COMMUNICATION- FORMATION CONTINUE- ENQUÊTES PRESSE/
CONSORTIUMS DE JOURNALISTES
Enquêtes : à quoi servent les consortiums de journalistes ?
https://www.francetvinfo.fr/France Télévisions/ 22/01/2025
Les enquêtes publiées dans les médias
sont de plus en plus alimentées par des informations délivrées par des
consortiums internationaux de journalistes. Tristan Waleckx,
rédacteur en chef de "Complément d'enquête", explique en détail le
but et le fonctionnement de ces groupements.
Présentateur
et rédacteur en chef de l'émission d'investigation "Complément
d'enquête", Tristan Waleckx explique l'utilité
des consortiums de journalistes pour les enquêtes, dans le cadre de notre rubrique transparence(Nouvelle
fenêtre).
franceinfo : On entend depuis quelques
années que certaines informations sont parfois révélées par un "consortium
international" de journalistes : d’où vient ce concept ?: Tristan Waleckx :
Travailler en consortium a plusieurs intérêts. Le premier est de donner une
résonance médiatique plus importante à un sujet que l’on traite :
lorsqu’il s’agit d’une thématique internationale, qui est la même en France que
dans d’autres pays, le fait de s’allier à d’autres journalistes permet de
davantage valoriser une information jusqu’ici confidentielle, et surtout de
décupler les forces de travail. Quand vous avez plusieurs dizaines de milliers
de documents à analyser, vous êtes plus efficace au côté de dizaines de
journalistes du monde entier que si vous êtes tout seul.
C’est ce
que "Complément d’enquête" a fait sur les PFAS, par exemple… : Oui, la semaine dernière,
nous avons diffusé un "Complément d’enquête" sur les
PFAS(Nouvelle fenêtre), ces molécules qui, pour certaines d’entre elles, sont qualifiées de
cancérogènes. On a travaillé avec le Forever Lobbying Project(Nouvelle
fenêtre), un consortium qui réunit une quarantaine de journalistes de seize pays
différents. En son sein, on a analysé plus de 14 000 documents
confidentiels : "Complément d’enquête" n’aurait pas
pu effectuer ce travail seul. En l’occurrence, nous nous sommes alliés avec des
journalistes d’autres pays : en France, c’est Le Monde qui
a pris l’initiative de piloter ce consortium, mais on a pu travailler aussi
avec des Suédois, par exemple. Au fond, chacun apporte sa compétence :
pour nous, en France, c’est la journaliste Emilie Rosso, qui travaille pour
France 3 Auvergne-Rhône-Alpes et qui fait partie de ce consortium, qui a
fait des demandes à la Cada [Commission d'accès aux documents administratifs(Nouvelle fenêtre)] pour obtenir des documents
confidentiels.
Faire
l’équivalent d’une demande Cada en Suède, on en est absolument incapables,
parce qu’il faut parler la langue, saisir des opportunités, faire des
démarches… Ce sont donc nos collègues suédois qui s’en sont chargés. Même chose
en Allemagne ou au Royaume-Uni… L’intérêt des consortiums est non seulement de
donner et de valoriser une information sur des problématiques qui sont de plus
en plus transnationales, mais surtout d’être plus efficaces et de connaître le
fonctionnement administratif de chaque pays.
Comment
gérez-vous la confidentialité des informations traitées au sein des
consortiums ? Avec autant d’interlocuteurs, cela doit être un enfer… : C’est géré de manière
extrêmement stricte. Même moi, qui fais pourtant partie de la rédaction en chef
de "Complément d’enquête", je ne vais pas directement
"dans" le consortium, c’est uniquement notre journaliste, donc une
des deux coréalisatrices du reportage, qui en faisait partie. Elle a eu des
réunions, confidentielles, parfois en physique, avec d’autres membres du
consortium, et des échanges sur des messageries sécurisées – dont on sait
qu’elles-mêmes peuvent parfois être faillibles. Donc on limite au maximum les
échanges.
Dans le
cadre de la lutte contre la désinformation dont fait partie l’investigation,
n’y a-t-il pas un risque d’être qualifié par des complotistes de
"club" de fact-checkers fermé, désignant
ses cibles ?: Les critiques vis-à-vis de
nos méthodes existeront toujours : ce qu’il faut savoir, c’est que la
raison d’être de ces consortiums est de travailler sur la base de documents. Si
on fait des consortiums, c’est parce qu’on se retrouve aujourd’hui face à une
multiplicité de sources et de documents qu’un être humain seul a du mal à
analyser. Donc on se base uniquement sur tel fait, tel document, tel écrit. On
n’est pas là pour raconter des choses et inventer des documents qui n’existent
pas. Dans les consortiums tels qu’ils existent aujourd’hui, on récupère des
données, on les collecte, on les analyse, et on les diffuse telles quelles, on
n’est pas là pour donner notre avis. Qu’il y ait des gens qui estiment qu’il ne
s’agit pas de la bonne méthode et qu’il vaudrait mieux donner notre avis plutôt
que révéler des choses objectivement écrites sur des documents… Pourquoi pas,
mais en tout cas, la raison d’être de ces consortiums, c’est justement de
défendre ce journalisme factuel, qui se base sur la révélation de faits
d’intérêt général, et non pas de faire des commentaires, qui finalement
n'intéresseraient pas grand monde.
Ces
consortiums sont-ils appelés à durer pour sortir plusieurs affaires, ou
sont-ils liés à une affaire précise à chaque fois ?: Il y a de tout : on
peut avoir des consortiums éphémères, parfois assez informels, sans même que
l’on désigne l’enceinte comme un consortium. Personnellement, j’ai déjà
récupéré des données sur une thématique en particulier, et je connaissais un
collègue d’un autre journal dont je savais qu’il pouvait être très intéressé
par cela, or j’avais du mal à tout analyser par moi-même, donc je lui ai
proposé une collaboration. Tout est possible : l’Icij (Nouvelle
fenêtre)par exemple, consortium de journalistes le plus connu, qui a sorti
notamment les Panama papers(Nouvelle fenêtre) et existe depuis quasiment dix
ans, s’inscrit, lui, sur la durée. Au fond, il n’y a pas de règle.
Est-ce
que la pratique des consortiums va durer ? J’ai tendance à penser que oui.
On sait que l’investigation a longtemps été un peu l’inverse, c’est-à-dire un
travail assez solitaire, avec de grosses personnalités mises en concurrence, et
avec elles leurs réseaux d’informateurs bien distincts. On est revenu de cette
investigation des années 1990 : en tant que journaliste, on est tout petit
face à des masses de données et des multinationales aux services de
communication incroyables. Du reste, l’informatisation des données rajoute une
certaine complexité : on peut se retrouver parfois noyé sous une masse
documentaire hallucinante, et surtout interminable. Donc, oui, les consortiums
vont a priori s’accentuer. On aura toujours davantage besoin de s’appuyer les
uns sur les autres. On sait aussi que l’intérêt de ce type d’enceinte, c’est
d’explorer des thématiques qui ne sont pas strictement franco-françaises :
on parlait des PFAS tout à l’heure, thème qui intéresse aussi nos voisins
européens.
Quand on
travaille sur des thématiques qui ne regardent pas que nous, il n’y a pas de
raison pour qu’il y ait moins de consortiums à l’avenir, bien au contraire