CULTURE-
RELIGION- CATHOLICISME/ ENTRETIEN CARDINAL J.P VESCO, OCTOBRE 2025
©Horizons/
Entretien réalisé par Samira Sidhoum , 26 octobre 2025
Dans
cet entretien exclusif, l’archevêque d’Alger, Jean-Paul Vesco,
revient sur sa récente rencontre avec le président Abdelmadjid Tebboune, la
portée de la visite du chef de l’État au Vatican, et les défis d’un monde
traversé par les tensions identitaires. L’archevêque d’Alger livre également sa
réflexion sur
la fraternité, la mémoire et le vivre-ensemble.
Vous avez été récemment reçu par le président de
la République, Abdelmadjid Tebboune. Que retenezvous
de vos échanges ? :
C’était un échange fraternel, une marque de confiance. Je n’ai donc fait aucune
déclaration publique, par respect pour la nature de cette rencontre. Le 24
juillet dernier, le président Tebboune a été reçu par Sa Sainteté le pape Léon
XIV au Vatican.
Quelle
est la portée de cette rencontre et comment peut-on renforcer le dialogue entre
Alger et le Saint-Siège ? :C’est une rencontre extrêmement importante, cela faisait
vingt ans qu’aucun président algérien n’avait été reçu au Vatican. C’est un
signe fort des bonnes relations entre le SaintSiège
et l’Algérie. Ces liens ont déjà été consolidés lors de la visite de Mgr
Gallagher, l’équivalent du ministre des Affaires étrangères du Pape, en octobre
2022, à l’occasion du cinquantenaire des relations diplomatiques entre les deux
États. Cette dynamique témoigne d’un approfondissement réel des échanges. La
rencontre entre le président Tebboune et le pape Léon XIV a également mis en lumière
des perspectives de coopération culturelle et humanitaire.
Dans quels domaines ces deux États peuvent-ils
travailler ensemble ? :Cette rencontre a d’abord été profondément humaine. Elle a
fait tomber bien des barrières. Le pape Léon XIV connaît bien l’Algérie, il y
est venu à deux reprises avant son élection. Il porte une affection sincère
pour ce pays et pour son peuple. Quant au président Tebboune, il a toujours
exprimé son respect pour l’Église catholique. Ce respect est pleinement
réciproque. Je pense souvent aux mots de Mgr Pierre Claverie, évêque d’Oran
assassiné en 1996 : il disait que chacun devait avoir un ami musulman.
J’ajouterais volontiers aujourd’hui que chaque musulman devrait aussi avoir un
ami chrétien et un ami juif. Cela n’est pas facile dans le contexte actuel,
marqué par la tension et par les drames du Proche-Orient. Mais il faut refuser
les amalgames et continuer à défendre la dignité de tout être humain, sans peur
de l’autre.
Vous
insistez souvent sur la richesse du vivre-ensemble. Comment l’Eglise
catholique d’Algérie contribue-t-elle à cet équilibre social et spirituel ? :Notre
souhait est d’être une Eglise inscrite dans la société civile, actrice du bien
commun. J’aime dire que nous voulons être une Eglise citoyenne et inclusive.
Non pas au sens de la revendication, mais dans celui du partage des
responsabilités : le droit de participer à la construction de la société, dans
le respect des valeurs et des traditions algériennes. Nous agissons dans les
domaines de la culture, de la solidarité, de l’éducation. C’est ainsi que l’on
apprend à se connaître et à coopérer sans chercher à convertir ni dominer. Mon
bonheur, c’est de faire du bien ensemble.
Dans
ce sillage, quels espaces faut-il investir, selon vous, pour renforcer le dialogue
interreligieux ?: La
diversité religieuse existe partout, et elle soulève toujours des questions. En
Algérie, pays musulman,
il y a néanmoins une place pour une minorité chrétienne. L’Église y est
présente depuis longtemps, avec saint Augustin comme figure emblématique. Après
l’indépendance, le cardinal Duval a encouragé les religieux à rester, pour
témoigner qu’il était possible de vivre en frères et sœurs. C’est cette mission
que nous poursuivons : montrer, par notre présence, que malgré les différences
religieuses, nous pouvons vivre ensemble.
La lutte contre l’intégrisme et l’extrémisme
est une priorité en Algérie. Quel est votre regard sur la stratégie des
pouvoirs publics ? :Je ne connais pas en détail la stratégie des pouvoirs
publics, et je ne suis pas associé à la politique. Mais, en tant qu’archevêque,
je considère le fondamentalisme et l’extrémisme religieux comme une dérive
dangereuse de la foi. D’où qu’ils viennent, il faut les combattre. Lorsqu’une
personne disparaît ou souffre à cause d’une interprétation de la religion,
c’est l’ordre public lui-même qui est menacé. Les autorités, en Algérie comme
ailleurs, doivent agir pour prévenir ces dérives. Pour nous, croyants, la
fraternité consiste à reconnaître l’autre dans ce qu’il est et dans ce qu’il
croit. L’ONU a instauré une journée internationale de lutte contre
l’islamophobie.
Comment
expliquezvous la montée de ce phénomène en Occident
et quelle est, selon vous, la part de responsabilité des politiques
?: Il existe
effectivement en Occident une tension forte. Mais il faut veiller, lorsqu’on
parle d’islamophobie, à ne pas aggraver le problème au lieu de le résoudre.
Beaucoup d’Occidentaux, notamment en France, ne sont pas islamophobes.
L’islamophobie se nourrit de la peur, de la méconnaissance et du repli
communautaire. L’Algérie, par son histoire et sa géographie, se trouve à la
croisée du monde occidental et du monde arabo-musulman. Elle n’est ni tout à
fait l’un, ni tout à fait l’autre : elle a un rôle précieux de passerelle à
jouer.
Dans
un monde traversé par
les crispations identitaires, quel rôle peuvent jouer l’école, la
culture, l’art et la mémoire pour
rapprocher les peuples ? :Dans un contexte marqué par la tension identitaire, les
croyants, quelles que soient leurs religions, doivent être des artisans de
rapprochement. La culture, par essence, relie les êtres humains : elle permet
d’approfondir la connaissance mutuelle et de découvrir la richesse de l’autre. Toute culture porte une dimension sacrée, même lorsqu’elle
n’est pas religieuse. En Algérie, il existe une blessure de mémoire profonde
liée à l’histoire coloniale. Cette mémoire n’est pas encore apaisée. Ayant vécu
plus de vingt ans ici, je ressens cette douleur : elle n’est pas seulement
historique, elle est intime. Toute colonisation est une violence, un viol du
peuple. Le drame, c’est que cette violence n’a pas été pleinement reconnue. Ce
silence entretient les tensions actuelles entre l’Algérie et la France. Il faut
oser une réconciliation des mémoires, non pour accuser, mais pour libérer les
générations à venir. Je le dis avec conviction, il est temps de se reconnaître
et de construire une fraternité réelle. Ce n’est pas seulement une parole
d’archevêque, mais celle d’un homme attaché à la vérité et à l’amitié entre les
peuples.