HABITAT- PATRIMOINE- STATUE AIN FOUARA
(SÉTIF) (Complément)
© Toufik Hedna,
Conseiller en architecture urbaine /Le Quotidien d’Oran, jeudi 7 août 2025.
Extrait
À la fin du XIXI” siècle, Sétif ne pouvait plus se contenter de sa vieille
fontaine, dont l'état de
ruine ne faisait plus illusion./ La municipalité décida alors d'équiper la ville d'une fontaine moderne qui ne
soit pas seulement fonctionnelle, mais également une œuvre d'art. Le conseil
municipal vota cette décision en 1895-1896, sous l'impulsion du maire Charles
Aubry, médecin militaire de formation. Dans une Algérie coloniale où la ville
européenne devait afficher son ordre, son hygiène et sa modernité, l'eau et
l'art allaient de pair.
Aubry entreprit même un voyage à Paris,
jusqu'aux Beaux-Arts, pour trouver l'artiste capable de donner à Sétif son
emblème. Son choix se porta sur Francis de Saint Vidal, sculpteur parisien déjà
remarqué lors de l'Exposition universelle de 1889 avec sa Fontaine des Cinq
Continents, exposée au pied de la Tour Eiffel.
Cette première grande œuvre aurait pu consacrer
la carrière de Francis de Saint Vidal. Dans l'esprit du sculpteur et de
nombreux puristes des Beaux-Arts, l'œuvre d'art devait survivre à tout. La tour
Eiffel, elle, n'était qu'un caprice de métal promis à disparaître après
l'Exposition universelle.
L'histoire en décida autrement. La modernité
triompha du marbre académique. Gustave Eiffel obtint la prolongation de sa
concession et transforma sa tour en symbole national et scientifique. La tour
Eiffel resta. La fontaine des Cinq Continents disparut.
On imagine la déception de Francis de Saint
Vidal face à l'effacement de son œuvre majeure. Lui, qui ne laissait derrière
lui que quelques sculptures mineures, voyait s'évanouir ce qui devait être le sommet
de son art. L'opportunité offerte par la ville de Sétif devint pour Francis de Saint
Vidal une revanche silencieuse. Il y trouva le terrain idéal pour affirmer son
art et réaliser une fontaine monumentale, pérenne et visible, capable de
résister aux caprices du goût et à la domination du métal. Sa nymphe en marbre
blanc, future Aïn El Fouara, incarnerait à la fois la
grâce classique et le désir d'éternité d'un sculpteur dont la première grande
œuvre avait sombré dans l'oubli.
La rencontre d'artistes
La Fontaine romaine est née d'une rencontre à
distance entre deux artistes aux visions différentes, que le destin n'a jamais
réunis.
Francis de Saint Vidal, sculpteur parisien,
s'inspire des nymphes antiques de l'univers d'Homère/ : naïades et figures de
source, corps idéalisés héritiers de l'esthétique gréco-romaine et du
romantisme français. Il condense cet imaginaire dans le marbre en une seule
figure/ : une Castalie qui domine Aïn El Fouara.
Eldin, architecte local et enfant de Sétif, imagine la naissance
de l'eau et le bain de Vénus, d'où les quatre coquilles de Saint-Jacques qui ornent
la fontaine. Il conçoit un socle de granit solide et fonctionnel/ : quatre
bouches y projettent l'eau dans les coquilles, avant qu'elle ne se déverse dans
le grand bassin destiné aux bêtes de somme. Francione,
l'entrepreneur, en assure la réalisation. Ces deux visions, l'une poétique,
l'autre utilitaire et symbolique, se répondent sans jamais s'être rencontrées.
La grâce éternelle du marbre dialogue avec la force enracinée du granit.
L'œuvre de Saint Vidal voyage seule jusqu'à Sétif. L'artiste n'y a jamais mis
les pieds et il s'éteindra en France, à peine deux ans après l'inauguration de
la fontaine.
Le mystère Aïn El Fouara
Parfois, il suffit de s'arrêter, de boire à Aïn
El Fouara, de lever la tête. Prendre du recul, se
détacher de la foule qui s'agite et simplement observer. Les Sétifiens disent
alors «/ Denneg/ »/ :
contempler dans le détail, laisser son regard s'attarder sur chaque forme,
comme pour dialoguer avec la pierre.
Pas seulement la nudité qui choque certains ou
amuse d'autres. Regarder ce que Francis de Saint Vidal a accompli/ : un corps
qui devient langage, une posture qui est une intention, un visage qui dialogue
avec la lumière. C'est là que commence la véritable perception artistique. La
nymphe de Saint Vidal se tient dans une pose pudique et naturelle. Son corps nu
se protège derrière la légère flexion d'une jambe, comme pour cacher son
intimité au regard de la ville. Son équilibre sur la roche est parfait, donnant
l'impression qu'elle dialogue avec la source. Ses cheveux longs glissent sur
ses épaules et accompagnent la souplesse de la posture. Son visage jeune et
candide lui donne une innocence fragile. Son regard hagard et lointain, tourné
vers l'Est, suit le soleil levant, comme un appel silencieux à la lumière et à
la vie. Dans ses mains, les amphores symbolisent l'eau offerte, la vie
partagée, l'hommage discret des sources à l'humanité.
Le récit caché des empires engloutis
Tout le monde voit le corps nu, mais peu de
regards s'attardent sur ce qui l'entoure. Dans le marbre, une autre histoire se
déploie/ : la pierre devient un récit sculpté. Une arcade en ruine, un fragment
de colonne cannelée et un chapiteau déposé murmurent la chute de Rome, la fragilité
des empires que l'eau, indifférente, continue de faire vivre.
À ses pieds, un soldat décapité raconte la
défaite. Son corps tronqué, sa tête légèrement séparée, coiffée du casque d'un
haut gradé, symbolisent le pouvoir brisé. Sur sa jupe, des bandes ornées de
signes apparaissent/ : un aigle, emblème de Rome, et une feuille de lys, marque
à la fois royale et coloniale, comme un fil reliant les empires dans leur
gloire et leur chute.
Cette mise en scène ne se limite pas à un décor
antique. Elle semble vouloir raconter une histoire, comme si Francis de Saint
Vidal, en découvrant la Numidie et ses récits, avait choisi d'évoquer un
épisode dramatique de son passé romain.
Le soldat décapité pourrait incarner un haut
dignitaire numide, victime de la chute des royaumes locaux face à Rome.
Peut-être a-t-il imaginé Ptolémée, dernier roi de la Numidie, fils de Juba/ II
et de Cléopâtre Séléné, petit-fils de la grande Cléopâtre et de Marc Antoine.
Décapité sur ordre de Caligula, il symbolise la fin d'une dynastie pharaonique
et numide absorbée par l'Empire romain. Ainsi, la nymphe lumineuse de Saint
Vidal trône sur un monde en ruine, témoin silencieux des conquêtes et des
humiliations de l'Histoire.
Notes:
· Jeudi 31-07-2025 : -Le tribunal de Sétif a condamné,
en comparution immédiate, le destructeur de la statue (30 août 2025) d’Aïn El Fouara (R.W.) à dix ans de prison ferme. Le verdict
comprend également une amende de 50 millions de centimes et des dommages et
intérêts de 300 millions de centimes à verser à l’Office national de gestion et
d’exploitation des biens culturels protégés, rapportent plusieurs médias
algériens. Le condamné avait déjà vandalisé la statue en 2018. Il a récidivé , en état d’ébriété, mardi 29 août 2025 en endommageant le visage de ce monument
historique situé au cœur de la ville de Sétif.