CULTURE- PERSONNALITES- RACHID
BOUDJEDRA/HOMMAGE PAR AHMED CHENIKI
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Texte du Pr Ahmed Cheniki lors de l’hommage rendu à
Rachid Boudjedra, par l’Association (nationale) des
Anciens de l’Information et de la Culrture (Alger, , samedi 5 juillet 2025)
RACHID
BOUDJEDRA, MON AMI !
Je
m’adresse à un homme qui n’a jamais plié. D’un écrivain debout, d’une voix sans
concession. Je suis venu parler de toi, Rachid, et je ne parlerai que de
bonheur, le tien, celui que tu mérites, celui que tu offres en partage.
J’attends ce livre sur Ghaza. Tu m’avais dit qu’il ne
restait que quelques pages. Tes amis palestiniens t’ont sollicité, tu as
répondu présent, comme toujours. Le livre serait désormais prêt. Ecrire sur la
Palestine ? C’est tout à fait normal pour Rachid Boudjedra.
À 16 ans, tu rejoignais le maquis ; à la fin des années 1960, les camps palestiniens.
Rachid est partout. En Chine, en Europe, dans les pays arabes et ailleurs. Ces derniers années, en Algérie, nous sommes nombreux à
avoir ressent un manque de Boudjedra. Ton silence
inquiétait Et pourtant, te voici de nouveau Présent. Disponible. Mobilisé.
La
semaine dernière, une de mes doctorantes a soutenu une thèse de doctorat. Sujet
: la figure de la mère dans ton œuvre, et dans celle de Driss Chraïbi. Tu
aurais aimé l’écouter, cette soutenance. Elle parlait de tendresse, de violence
parfois, de mémoire aussi. La mère, chez toi, comme chez ton ami Kateb Yacine,
n’est jamais un simple personnage. Elle est matrice, fracture, orage intérieur.
Elle veille, elle bouscule, elle fonde et défait tout à la fois. Dès les
premières lignes de La Répudiation, elle est là, présente même dans le silence.
Elle est l’ombre portée sur toute l’histoire.Tu
écris sur la littérature, la peinture, le cinéma. Tu as enseigné à Jacques Cartie., Beaucoup de journalistes se souviennent encore de
tes cours. De tes colères, mais aussi de tes éclats de rire. De tes
fulgurances. Ton rire surtout qui traversait les murs.
Le monde
est fou Rachid. À Alger et même ailleurs, sur les réseaux sociaux, on dresse
des bûchers. Des écrivains n’arrêtent pas de courir derrière les prix comme si
c’était le lieu d’une véritable consécration. Toi, tu n’aimes pas ces prix trop
marqués par la subjectivité. Dès La Répudiation, on t’a traité de tous les
noms. Rien de plus simple que d invectiver un écrivain. En 1971, Kateb Yacine
échappait de peu à une agression. Tes textes, ceux de Bourboune
et Farès, étaient absents des librairies dans les années 1970. Tu détestes la
censure. Tu la regardes droit dans les yeux. Tu as toujours dit : la censure se
combat par le débat, non par le silence. Tu rêvais/rêves d’une Algérie sans
peur, où la parole serait libre, où la critique existerait pleinement. Où la
culture ne serait plus brûlée, mais lue. Où nos mots échapperaient à la
violence lexicale. Tu aimais rire, jouer. Même lorsque certains ont voulu te
faire taire — après En Nahar, tu as continué. Toujours.Pour toi, écrire, c’est
s’engager, aller au-delà de la mort. Pour moi, la littérature ne change pas le
monde, mais elle éclaire les regards. Tes mots sont libres, indociles,
réfractaires aux dogmes. Tu ne cesses de dénoncer l’indigénisme qui commence à
dominer certaines travées. Je me souviens de nos discussions passionnées,
parfois volcaniques.
De notre
première rencontre, où je découvrais l’auteur de La Répudiation, L’Insolation,
Topographie, et tes écrits sur la Palestine et le cinéma. Tu m’appelais « jeune
frère ».Tes rires, sardoniques parfois, cachaient une
empathie profonde. Aragon parlait de son « mentir-vrai », une façon de rendre
le réel intelligible par la fiction. Tu l’as connu. Il admirait Malek Haddad,
Kateb Yacine, Mohamed Dib et Rachid Boudjedra. Nous
parlions du surréalisme, qui révèle la complexité des choses. Mais aussi et
surtout de poésie, de ce recueil, Pour ne plus rêver, où tu semblais faire de
l’amour le lieu parfait de la Révolution. Un titre, une résurrection.Toujours présent, tu écris, débats,
dénonce la mort. Dissident jusqu’au bout, poète du réel, tu convoques le
merveilleux et l’instant fugace. Tu cites Ibn Arabi : la vie est un rêve à
interpréter. Tes mots transcendent l’Algérie. Ils touchent l’humanité,
naviguent entre paradoxes, révoltes et poésie. Comme Genet, tu as écrit sur la Palestine.Comme Aragon, tu as donné aux mots une puissance
de révolution. Je me souviens de tes échanges avec Chebbah
el Mekki, ce dramaturge respecté, martyrisé pour ses
convictions, aujourd’hui, d’anciens colons ne reconnaissent pas encore ce
génocide à ciel ouvert, les tortures, les viols et les massacres collectifs. Tu
me disais souvent que le colonialisme était un mal intégral, ses séquelles sont
encore présentes. La lutte n’est pas une question de langue, disais-tu, mais de
conviction. Et tu nous rappelais ces géants des lettres : Aragon, Garcia
Marquez, Neruda, Mahfouz. Je ne sais pas, mais j’admire ta loyauté et ces clins
d’œil aux écrivains qui te sont chers : Robbe-Grillet, Claude Simon, Butor, Nadjib Mahfouz, Kateb Yacine, Céline, Proust, Woolf, Dos Passos, Joyce, Faulkner, Kafka, Omar Khayyâm et tant
d’autres. Ton écriture, tissée de métaphores labyrinthiques, creuse des sillons
opaques où se dessine une identité plurielle, oscillant entre fiction et
réalité. Ton écriture est une odyssée de métaphores, de voix, de douleurs.Tes textes dialoguent
sans cesse avec d’autres, renaissant au gré du temps, jouant des espaces brisés
et défiant la psychologie du narrateur. Sourire infini, éclats de voix
perpétuels : tu vis dans le théâtre, le cinéma, la peinture, les arts. Tes
romans sont imprégnés de traces picturales, d’Al Wassiti
à Eisenstein, dont le rire résonne encore lorsque tu évoques son génie. Ton
approche de l’Histoire — plus vraie que celle des livres — inscrit des
moments-clés (20 août 711, prise de Gibraltar, 20 août 1955) dans une
perspective sans frontières. Ce dernier est un souvenir douloureux, un
impossible oubli pour ma ville.Je
comprends mieux tes personnages, parfois innommés, objets d’une quête inachevée
de l’homme encore absent. Toi, l’ancien moudjahid, sais ce que signifie être
exclu de l’humain, combattu par les colons dont tu continues de dénoncer les séquelles.Ce n’est pas un hasard
si le narrateur de La Répudiation est un malade mental, écho à Benjy dans Le Bruit et la Fureur, ce roman que j’aime tant.
Comme les éclats d’un miroir brisé.
Et que
dire de ton attachement à Céline, dont tu as repris le nom pour ton personnage
? Gabriel Garcia Marquez te fascine. Moi aussi, je l’apprécie profondément. Tu
as choisi Manama, ce pendant affectif de Macondo.
Rachid Mimouni, notre ami commun, a lui nommé son
village Zitouna dans L’Honneur de la tribu.Trois écrivains, trois
frères unis par la littérature. Tu voyages entre cultures, maîtrises les
langues, et à un moment, tu as choisi d’écrire en arabe avant de publier en
français. Faulkner écrivait en anglais, Kateb Yacine en français, Mahfouz en
arabe : leurs idées transcendent les frontières linguistiques. Tu n’aimes ni
les appartenances tribales ni les barrières ethniques.Ton univers littéraire réunit Apulée, Ibn
Batouta, Salluste, Ibn Khaldoun, Marco Polo, Vasco de Gama, Joyce, Faulkner,
Proust, Al Wassiti… Un espace où la langue se cisèle,
où la littérature s’affranchit des frontières.
J’entends
encore ton rire, lointain mais indélébile. Même dans tes colères, l’enfant que
tu portes en toi surgit au détour d’un instant. Et toujours ces couleurs dans
tes textes : bleu, jaune… Témoignage de ton amour fou pour la peinture, à
l’image de Michel Butor que tu affectionnes tant. Le jaune, chez toi, inaugure
souvent la lecture, comme en ouverture de La Prise de Gibraltar : « Jaune puis
jaunâtre, puis jaune à nouveau ». Tes textes n’ont pas de frontières. Ils
s’aventurent dans les méandres de l’au-delà. Ils sont nomades, métisses. Fruits
d’héritages littéraires et humains, ils s’enracinent dans une stratification
culturelle foisonnante.S’y
croisent les voix d’Ibn Battûta, Ibn Khaldoun, Ibn Hazm, El-Jâhiz, ou encore des
passages coraniques — non pour pasticher, mais pour incarner la mémoire scripturale.
Tes textes sont marqués par des métaphores obsédantes, ils respirent l’amour et
la beauté, au-delà du rêve. Traduits dans près de soixante langues et faisant
l’objet de dizaines de thèses en Algérie et dans les universités du monde, tes
textes rayonnent.
Tu
convoques auteurs arabes et persans avec naturel, adoptant le souffle des
contes dans Les 1001 années de la nostalgie, et revendiques fièrement la
filiation avec ceux qui t'ont précédé. À l’image de la « machine cybernétique »
de Roland Barthes, tu considères le texte comme un tissage d’empreintes.Ta narration, labyrinthique, bouscule les
conventions : temporalité éclatée, géographies déconstruites, personnages
délestés de leur psychologie. Elle devient une arme contre les maux de la
société, les pouvoirs asphyxiants, les regards biaisés sur l’immigré et
l’étranger. Jeune déjà, auteur de ton premier roman, La Répudiation, en 1969,
tu t’étais déjà illustré à la télévision française par une défense de la
culture algérienne et une féroce attaque contre le
colonialisme. Tu savais déjà à quoi t’attendre, toi l’exilé
?Tes personnages ne se fixent pas, ils errent, se multiplient. Et voilà
que paraît ce nouveau texte sur Ghaza. Ce nouveau
livre, d’abord en arabe, devrait paraître en français et en anglais : une
parole pont, un souffle trilingue.
Rachid,
tu es plus qu’un écrivain, tu es une bibliothèque insoumise.