COMMUNICATION-FORMATION
CONTINUE- GRAND PUBLIC/FATIGUES INFORMATIONNELLE ET EXISTENTIELLE (I/III)
De la
fatigue informationnelle à la fatigue existentielle des médias grand public
https://www.jean-jaures.org/
Fabrice Février , 11 décembre 2024
À
l’occasion de la publication de la deuxième vague de l’enquête sur la fatigue
informationnelle, Fabrice Février,
membre de l’Observatoire des médias de la Fondation Jean-Jaurès1,
analyse la place que les Américains font aujourd’hui aux médias traditionnels.
Assurément les véritables perdants des élections de 2024, ces médias subissent
la concurrence des géants du numérique. Et la France n’est pas à l’abri du même
phénomène, inquiétant pour la démocratie.
Ce que nous apprend l’élection présidentielle
américaine
Qui sont les véritables perdants des élections qui se
sont tenues en 2024 ? Les médias grand public ! Telle est, au lendemain de
la deuxième élection de Donald Trump, la conclusion de la plupart des
observateurs des médias.
Le double mouvement de la fragmentation des audiences,
au profit quasi exclusif des plateformes numériques gratuites, et de la
défiance massive à l’encontre des médias grand public a abouti à ce qu’ils
n’aient plus joué un rôle central dans l’information des électeurs américains.
En 2016, la perte d’influence des médias historiques était constatée, mais leur
audience plutôt préservée. Ce fut notamment le cas du New York Times,
qui avait enregistré 200 000 nouveaux abonnés, dans les deux mois après
l’élection de Donald Trump. Dans un éditorial post élection,
le journal avait quand même admis « une erreur de lecture » de la
campagne, reconnaissant que « les médias ont raté ce qu’il s’est passé
autour d’eux. C’est aussi l’échec de la compréhension de la colère bouillante
d’une grande partie de l’électorat américain qui se sentait laissée de
côté ». Et il concluait ainsi : « selon l’avis des électeurs
américains, le gouvernement était cassé, le système économique était cassé et,
nous l’avons entendu si souvent, les médias étaient cassés. Eh bien, quelque
chose est sûrement rompu. Il peut être réparé, mais il faut le faire une bonne
fois pour toutes ».
Que s’est-il passé huit ans plus tard ? Aucun
signe d’amélioration ! La perte d’influence des médias est consommée et
leur perte d’audience vertigineuse. Un exemple : selon Nielsen Media Research,
les soirées électorales des chaînes de télévision américaines ont chuté de 25%,
perdant 15 millions de téléspectateurs par rapport au scrutin de 2020 (de 57
millions en 2020 à 42 millions en 2024). Bien que leader devant les autres
chaînes, même Fox News, pourtant très proche du camp Trump, a enregistré une
baisse de 24% de son audience. Quant à CNN, elle est sortie grande perdante de
la soirée (-44% en quatre ans) et incapable de renouveler son public (67 ans de
moyenne d’âge). Parmi les chaînes généralistes – les équivalentes de TF1 et
France 2 chez nous –, aucune n’est parvenue à dépasser les 6 millions de
téléspectateurs. À l’échelle de la France, cela équivaudrait à ce que les soirs
d’élection présidentielle, les audiences des grandes chaînes généralistes
dépassent à peine le million de téléspectateurs !
Dans leur analyse de la deuxième vague de l’enquête sur la fatigue
informationnelle réalisée par la Fondation Jean-Jaurès,
l’Obsoco et Arte, David Medioni, Guénaële Gault et Sébastien
Boulonne emploient le mot juste pour décrire le phénomène qui est l’œuvre, tant
il s’accélère et paraît inéluctable : l’exode informationnel. Le système
informationnel migre massivement des médias grand public vers les plateformes
sociales, des studios de télévision aux écrans de YouTube, des journalistes aux
algorithmes, des experts aux « news influencers »,
cette nouvelle tendance qui a marqué la campagne de 2024.
Par ailleurs, ce que nous apprend cette dernière
élection américaine, c’est que la fragmentation des audiences peut devenir une
arme redoutable, quand elle tombe dans les mains de ceux qui se dotent des
moyens technologiques et financiers dans le but d’identifier des blocs d’électeurs
comme autant de cibles différenciées à conquérir. Peu importe la cohérence du
discours général, ils optent pour l’empilement d’intérêts particuliers. Ils ne
se soucient ni de produire du commun, ni de concevoir une politique équilibrée
au service de l’intérêt général. De fait, la frontière n’est plus étanche entre
l’information et la manipulation, le débat et la polarisation, la vérité et la
croyance. Appliquer cette grille de lecture à n’importe quel sujet d’actualité
permet de mesurer l’ampleur du danger. C’est vertigineux. Si l’intelligence
artificielle recèle de grandes vertus, il est fort probable qu’elle aussi
vienne renforcer l’arsenal des pires desseins. Son utilisation pervertie a tout
pour en faire l’outil préféré des adeptes de la société « post
vérité ».
Il est illusoire de croire que leur effacement des
pratiques informationnelles puisse être sans effets sur notre société en
général et sur notre vie démocratique en particulier. Car la conscience du
monde qui se dessine, dont les prémices sont déjà très visibles, devrait nous
encourager à faire du combat pour la qualité de l’information, et son accès au
plus grand nombre, un enjeu aussi crucial que les combats pour la qualité de
l’air ou de l’eau. Cette bataille pour la planète média est d’abord celle de la
préservation du journalisme de qualité. Car, comme le disait Hubert Beuve-Méry,
le fondateur du journal Le Monde, « le journalisme, c’est le
contact et la distance2 ».
Le contact pour nous confronter au réel, la distance pour éclairer notre
réflexion et fournir la matière nécessaire au débat public. Un monde sans
médias serait par la force des choses un monde sans journalistes. N’oublions
jamais qu’en France, par exemple, la presse emploie 70% des journalistes. Or,
l’économie de la presse est la plus menacée. Si la critique est toujours la
bienvenue, taper sur les médias est devenu un sport national dans la plupart
des démocraties. Hélas, les médias eux-mêmes sont des pratiquants de la discipline.
Pourtant, il y a bien urgence à se battre pour leur sauvegarde. Car, ils sont
mortels. Encore combien de coups de semonce faudra-t-il supporter pour s’en
convaincre ?
États-Unis : trois signes avant-coureurs de ce
qui va nous arriver
Le symbole Newsweek
Le premier coup de semonce fut asséné le 18 octobre
2012 : le magazine américain Newsweek annonçait
l’arrêt de son édition papier et son passage au format tout numérique. Le 31
décembre, il publiait sa dernière édition imprimée, avec cette accroche en
couverture comme pour signifier la cause numérique de sa disparition : « #lastprintissue ».
Créé en 1933, inspirateur de la création de L’Express en 1964
par Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud, Newsweek a
joué un rôle de premier plan dans les grandes mutations de la société
américaine, notamment en matière de droits civiques. Durant des décennies, il a
occupé le devant de la scène médiatique américaine, aux côtés de l’autre grande
publication du pays, Time,lancé
dix ans avant Newsweek. Au sommet de leur rayonnement, ces titres
diffusaient à eux deux plus de 7 millions d’exemplaires chaque semaine. Ils incarnaient
à la perfection le vocable « généraliste ». Leur nature profonde était
quasiment universelle. Ils s’adressaient à tous les publics, en couvrant tous
les champs de l’actualité, politique, économique, internationale, scientifique,
culturelle… Ils faisaient la démonstration de la capacité des médias grand
public à créer du lien et à représenter tous les visages de la société. À
quelques jours de son dernier numéro, le journal Le Monde exhumait une
citation de Stephen G. Smith, qui fut rédacteur en chef de Newsweek de
1986 à 1991 : « Newsweek, c’était une conversation commune qui
était partagée par toute la nation ». Tout était dit en ces quelques
mots : les médias généralistes aidaient à faire société.
Comme beaucoup d’autres publications, le
magazine Newsweek a succombé à la crise de son modèle
économique. Crise du média papier, première victime du monde numérique : sa
diffusion avait chuté de moitié entre 2000 et 2012, tombant de 3,14 millions
d’exemplaires à 1,5 million ; la publicité se raréfiait aussi, les
annonceurs désertant son caractère trop généraliste et lui préférant le ciblage
ultra pointu permis par le web. Clin d’œil de l’histoire : la même année
que l’arrêt de Newsweek, Internet devenait la source prioritaire
d’information de 39% des Américains,
et la publicité numérique dépassait pour la première
fois les revenus de la presse papier.
Trop généralistes, trop attrape-tout, trop les mêmes
informations que partout ailleurs, les médias mainstream éprouvent
les pires difficultés pour refonder leurs modèles.