COMMUNICATION-FORMATION
CONTINUE- GRAND PUBLIC/FATIGUES INFORMATIONNELLE ET EXISTENTIELLE (II/III)
De la
fatigue informationnelle à la fatigue existentielle des médias grand public
https://www.jean-jaures.org/
Fabrice Février , 11 décembre 2024
La première élection de Donald Trump
Le deuxième coup de semonce, c’est la première
élection de Donald Trump, le 8 novembre 2016. Un choc pour la plupart des
médias américains : 194 sur 200 avaient soutenu Hillary Clinton. Comment
la victoire avait-elle pu échapper à la candidate démocrate ? La question
a agité les rédactions des grands médias. Certes, elle avait remporté le vote
populaire, obtenant, au plan national, près de 3 millions de voix de plus que
son concurrent républicain. Mais Donald Trump avait remporté le scrutin des
grands électeurs, le seul qui compte. Ce particularisme américain d’un suffrage
à moitié universel remonte à l’origine même de la Constitution américaine. La
volonté de ses fondateurs était de concilier une gouvernance locale, fondée sur
les États, et une gouvernance fédérale, basée sur l’ensemble de la population.
Beaucoup, encore aujourd’hui, jugent que cela reste le meilleur moyen de ne pas
marginaliser les plus « petits » États, à cause du faible nombre de
leurs habitants, de tenir compte aussi de leurs intérêts et de leurs
aspirations, face aux habitants des grandes métropoles des côtes Est et Ouest.
Des observateurs des médias, notamment à partir d’une
étude du Pew Research Center,
ont mis en exergue la poussée du vote Trump dans les zones qualifiées de
déserts informationnels, quand leurs habitants n’ont plus disposé de journal
local. Steve Waldam, fondateur d’une coalition en
faveur du rétablissement de médias locaux, déclarait encore au début
de l’année 2024 : « La perte de ces journaux entraîne les populations
locales dans une spirale de désinformation, de division et de polarisation. Sur
le plan national, on a tendance à considérer les opposants comme des ennemis.
Sur le plan local, quand vous les croisez à un match ou au supermarché, vous
réalisez qu’ils sont des êtres humains eux aussi ».
Dans les germes de la fatigue informationnelle, il y a
bien cette exaspération d’une partie croissante de la population, la plus
éloignée des grands centres urbains, là où se trouvent la plupart du temps les
lieux de pouvoir, d’autorité, d’influence… et de décision. Comme si, aux yeux
de ces gens, leurs vies ne comptaient pas, qu’elles étaient même rendues
invisibles. Comme si leur parole n’était plus écoutée. Or, dans la plupart des
enquêtes, on constate que proximité et confiance vont souvent de pair3.
En 1987, Donald Trump prononçait cette sentence, qui
sera l’argumentaire central de ses futures campagnes : « Si vous êtes
différents ou scandaleux, les médias vont écrire à votre sujet ». Alors,
il n’hésitera pas à paraître différent et scandaleux. Pour mener sa bataille de
l’opinion, il n’a pas hésité à affronter durement les médias, ni à recourir à
l’outrance verbale. Il jettera fréquemment cette phrase à la figure des
journalistes devant lui : « you’re the
fake news ». Ses futurs électeurs, dont beaucoup vivaient dans les
nouveaux déserts de l’information, ne lui en tenaient pas rigueur. Au
contraire. Il représentait leur voix par procuration.
En plus de combattre les médias traditionnels, Donald
Trump a pu compter sur les campagnes de désinformation qui ont largement
circulé sur Facebook. Nouvellement élu, il déclara dans un entretien à la
chaîne de télévision CBS : « j’ai
une telle puissance, en ce qui concerne le nombre d’abonnés [sur les réseaux
sociaux], que cela m’a permis de gagner tous les scrutins où les démocrates ont
dépensé pourtant plus d’argent que moi que moi. Et j’ai gagné. Les réseaux
sociaux ont plus de pouvoir que tout l’argent qu’ils dépensent ».Pour la campagne de 2016, Facebook sera accusé d’avoir
laissé se propager des « hoax », ces
articles créés de toutes pièces, diffusant de fausses informations et
apparaissant vraisemblables. On se souvient encore du faux communiqué de
Vatican, qui annonçait le soutien du pape François à Donald Trump. L’article le
plus viral de la fin de campagne était faux.
Une enquête du site BuzzFeed révélait
que les faux articles avaient généré davantage de trafic que les vraies
informations, vérifiées et recoupées, au cours des trois mois ayant précédé le
scrutin. Facebook en avait été le principal diffuseur. Mark Zuckerberg éprouva
les plus grandes peines pour assurer la défense de sa
plateforme, qui touchait près de 70% des Américains en 2016 :
« Identifier la “vérité” est compliqué. Si certaines fausses informations
sont faciles à démonter, une très grande partie du contenu, même venu de
sources très populaires, a souvent des informations justes dans l’ensemble,
mais avec des détails erronés ou omis. (…) Je crois que nous devons être
extrêmement prudents par rapport à l’idée de devenir nous-mêmes des arbitres de
la vérité ». Bref, circulez, il n’y a rien à voir ou presque !
YouTube, podcasts et « influencers
news »
Le troisième coup de semonce sera-t-il le coup fatal
pour les médias traditionnels ? Vainqueur haut la main de l’audience
durant la campagne américaine de 2024, l’attelage associant YouTube, podcasts
et « influencers news » sur les réseaux
sociaux ont quasiment mis hors-jeu ces fameux médias mainstream.
YouTube a pris le dessus sur la télévision et s’est
imposé sur les écrans du salon des familles. Pour la première fois, la
plateforme a dépassé le seuil des 10%
de l’audience de la télévision aux États-Unis. Non contente de supplanter la
télévision traditionnelle, YouTube a en plus conforté sa domination sur
le streaming vidéo. La plateforme touche aujourd’hui trois Américains sur quatre et
son algorithme adore les formats longs, ce dont les conseils et les équipes de
Trump se sont emparés. De manière inattendue, même si c’est à un degré moindre,
Spotify (les États-Unis sont le premier marché du leader mondial du streaming audio)
fut également un acteur émergent de la campagne.
Dans l’une de ses dernières chroniques sur son
site Episodiques, Frédéric Filloux, fin analyste des médias et de la tech,
ancien journaliste correspondant aux États-Unis, explique que « le point
commun de YouTube et de Spotify est d’avoir hébergé des formats longs, aux
audiences colossales qui ont offert aux candidats et supporters républicains
des tribunes à la fois complaisantes et puissantes ». Parmi ces tribunes,
on trouve le podcast de Joe Rogan, qui compte près de
20 millions d’abonnés sur YouTube. Frédéric Filloux
explique que l’interview de Donald Trump « a collecté, en 24 heures, 26
millions de vues et a totalisé 52 millions de vues dans les jours qui ont
suivi. Ajouté à cela les écoutes sur Spotify où Rogan
a 14 millions de d’abonnés, on peut estimer l’audience totale de ce
vidéo-podcast à plus de 65 millions de personnes ». C’est pourquoi, après
les avoir affrontés en 2016, Donald Trump n’a pas hésité à contourner les
médias traditionnels en leur donnant très peu d’interviews. Il ne risquait pas
la contradiction.
Last but not least : il faudra
désormais compter sur ces nouveaux venus appelés « news influencers ».Le Pew Research Center, organisation indépendante qui scrute les
évolutions de la société américaine, les définit comme des personnes qui publient
régulièrement des articles sur l’actualité et qui comptent au moins 100 000
abonnés sur les réseaux sociaux. Ils peuvent être des journalistes qui sont ou
étaient employés par une entreprise de presse ou des créateurs de contenus
indépendants. Le Pew Research Center a
mené une enquête approfondie de laquelle ressortent quelques résultats
édifiants. On apprend ainsi qu’un Américain sur cinq, dont beaucoup de moins de
30 ans, a été soumis à ce type de contenus. De toutes les plateformes, c’est X (ex-Twitter
racheté en 2022 par Elon Musk) qui en héberge le plus grand nombre (85%).En lançant sa formule « You are the media now », Elon Musk ne résiste à aucun discours
outrancier : « La presse d’extrême gauche n’a cessé de répéter que
Trump était comme Hitler, Mussolini et Staline réunis. Il y a quelque chose qui
ne va pas avec la presse. Le journalisme est mort. C’est pourquoi le
journalisme citoyen est l’avenir. C’est le journalisme citoyen, où l’on entend
les gens, c’est fait par des gens, pour les gens », déclare-t-il sur X le
10 novembre dernier.Depuis
une dizaine d’années, les coups de semonce annonçaient la montée de la fatigue
informationnelle et l’exode qui affaiblissent les médias traditionnels.
L’attaque contre le journalisme est une arme de destruction massive. Ce n’est
pas un hasard si on la retrouve souvent dans les mains des populismes.