous ceux
et celles qui venaient, d’Algérie, de France, d’Angleterre ou des Etats-Unis,
vers elle au cours de leurs travaux universitaires en histoire et sciences
sociales, toutes disciplines confondues. Subtile, brillante, franche, toujours
accueillante, elle recevait volontiers, longtemps après sa retraite à Paris, de
jeunes chercheurs venus discuter de leurs projets de recherche, du terrain ou
des idées, heureuse comme elle l’était d’encourager une nouvelle génération
dans la découverte de l’Algérie, de son passé et de sa société si riches même
dans leurs douleurs, ce qu’elle avait compris très jeune elle-même dont le père
fut administrateur à la campagne et dont la première éducation politique fut à
l’écoute d’un militant PPA, assigné à résidence chez elle et loin de chez lui.
Fanny Colonna nous laisse accablés par la disparition d’une amie si chère, si
vivace, pleine d’humour et d’un sens aigu de la vie, et qui avait encore tant
de choses à nous enseigner.
Par : James McDougall (Professeur d’histoire à
l’université d’Oxford, Angleterre)
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Elle avait choisi d’être Algérienne :
Fanny Colonna s’est éteinte mardi dernier. Nous nous
connaissions depuis une petite dizaine d’années. Très généreuse de son temps et
de sa personne, elle se montrait spécialement disponible pour les jeunes chercheurs
d’Algérie, de France et d’ailleurs. Ils se sentent aujourd’hui orphelins. Fanny
avait encore tant à transmettre. Son regard vif, sa parole franche et souvent
malicieuse faisaient advenir des discussions d’une rare qualité, puis
laissaient ses auditeurs sous le charme. Le jeune confrère que je suis est mal
placé pour en parler, mais sa famille, sa foi – très libre aussi – et l’Algérie
occupaient une très grande place dans son existence. Elle était née en 1934,
dans la campagne algérienne, d’un père administrateur de ce qui s’appelait
alors une «commune mixte». Marquée par
l’anticolonialisme catholique et par ses diverses expériences de la «situation coloniale», elle choisit d’être Algérienne.
Depuis Alger, où elle a vécu jusqu’en 1993, elle a
mené sa carrière sur les deux rives de la Méditerranée, publiant en Algérie
comme en France. Cofondatrice du département de langue et culture berbères de
l’université Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou, elle laisse une œuvre aussi dense
qu’originale. Dès sa thèse sur Les Algériens instituteurs (1883-1939), elle a
affirmé une grande liberté vis-à-vis des récits politiques dominants – coloniaux
comme nationalistes –, des clivages disciplinaires et des formes de l’écriture
scientifique. Elle n’a eu de cesse d’explorer l’histoire culturelle de
l’Algérie et du Maghreb, le plus souvent rurale, afin d’y lire les
bouleversements profonds induits par la colonisation et l’émergence, dans
l’entre-deux-guerres, d’acteurs culturels et religieux nouveaux. Les Versets de
l’invincibilité (1995) en recueillent la quintessence. Sociologue de formation,
elle préférait se définir comme anthropologue, consacrant de longs terrains à
exhumer des archives inédites ou à mener des enquêtes orales. A la fin de sa
vie, elle dialoguait beaucoup avec les historiens, les éveillant sans cesse à
de nouveaux questionnements.
A partir des années 1990, elle avait exploré des
formes d’écriture plus narratives et imagées. Loin des canons scientifiques,
ses récits très incarnés et suggestifs rendent avec clarté l’histoire des
sociétés passées comme les conditions subjectives de sa recherche : son dernier
ouvrage, Le Meunier, les moines et le bandit (éditions Koukou,
2011) est, à cet égard, une belle et grande réussite. Fanny nourrissait encore
bien des projets, notamment autour de l’œuvre d’Emile Masqueray
(1843-1894), ethnographe dans les pas duquel elle avait souvent marché dans les
Aurès et en Kabylie et dont elle jugeait l’œuvre trop méconnue. Quand nous nous
sommes écrit pour la dernière fois, il y a un mois, elle achevait un ouvrage
sur les détenus algériens du bagne de Calvi, un des nombreux legs qu’elle nous
fait et que nous continuerons à faire vivre.
Par : Augustin Jomier,
doctorant en histoire, université du Maine/Fondation Thiers-CNRS
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Une passion algérienne
La disparition soudaine de Fanny Colonna, décédée
mardi 18 novembre 2014 à Paris, nous révèle l’existence d’une tradition et
d’une génération de socialscientists algérienne que
nous avons du mal à connaître et à reconnaître à cause de ses racines, de ses courants
et de ses divisions, quelquefois même considérées comme impures. Fanny Colonna
est en effet le produit de cette double histoire coloniale et nationale, de la
tradition sociologique algérienne qu’elle a su, mieux que beaucoup d’autres,
conserver et dépasser. Née dans un village de l’intérieur de l’Algérie en 1934,
d’une lignée d’émigrants de la colonisation, à la fin du XIXe siècle, venus du
sud de la France, elle a su et pu opérer des choix professionnels et militants
qui allaient à l’encontre de sa prime éducation sociale, politique et
familiale. Ses choix étaient moins risqués que ceux des jeunes Algériens de sa
génération mais, à coup sûr, pas moins douloureux du point de vue affectif.
La guerre d’Algérie ne l’avait pas désorientée mais
bien altérée, notamment à cause de la disparition de son père dans des
conditions tragiques. C’est aussi durant la guerre d’indépendance qu’elle s’est
mariée, qu’elle a eu ses premiers enfants et qu’elle a commencé ses études
universitaires à la faculté centrale d’Alger. En 1962, à la différence de la
masse des Européens qui ont déserté l’Algérie, Fanny et son mari, Pierre
Colonna, font le choix de rester et optent pour la nationalité algérienne.
Cette position et ces nouvelles conditions politiques et citoyennes expliquent
une part importante de ses choix épistémologiques dans le champ scientifique
français et algérien, qu’elle a su tenir des deux mains, sa vie durant.
En 1967, elle soutient, pour son diplôme d’études
approfondies (DEA) de sociologie, un mémoire consacré à Mouloud Feraoun sous la
direction de Mouloud Mammeri. Quelques mois après, elle devient assistante au
département de sociologie à l’université d’Alger et effectue, sous la direction
de Pierre Bourdieu, un doctorat de troisième cycle sur Les Instituteurs
algériens (1883-1939) soutenu à Paris en 1975. Quand Mouloud Mammeri est
désigné directeur du Crape (actuel CNRPAH) en 1969,
il fait appel à son ancienne étudiante et collègue de l’université d’Alger
comme à de nombreux autres jeunes diplômés algériens pour constituer un corps
de chercheurs algériens au centre.
C’est durant ces décennies 1970-80 que Fanny Colonna
fait ses premières enquêtes collectives à Timimoun et
dans les Aurès et qu’elle connaîtra intensément le milieu culturel, artistique
et intellectuel algérois. C’est également durant ces années, où la sociologie
algérienne était flamboyante et déclinante en même temps, que Fanny Colonna a
construit l’essentiel de son style, de ses orientations théoriques et sa personnalité
scientifique. Elle a été la seule à avoir conservé et su dépasser l’héritage
scientifique colonial qui divisait toutes les communautés scientifiques
d’Algérie et d’ailleurs. Son goût et sa tentation constante d’explorer des
modèles théoriques et des approches méthodologiques variés la distinguent
jusqu’à la marginalité. Son livre, Les Versets de l’invincibilité (édité en
France en 1994, récemment réédité en Algérie sous un autre titre) est, selon
ses propres mots, «une surdité générale».
En effet, il n’a suscité aucun écho, aucune vocation,
aucune recension mise à part celles de quelques collègues bien intentionnés. Ce
livre est en effet le reflet de la théorisation«solitaire»
de Fanny Colonna où l’on trouve, face à face et côte à côte, des théories, des
sources et des matériaux d’inspirations et de statuts composites. Ce livre
arrive, en effet, trop tôt et trop tard en même temps : pas seulement parce
qu’en 1994, l’islam rural et local n’est pas le problème épineux de l’Algérie,
alors confrontée au terrorisme islamiste, mais aussi parce qu’il creuse une
approche théorique innovante qui ne suscite pas d’intérêt dans le milieu
algérien des sciences sociales, dominé par une vulgate marxienne tenace et un
tabou politique encore vivace sur tout ce qui concerne l’islam. Avec de
nombreux autres intellectuels algériens, Fanny Colonna fut à l’initiative d’un
Comité international de soutien aux intellectuels algériens (Cisia), qui a assuré l’écho et l’accompagnement des
Algériens contraints à l’exil à partir de 1993.
Depuis, elle vivait en France avec une carte de
résidence qu’elle renouvelait tous les dix ans comme de nombreux autres
émigré(e)s algériens de sa génération. L’enquête sur le retour des diplômés
dans le tissu local en Egypte, qui avait pris deux années de terrain aux quatre
coins du pays, était, pour Fanny Colonna, une sorte de retour et de reprise
Sud-Sud de son travail sur l’Algérie et les Aurès en particulier. Une façon de
revisiter le retour au local des jeunes lettrés algériens de l’école française
ou des médersas réformistes dans le monde rural de l’Algérie du milieu du XXe
siècle. Pour la restitution et l’exposition des enquêtes de terrain du livre
Les Provinces égyptiennes, elle s’était inspirée du best-seller de Pierre
Bourdieu, La Misère du monde, paru en 1993 aux éditions du Seuil.
Pour revenir à ses deux «maîtres»
(Pierre Bourdieu et Mouloud Mammeri), on peut dire que Fanny Colonna n’a jamais
totalement adhéré à la théorie de la domination et du déracinement de Pierre
Bourdieu, bien qu’elle admirait sa méthode et son exigence scientifique. Tout
comme elle n’a jamais totalement adhéré à l’idée d’oralité savante et ascripturaire des sociétés rurales et berbères que
défendait Mouloud Mammeri, tout en appréciant son intuition scientifique, son
talent pédagogique et sa sensibilité littéraire. En effet, ces deux modèles ne
répondent pas et ne l’aident pas à penser et à formuler sa propre quête
sociologique de terre et d’ancêtres.
Davantage, ces deux théories ainsi que la tradition
sociologique durkheimienne toute entière n’arrivent pas, selon elle, à penser
et à constituer l’islam comme objet sociologique. Fanny Colonna a été pour nous
une directrice de recherche exigeante et bienveillante. Son œuvre
pluridisciplinaire qui mêle littérature, sources orales, archives, enquêtes sociologiques
est marquée par un usage et une connaissance passionnée et/mais contrôlée du
XIXe siècle, cette «île chronologique», pour reprendre
un de ses termes, restera incontournable pour qui veut penser les conflits et
les fragilités identitaires du pourtour méditerranéen.
Par : Kamal Chachoua,
Mohand Akli Hadibi, Azzedine Kinzi
et Loïc Le Pape